Du posthume de faible rigueur cadavérique, d'amours enneigés d'antan, de la belle Judith décapante, de l'ennui des feux vils de Mallarmé...
1. Gabriel García Márquez (1927-2014), Nous nous verrons en août, publication posthume 2024, Grasset, 119 pages, 16,90 euros, trad. Gabriel Iaculli, impression Floch (Mayenne).
Cette petite chose a ceci en commun avec celle qui suit d'être un fonds de tiroir. C'est que les héritiers de Márquez ont mis dix ans après la mort de papa pour faire imprimer. Quoi? Comme avec un verre de vin dont on humecte d'abord le palais, un livre, c'est d'abord cela. S'imprégner d'abord de son arôme. Dans le cas de ce manuscrit posthume, le verdict est: goûteux, l'envie est aussitôt prise de vider le verre, lentement, les yeux mi-clos, les brumes de la vie viticultée s'attardant, effilochées comme des nuages cirrus. Las! Plaisir d'amour ne dure souvent qu'un temps, y compris en littérature. Assailli de dos et de face au crépuscule de son existence, cancer et Alzheimer, Márquez a d'évidence peiné à la tâche. Son histoire d'une femme qui accomplit rituellement une fois de l'an, en août, le pèlerinage vers l'île où fleurir la dalle sous laquelle repose maman - et qui, à chaque fois, quoique heureuse en ménage, cherche la rencontra adultérine sexuellement explosive - ben, au fil des pages, ça devient laborieux. On peut et doit admirer le courage, l'opiniâtreté du grand romancier à encore, péniblement, aligner des lignes - là où avant c'était par chapitres entiers -, un peu comme le mythe de l'acteur de théâtre souhaitant mourir sur scène. Ce n'est pas un Márquez inoubliable. Il est douteux qu'il eût lui-même choisi de publier.
2. Philippe Sollers (1936-2023), La Deuxième vie, publication posthume 2024, Nrf Gallimard, 48 pages avec postface 8 pages de Julia Kristeva, 13 euros, impression Dupliprint (Mayenne).
De l'aveu de sa compagne, Julia Kristeva: texte inachevé. Qu'on sent comme envoyé à l'impression afin que le défunt vive un peu encore. L'immortalité, qui a tant préoccupé nos ancêtres et nos saintes et profanes écritures, n'a plus qu'une médiocre durée, le pilon guettant non loin au bout du couloir. Que dire de ces griffonnages pressés par le spectre du grand néant? Honnêtement, je ne sais pas. Sa "deuxième vie" qui sautille au travers des pages a allure de métaphore - mais de quoi? Il y est aussi question de l'âme. Ah! l'âme... Ici et là, on croise une annotation politique, et c'est tout de suite plus clair: par exemple, cette décision d'un obscur petit maire socialiste, d'une insigne bêtise racoleuse, d'interdire la Vierge Marie dans la crèche municipale: "Voilà comment se termine, dans la dérision complète, la lutte de l'Église Républicaine contre l'Église Catholique, laquelle a perdu la guerre sexuelle comme contrôle de la reproduction." Il en est d'autres. Rien que pour cela, le caustique Sollers vaut le déplacement. (Chez le libraire, ce n'est pas loin.)
3. Philippe Sollers, Guerres secrètes, 2007, éd. Carnets Nord, 298 pages, 4 euros (bouquinerie Petits Riens), impression Floch (Mayenne).
Comme souvent, on veut en lire un autre. Et donc un autre Sollers. Choix heureux que celui-ci. Les guerres secrètes qu'invoque le titre sont celles, essentiellement, d'Ulysse - donc, de Homère, donc, de la Grèce antique auxquels Sollers professe un attachement proprement civilisationnel. C'est l'heure de ricaner un peu, là? Pourquoi non. Car là où, auparavant, on disait l'Europe chrétienne, on en est venu à s'aligner sur le colifichet verbal dominant pour dire, plutôt, judéo-chrétienne - comme si cela avait le moindre sens hors la corporation universitaire. Car chrétienne, c'est historiquement attesté, de même que gréco-latine. Sollers, lui, simplifie: l'Europe, même si elle en est venue à l'oublier, est d'abord grecque, point à la ligne. De cet attachement, on a ici, agréablement re-raconté, l'Ulysse de L'Odyssée. Avec son panthéon de dieux délurés, au sujet desquels Sollers rappelle que "lorsqu'il a été question qu'il n'y ait plus qu'un seul Dieu, nous savons que les dieux ont éclaté d'un tel rire qu'ils en sont morts", comme le remarque en passant Nietzsche." Le "monotonothéisme", très peu pour lui. Ni pour Hölderlin dont il cite ce vers étincelant: "Tout proche / Et difficile à saisir, le dieu!" Toute chose qui indique que Sollers a la plume érudite, ce n'est pas le moindre des plaisir quand on arpente ces pages. Faisons dès lors comme lui et, sur le mode du clin d'œil, embellissons un de ses traits d'une référence qui lui a échappée. Le trait, signé Sollers, invite à "saisir que nous sommes en même temps en plein jour et aux enfers." Or on en trouve un écho envoûtant dans le Doctor Faustus de Marlowe lorsque Faust manifeste devant Méphistophélès cet étonnement: "Comment se peut-il que vous êtes hors de l'enfer?", et çui-là de répondre un sourire glaçant aux lèvres: "Mais quoi! ceci est l'enfer, ni n'en suis-je sorti." Rien à ajouter. C'est le genre de livre dont il faut regretter qu'il n'y en a pas assez.
4. Yannick Haenel (né en 1967), La solitude Caravage, 2019, rééd. poche Folio 2023, 319 pages, 9,40 euros, impression Maury (Malesherbes).
Caravage, le "peintre des pieds crasseux" (dixit la rumeur d'époque) ce qui n'empêcha qu'il fut le mieux payé de son temps, avec cela réputation sulfureuse, "mauvais garçon, criminel en fuite, noceur à la sexualité débridée" voulait la légende, et puis à la manière des poètes maudits, mort jeune, à trente-neuf ans (1610). Pour l'auteur, Haenel, la séduction d'un irrésistible érotisme lui a transpercé le cœur à l'âge de quinze, feuilletant un livre d'art et le regard tombant sur la "gorge triomphante" (Baudelaire) de l'exquise, la très belle Judith. Il en sera comme obsédé, même lorsque, à l'âge de trente ans, il contemplera enfin ce qui n'avait été que le détail du tableau de Caravage, Judith et Holopherne - d'un érotisme un peu "trash" puisque la scène dépeint le moment où Judith, lame en main, arc-boutée dans l'effort, tranche une tête, celle d'un général de Nabuchodonosor II, roi d'Assyrie et assaillant de la mère patrie juive, chez qui elle s'était introduite pour accomplir cette "opération spéciale". Pour le reportage d'époque, voir l'Ancien Testament, Livre de Judith. En admirateur fervent, Haenel se rend de ville en ville où un musée lui permet de voir les Caravage de ses propres yeux (Google, non merci) et c'est donc toute l'œuvre qui passe ici en revue. Avec une prédilection pour la belle décapiteuse, dont Caravage a fait deux versions avec deux Judith différentes - mais, note Haenel en fin observateur, portant les mêmes boucles d'oreilles. Le modèle pour l'une d'elle faisait métier de prostituée (combien de Madone ont trouvé parmi celles-là un sosie?!), tandis que l'autre, celle de son amour fou d'adolescent de quinze ans, a conduit Caravage à occire son proxénète... L'art est un bien joli roman, et livre ici, entre autres, un beau morceau de théologie, fourni par la conversion de saint Paul, frappé d'une telle lumière qu'il n'y voit plus rien. Rien, donc, le néant, et, "voyant le néant, il voit Dieu." Conversion que Caravage a rendu à sa manière narquoise, dans "la lumière orangée qui baigne un cul de cheval." Multiforme, le néant!
Sur la Judith de Caravage, voir https://www.la-croix.com/Culture/Expositions/Decryptage-Judith-Holopherne-symbole-lutte-contre-lheresie-2017-02-10-1200823922
5. Christine de Pizan (1364-1430 environ), Écrire d'amour, Parler de soi, 1394-1403, édité et traduit en regard de l'original en vieux français par Sarah Delale et Lucien Dugaz, Livre de Poche 2023, 772 pages, 14,95 euros, impression Maury (Malesherbes).
Là, c'est un peu tricher. Car pas lu en entier, ce qui s'explique aisément: ce n'est pas fait pour, c'est à cajoler par petites lampées. Ce qui n'empêche de déjà signaler la remarque des éditeurs selon laquelle l'orthographe, au XVe siècle, n'était pas encore née et, donc, pour Christine, il n'existait pas "de règles définissant une manière correcte d'écrire les mots", avec ce résultat que "la coexistence de graphies concurrentes pour un même mot ne gêne ni les auteurs, ni les lecteurs". En des temps où apparaissent régulièrement des propositions de réforme de l'orthographie, en général pour la simplifier et l'harmoniser (sous prétexte d'anti-élitisme "inclusif", ce qui aurait cependant pour effet de rendre toute la littérature passée illisible, sauf aux dites élites, justement), pourquoi ne pas alors réformer sur le modèle Pizan laissant à chacune et chacun d'ortografier comme il ou elle ou ça le veut. Autre remarque coquine en note de bas page: le fait qu'au Moyen Âge l'année commençait à Pâques, donc en avril. Pourquoi ne pas "réformer" cela aussi. Un Nouvel An au printemps, ce serait assez joliment fleuri. Et, là, c'est l'occasion de fêter le verbe de la Pizan par un bout de vers charmant - ou charmeur, au choix: "... ains fu en l'esbatans / Gracieux moys / D'avril le gay où reverdissent boys" (c'était au délicieux / Et gracieux mois / si gai d'avril, où les bois reverdissent). De la toute grande poésie.
6. Dennis Duncan (d'après photo, trentaine bien sonnée), Index, A History of the, 2021, rééd. poche Penguin 2022, 300 pages, impression Clays Ltd.
Il n'y a rien de plus vexant qu'un ouvrage de non fiction dépourvu d'index, ou de cartes s'il géopolitise. L'index, c'est la première chose parcourue: voir qui est cité, et avec quelle ardeur. Et de même, qui ne l'est pas. Devant tel nom d'auteur, c'est: aïe, aïe. Devant tel autre: hoho! Ce coup d'œil rapide donne immédiatement un cliché de la filiation idéologique de l'ouvrage, de son originalité ou de son conformisme, de son orientation de gauche ou de droite, etc. Pour Dennis Duncan, l'index fait partie de "l'écosystème de la lecture", tout étant un tard venu: il aura fallu, d'abord, qu'on vienne à l'idée d'organiser les lettres et mots par ordre alphabétique (attestation vénérable: une tablette cunéiforme d'Ougarit du 14e siècle avant notre ère), puis, évidemment, que les pages d'un écrit soient numérotées (impossible avec les quelque 40.000 rouleaux de la bibliothèque d'Alexandrie): cela ne viendra, véritablement, qu'avec Gutenberg et le livre imprimé. La monographie de Duncan est parfois amusante, comme lorsque, pour illustrer le recours à l'index à des fins ironiques (ah oui! il y avait ça aussi), il fait mention d'une ébauche d'index tracée à la plume au 18e siècle dans un livre qui n'était manifestement pas du goût moral de ce lecteur, lequel s'est plu à aligner: "Propos indécents, page 2, Fornication, page 4, Colère, page 8, Meurtre, page 13" avant d'abandonner cet exercice potache. Le bouquin fourmille (un peu trop) de ces anecdotes, qui laissent parfois rêveur, tel ce gros bouquin, Patrolagia Latina, paru entre 1841 et 1855, compilant les dits des Pères de l'Église en... 217 volumes, auxquels l'auteur, le prêtre et éditeur Jacques-Paul Migne, a joint un index en quatre volumes. Oufti!
7. Stéphane Mallarmé (1842-1898), Dix poèmes, sous-titré Exégèses de E. Noulet, 1948, Librairies F. Giard (Lille) et E. Droz (Genève), 2 euros (bouquinerie Petits Riens), impression Journal de Genève.
On a ici 140 pages d'exégèse et 10 seulement de Mallarmé, déjà bien installé en bibliothèque. Mais quelle attrayante chose que cette petite édition, ornée d'une étiquette d'Ex Libris d'une Yvette Lequeu, sans doute trépassée pour ne me laisser de traces que ce mince volume de poésie de l'Obscur, qu'on pourrait aussi affubler de l'épithète le Magnétique, tant sa syntaxe, à nulle autre pareille, envoûte. Tel ce sonnet de 1887 que Verlaine, rédigeant ses Poètes maudits, avait sous les yeux: j'ai lu et relu une dizaine de fois sans n'y comprendre goutte mais délice! ce "pour séduire un roi / Se tordent dans leur mort des guirlandes célèbres" ou ce "espace à soi pareil qu'il s'accroisse ou se nie / Roule dans cet ennui des feux vils". (L'exégèse, évidemment: sans intérêt, pédant et poussif.)