Civilisation pizza

Fragments d'un rapport de mission d'un sociologue débarqué d'Andromède, observé dans une rue populeuse de Bruxelles, calepin en main, déambulant incognito - feutre descendu jusqu'au rictus arborant une Camel sans filtre.

D'une écriture nerveuse au stylo-bille: "Comme prévu, mon travail s'est trouvé facilité par la pratique des indigènes de jeter magazines et journaux dans des sacs en plastique jaunes déposés en rue pour acheminement vers d'autres lieux de lecture, non identifiés."

Ces quelques lignes sont surmontées, en lettres capitales, d'un projet de titre: "ÉTAT DE CIVILISATION AUX CONFINS"

Elles se poursuivent ainsi: "D'un examen assez conséquent (4 km de rues, quelque 120 sacs éventrés), il ressort que la lecture préférée de cette peuplade consiste en des couvercles de boîtes de pizza. Il est à souligner que les caractères d'imprimerie de ces écrits sont fort réduits et que cet obstacle, manifestement, n'entame en rien la soif de savoir des abonnés à cette littérature."

Un désert

Il semble bien que notre chercheur outre-terrestre ait à ce moment marqué une pause en allant se désaltérer dans un bistrot du coin. Un répit qu'on supposera mis à profit pour recopier au net ses notes en laissant sur place les pages du premier jet, ce grâce à quoi nous avons pu prendre connaissance, fragmentairement, des observations de notre lointain confrère.

Cette pause lui a sans également permis, pour comparaison, de télécharger d'anciens rapports de visite inter-stellaires similaires. En effet, il enchaîne en notant que "De la diversité de supports de lecture relevée lors de nos missions antérieures, vieilles de plus de vingt ans, il est vrai, rien n'en subsiste. Ni Le Monde, ni The Times, ni le Herald Tribune, ni Vrij Nederland, ni Der Spiegel, ni Neue Zürcher Zeitung, ni L'Humanité, pour citer quelques titres fréquemment décelés à l'époque. Ils brillent tous pas leur absence."

"Il n'y a plus que des couvercles de pizza. De toute évidence, ce peuple ne lit que cela, des couvercles de pizza."

Lecture pour tous

On conçoit le désarroi du chargé de mission. À preuve, ses tâtonnantes tentatives pour former un début de conclusion: "On notera que la littérature contenues dans ces couvercles ont quelque chose de rituel et de religieux. Les phrases sont courtes et répétitives, reproduites à la manière du prêche en plusieurs langues. Quelques symboles obscurs - dessin stylisé d'une marmite, par exemple - les ponctuent, sans qu'on en aperçoive le rapport avec le texte. C'est semble-t-il, en tout état de cause, le signe que cette peuplade dispose d'un langage commun véhiculant des valeurs communes. Lesquelles? Voilà qui exige plus savant que moi."

En dira-t-il plus? En l'état des fragments de brouillons laissés derrière lui, ce ne peut être qu'affaire de conjectures spéculatives. Au titre de curiosité, on mentionnera encore, trouvé sous la table de bistrot où il s'était attardé, outre le ticket de consommation (une vodka et une triple Westmalle), un petit livre en langue scandinave dû à Stig Claesson dont la page 109 a été cornée et la marge marquée d'un point d'exclamation. Il y est question des vendeurs ambulants de journaux à Vienne qu'on trouve à chaque coin de rue (il y en a quelque mille quatre cent, précise l'auteur) et qui, pour la plupart, sont des étudiants Cairotes qui ont pris une année sabbatique en Autriche. Boulot agréable, à les entendre, sinon qu'il fait sacrément froid à Vienne.

Il y a dans le gros point d'exclamation tracé en marge comme un ricanement.

Le livre, il est vrai, date de 1985. Une autre époque, pré-pizza.

Griffonné en bas de la même page, une signature: Peter Panter.

Serait-ce le nom de notre visiteur ou celui du dernier propriétaire du livre? Quoi qu'il en soit, c'est d'évidence un pseudonyme.

Post scriptum: De cette fantasie, on peut bien sûr rire - jaune, bleu ou noir. N'en demeure qu'il y a comme un signal de détresse dans ces sacs jaunes de recyclage du papier où ne figure désormais, sauf exception, aucun journal, aucun magazine. D'un petit tour sur la Toile, on peut glaner, en 1958, 46 titres de journaux, dont 29 en Belgique d'expression française, et 30 rédactions autonomes; en 2011, ce ne sont plus que trois groupes de presse; et en 2022, un Soir qui recule en un an de 10,5%, La Libre, de 7,9%, pour un total vendu tous titres confondus de 283.836 exemplaires: sur une population, Bruxelles et Wallonie, de 4,9 millions, faites le compte...