Culture lobotomisée

Programme culturel pour un siècle sénile. Rien voir, rien entendre, rien lire qui déplaît, offense, tracasse, dévie, blasphème, découche, divorce, instruit, éclaire...

C’était chez mon ami bouquiniste où, au fil de la conversation, passant de Philip Larkin à Ismail Kadaré, il mentionne ce fait singulier que les nouvelles traductions de Dostoïevski, dues à André Markowicz chez Actes Sud, auraient caviardé le texte pour en gommer les propos antisémites.

Je pense que j’ai passé une heure en pure perte sur le fichu Google pour trouver un écho venant corroborer. Mais, chou blanc. Avis aux fureteurs plus agiles. Ce ne serait évidemment que le énième signe d’une tendance à la crétinisation généralisée des consciences. Dernière pirouette burlesque en date, l’idée du blanchiment des Dix petits nègres d’Agatha Christie, avec affolement dans la petite communauté des bibliothécaires: quoi! On passe au pilon? On expurge et rédige à neuf nos fiches?

Interdit d’interloper

En remontant un peu dans le temps, il y a la réédition du Mein Kampf d’Adolf Hitler (1899-1945), jusque-là interdite en Allemagne, mais alors republié bardé de notes de mise en garde de doctes historiens afin que nul n’en fasse une lecture autonome et en nombre limité, genre cher et illisible que personne n’ira acheter.

Je ne sais où j’ai lu mais cela résume bien: ce sont les mêmes abonnés au mégaphone prônant une liberté de dire sans entraves dans les années soixante qui en sont venus à orchestrer un tam-tam pour la liberté de n’avoir pas à entendre ce qui déplairait, catégorie extensible à l’infini tant leurs épidermes perçoivent en tout l’offense. Serait-ce culturel?

Voici peu, le journal Le Monde, daté du 24 septembre 2020, rendait compte de la mésaventure d’une étudiante strasbourgeoise qui s’est vue accostée dans la rue par trois brutes se mettant à deux pour immobiliser ses bras afin de permettre au troisième de lui asséner un coup de poing au visage. Parce que, éructaient-ils, "salope" et "pute" pour s’être exhibée vêtue d’une jupe. C’est peut-être aussi culturel. Comme le fait qu’aucun des témoins de la scène, en pleine après-midi, n’a levé le moindre petit doigt pour lui porter secours. Ah! la culture…

L’ère des crétins

M’éloignerais-je du sujet? Quel rapport entre un crétin qui ne veut voir "nègre" sur la couverture d’une livre et un crétin qui ne veut voir une jupe sur une jeune femme? Une intolérance rampante qui infeste progressivement tout le champ mental du bipède humain, ceci dit par approximation. Culturel? Ça, aussi, c’est approximatif, quoique un peu moins.

Le phénomène est évidemment plus états-unien où on ne compte pas les actes béats de vandalisme, ici pour contraindre à la démission le rédacteur en chef de Poetry, prestigieuse revue de poésie, pour en avoir laissé passer une comportant des termes raciaux tabous, là pour exiger que l’Université George Washington fiche à la poubelle la mascotte (colonialiste) aux traits du 1er président (colonialiste) de la nation, là encore pour instituer des comités de lecture afin de ne pas publier des romans peu respectueux de la "diversité" et du savoir-vivre lexical.

Mais c’est contagieux. Personne certes ne songe à rebaptiser le (totalitaire) boulevard Stalingrad à Bruxelles mais des crétins régionaux ne manquent pas pour entamer une enquête publique par une boîte à suggestions virtuelle en vue de modifier le nom du tunnel Léopold II. À Bruxelles, mais idem à Charleroi et à Courtrai. Un type qui régale ses lecteurs de ces toquades est le confrère Marc Metdepenningen sur Facebook.

Décérébrer

Avalanche, le mot est faible. En Une des fils d’actualité, le 8 octobre, la décision ecclésiastique tremblotante d’évacuer de la cathédrale d’Ulm (Allemagne) la sculpture d’un des rois mages, celui qui est noir, Melchior, parce que sa représentation aux traits accentués et un peu grotesques a été jugée, gémissements paroissiaux aidant, "raciste" (sic) et – ouh là là – "stéréotypée". Cachez-moi ce saint homme!

Et, tant que vous y êtes, cachez tout ce qui dans la littérature, les arts plastiques, la chanson, le cinéma, la toponymie, la signalétique commerciale, le verbiage bureaucratique n’est pas conforme à l’hypersensibilité du moment. J’ai dit cacher? Lire: oblitérer.

Cela fera des peuples sans mémoire, dociles, oh mais! dociles, dociles. On y travaille depuis un bon bout de temps déjà, il est vrai.

Cela n’a probablement rien à voir mais, dans le tram ou cheminant avec mes pieds, je me surprends à compter les jeunes femmes qui persistent à s’exhiber en jupe. Le temps étant devenu quelque peu frisquet, l’exercice ne peut prétendre à des résultats significatifs. Il y a sans doute mieux à faire. Pour savoir où va la culture, je veux dire.

Portrait de meutes

Pour en revenir, et en finir avec les jérémiades, il y a, chez les crétins, cette propension à hurler en meute. Lorsque Hachette USA "choisit" de renoncer à publier Woody Allen, début 2020, c’est à la suite d’un ultimatum de ses propres employés. La France, ce n’est pas mieux. Quand Gallimard, 2018, remet au calendes grecques son projet de publier les écrits poisseux de Louis-Ferdinand Céline, c’est sous l’effet d’un tam-tam des agités de la vertu où se distingue un Serge Klarsfeld, et d’aucuns gardent en mémoire la courageuse pétition, 2012, de quelque 120 écrivains emmenés par Annie Ernaux afin que leur confrère Richard Millet comparaisse devant l’opinion publique sur le banc des infâmes.

Rien voir, rien entendre, rien dire.

Le ciel est bleu et il fait beau, je vais faire un tour dehors.