En avant vers le 18ème!

Rousseau, Voltaire, Condorcet, d'Alembert, Diderot, d'Holbach ont tous brillé de leurs derniers feux en fin de 18ème, témoins de la disparition de leurs pairs. Leurs enfants, Robespierre, Saint-Just, Marat assisteront à une hécatombe plus fugace et tempétueuse. Tout cela, et leur œuvre, demeure contemporain.

1. Vinciane Despret (née en 1959), Et si les animaux écrivaient?, 2022, éd. Bayard, coll. Les Petites Conférences, 76 pages, 12,95 euros, impression: Italie (low-cost). Amie de nos frères et sœurs animaux et autrice charmante, Despret a déjà joliment produit sur le point de vue philosophique de la fratrie à poils et à plumes. Mais, d'emblée, mise en garde: cette petite chose est le texte d'une conférence donnée à des enfants, donc riches d'une alphabétisation correcte mais débutante. Dit autrement, c'est un petit livre idéal pour accompagner une promenade sylvestre avec les petiots, histoire de leur faire découvrir les merveilles du règne animal, le fait qu'on cause et qu'on écrive, là, mais par d'autres moyens, le chant ou des marqueurs messagers: "si vous saviez", fait-elle observer, "le nombre de choses chaque jour déplacées par les animaux: l'incroyable nomadisme de choses en apparence inertes". La vie grouille partout où on ne la soupçonne pas. Il faut juste bien regarder.

2. Condorcet (1743-1794), Vie de Voltaire, 1783-89, éd. Rivages poche, 2022, 302 pages, 9,90 euros, impression CPI Black Print, Barcelone (low-cost). Il ne suffit pas d'être une grosse tête bien faite pour "réussir", note finement Condorcet, car Voltaire a eu le grand avantage d'avoir bénéficié d'une "éducation soignée" et plus encore d'être bien né (lire: plutôt fortuné) et, donc, n'avoir jamais eu le "malheur d'être obligé ni de renoncer à sa liberté (...) ni de soumettre son génie à un travail commandité par la nécessité de vivre". Ce qui n'enlève rien aux mérites de notre libre penseur que la prêtraille, sous la menace d'un enterrement sans sépulture, voulait faire admettre au mourant la divinité de Jésus. Sa réponse: "Mon dieu, Monsieur, ne me parlez plus de cet homme-là!" Voltaire, évidemment, on ne présente plus, embastillé à 22 ans, ses livres régulièrement brûlés par ordre du Parlement, longtemps exilé, son combat (contre "l'infâme") pour les victimes de l'obscurantisme (affaires Calas, de La Barre) et pour les Lumières rayonnantes de l'Encyclopédie (1751, à parution rapidement clandestine, maquisarde). Ajouter le style Condorcet, proche de la scansion d'un Saint-Simon (Untel est ainsi caractérisé par sa "philosophie toujours sage, souvent fine, quelquefois profondes" - délectation!) mais aussi, singularité déroutante, son portrait d'un Voltaire donné essentiellement comme poète et dramaturge, plutôt accessoirement essayiste et philosophe. Passé aux oubliettes, ce Voltaire-là. Lire du 18ème, c'est un bain de jouvence.

3. Diderot (1713-1784), Mélanges littéraires et philosophiques, 1751-79, éd. Rivages poche, 2020, 8,50 euros, impression: bis idem CPI Black Print, Barcelone (low-cost). C'est un peu un pot-pourri. Ce sont quelques extraits de ses contributions à l'Encyclopédie, où on comprend aisément qu'il ne pouvait être en odeur de sainteté dans la cléricature: ainsi, à l'entrée Jouissance, assène-t-il que "c'est le plaisir qui t'a tiré du néant", variante de L'origine du monde de Courbet; mais encore une délicieuse "vie abrégée" de La Fontaine où la concision pince-sans-rire flirte avec le poème haiku, tel ce "Il fut marié, parce qu'on le voulut, à une femme belle, spirituelle et sage qui le désespéra."; sans compter le feu d'artifice de fusées éclairantes: "On ne pense plus quand on ne lit plus." ou "La théologie, cette science des chimères." Garçon, tournée générale!

4. Michel Delon (né en 1947), Album Diderot, 2004, éd. Gallimard-Bibliothèque de la Pléiade, 298 pages, 30 euros (bouquinerie Évasions), impression I.M.E. (France). Trente euros, c'est plutôt cher payé (quoique: c'est 3 paquets de Gauloises brunes, 2 poulets rôtis, quelque 15 litres d'essence super ou deux services de croquettes aux crevettes au Cirio) mais la gâterie, par son édition soignée et sa profusion d'illustrations (dont quantités de manuscrits autographes), est de celles qu'on ne saurait se refuser. Livre d'images que le texte embelllit bien pour conter le parcours de l'essayiste touche-à-tout, tant sur le mode libertin irrévérencieux (Jacques le Fataliste) qu'en tant que cheville ouvrière de l'Encyclopédie, voir plus haut. Comme Voltaire, il sera emprisonné (pour sa Lettre sur les aveugles qui, entre les lignes, démolissait une des preuves de l'existence de dieu) mais, autre époque, autres mœurs, il recevait en prison non seulement son épouse mais aussi sa maîtresse - qu'il soupçonnait, à juste titre, de le tromper, la coquine. Autre temps, encore: Diderot, abonné aux procès de presse, triait prudemment ses écrits selon qu'ils étaient (A) bons à imprimer, (B) à diffuser uniquement sous le manteau aux amis ou (C) à garder secrètement pour soi et la postérité. On goûtera aussi, en ces temps peu cultivés, le geste de l'impératrice de Russie Catherine II qui, pour le tirer d'un embarras pécuniaire, lui acheta sa bibliothèque tout en lui laissant usage et possession jusqu'à la fin de ses jours. Après: partie à Saint-Petersburg. Ah! ces Russes!

5. Robert Desnos (1900-1945), De l'érotisme, 1923, Gallimard L'Imaginaire 2013, 116 pages, 6,90 euros, impression CPI Firmin-Didot (Mesnil-sur-l'Estrée). Délicieuse petite chose dont on aurait aimé savoir pourquoi, rédigée à titre privé en 1923 pour le collectionneur Jacques Doucet, elle a dû attendre 1953 pour sa publication (posthume) - pourquoi et comment? Car se révèle ici un Desnos méconnu, critique chevronné de la littérature génitale musquée, poète de la prose de pure logique, dépassionnée, d'une encre vitriolée (Rabelais? Nul. Balzac? Triste sire asexué. Colette? "bas-bleu raseur".) et à la plume mue par une fine connaissance de l'art éclos entre les jambes. Il divise son court traité autour de Sade, l'avant, le pendant et l'après, avec un bouquet luxuriant pour le divin marquis. Pour faire bref, avant, c'est Suétone et Rabelais, pendant, Casanova et Restif de la Bretonne, après Apollinaire, Louÿs, Colette et, inattendu, mentionné en passant, Mallarmé pour son Une négresse par le démon secoué. Autant dire que, pour qui veut s'orienter et fureter de ce côté-là, c'est un guide précieux. Amusant, avec ça: Les bouquins de Louÿs sont présentés comme "le plus clair de l'érudition des prostituées". Chez Baffo est signalé cette "haute tenue morale dans le dérèglement". Dans le Larousse de l'époque, Desnos ne pouvait rater cette définition: "Érotisme: amour maladif." Court traité, disions-nous. En effet, juste une soixantaine de pages, un bon tiers du bouquin étant accaparé par une préface de remplissage sans grand intérêt.

6-7. Restif de la Bretonne (1734-1806), Le Pornographe ou la Prostitution réformée, 1769, éd. Mille et une nuits, 2003, 133 pages, 1 euro (Pêle Mêle), impression G. Canale (Turin) et Marquis de Sade (1740-1814), Justine, ou les Malheurs de la vertu, 1791, éd. Pauvert 1986, 610 pages, 4 euros (Pêle Mêle), impression "en France". Au sortir du Desnos, forcément, il fallait aller aux sources. De la grosse brique sadienne, on s'est arrêté, momentanément, à la cinquantième page, le temps de s'imprégner d'un style au classicisme pédant pour ne pas dire barbant, parsemé de frasques de bas-ventre, sans surprise salaces, mais tellement enmitoufflées d'euphémismes qu'il faut être un pervers patenté pour capter de quoi il retourne: inutile de mettre à l'Index, l'ado inculte n'y comprendra rien. Restif, quant à lui, libertin achevé, n'en a ici que pour le risque de maladies vénériennes qui font leur nid épidémique dans la prostitution, qu'on sait "d'une malheureuse mais absolue nécessité dans les grandes villes". Œuvrette très moralisatrice, donc, qui fait peu justice à une personnalité attachante que ses contemporains nommaient le "Rousseau de Caniveau", auteur des Nuits de Paris ou le Spectateur nocturne, 1788-1790, incorruptible reportage de première main des journées de La Commune: on se reportera, pour épaissir la connaissance de cet auteur injustement oublié, au portrait panoramique qu'en a fait Jan Myrdal dans ses Écrits polémiques aux éditions LitPol, 2021: http://www.erikrydberg.net/litpol (c'est 10 euros frais d'envoi inclus, autant dire rien, un paquet de Gauloises, cinq litres d'essence super).

8. Jacques Baud (né en 1955), Opération Z, 2022, éd. Max Milo, 380 pages, 21,90 euros, impression Nouvelle Imprimerie Laballery (Annecy). Inutile de revenir sur la confusion générale qui s'est installée dans les milieux dits progressistes: une "gauche" atlantiste, une "gauche" qui renvoie dos-à-dos les deux "impérialismes", une "gauche" qui réclame la paix tout-le-monde-doit-être-gentil, une "gauche" qui ne sait que penser, une "gauche" qui-condamne-sans-réserver-la-Russie tout en se voulant anti-Otan, une "gauche" qui préfère ne pas parler de l'Otan parce que ça divise, etc., tout cela est bien gauche. Alors, Baud, ancien du renseignement suisse adepte du no-nonsense, est la prescription médicale recommandée par tous les professionnels de la santé mentale. Quelques pages chaque soir après le repas. Baud ne lance aucune fatwa, il essaie d'expliquer. Pourquoi l'ensemble des belligérants, belligèrent. Les raisons des uns et des autres. Les enjeux pour les uns et les autres (et nous). Et, toujours, en suivant le précepte de Frederic Jameson, en "historisant" les événements qui font surface. Baud? Salutaire.

9. Voltaire (1694-1778), De l'horrible danger de la lecture, 1766, éd. Folio Sagesse, 2015, 78 pages, 2 euros (Petits Riens), impression Novoprint (Barcelone). Cette petite chose bon marché produite pour les rayons de la "fast-Kultur" réunit six courts textes publiés entre 1761 et 1766, de valeur inégale et, parfois, au titre accrocheur: "Femmes, soyez soumises à vos maris", à prendre évidemment au pied de sa lettre satirique - on lit ici, d'une grande dame, que "ses amants l'adoraient, ses amis la chérissaient et son mari la respectait." Ah! le monde civilisé que celui-là! Satirique, Voltaire l'est encore dans le texte dont le titre est aussi celui de cette mince plaquette, une farce présentée comme l'édit du "grand mouphti" prononcé en son "palais de la stupidité" et ordonnant "que dans toutes les conversations on ait à se servir de termes qui ne signifient rien, selon l'ancien usage de la Sublime-Porte." Là, il faut pas chercher bien loin pour s'apercevoir que c'est un ukase fort bien respecté encore aujourd'hui.

10. Jean-Philippe Postel (né en 1951), L'affaire Arnolfi, 2016, Actes Sud 2022, 156 pages, 19 euros, impression Normandie Roto (Lonrai). Qui n'a pas au moins entr'aperçu dans quelque magazine le célèbre tableau de Van Eyck de 1434? Un couple figé se donnant une main récalcitrante, lui tout de noir vêtu avec un grand chapeau ahuri, noir comme le reste, elle dans une ample robe émeraude et une coiffe d'une pudique blancheur, l'une et l'autre dans une chambre à coucher mal éclairée aux draperies rouges. Il s'agirait du couple Arnolfi, dont on sait peu de choses, milieu de notables sans doute étant donné l'opulence du mobilier, mais c'est à peu après tout: après tant d'années, il est vrai, les archives se font rares. Cela ne décourage pas Postel qui, ancien médecin généraliste, sait travailler au bistouri. Par exemple, ce miroir au fond de la pièce où, miniaturiste du détail microscopique, Van Eyck rend la scène vue de derrière, suggérant, en face du couple, la venue de deux visiteurs incongrus. Et cela tout en gommant le petit chien pourtant bien visible en avant-plan. Il a fait exprès? Pour Postel, oui. Tout dans le tableau est codé - jusqu'à l'unique bougie allumée du lustre, alors qu'à la fenêtre, il fait plein et très beau jour. Dévoiler la solution de l'énigme telle que savamment édifiée par l'auteur ne serait pas du jeu. Dans les recensions de romans policiers, ça ne se fait pas. Voilà qui est frustrant - mais excitant.
Pour se remémorer le tableau: https://mymodernmet.com/arnolfini-portrait/

La bonne nouvelle du mois: record des ouvertures de nouvelles librairies en France, 142 éclosions en tout, rapporte le Centre national du livre via Le Figaro (9 mars 2023).
La mauvaise: 10% d'entre elles ne vendent que des BD pour AIVR (adultes infantilisés à vocabulaire réduits).