Google m'a tuer

"Nous allons disparaître. C'est une affaire de temps." Le mot est lâché par une journaliste d'un grand quotidien. Elle parle d'elle-même, de ses collègues, mais le regard porte beaucoup plus loin, c'est toute la presse qu'elle a en vue, l'effondrement d'une institution sociale.

Ce qui a été un geste aussi normal que celui de manger avec un couteau et une fourchette, acheter un journal, l'ouvrir pour savoir ce qui se passe dans le monde, tout près et très loin, est en passe de devenir une curiosité, une chose du passé, un souvenir, un artefact n'intéressant plus que l'archéologie industrielle. On n'y est pas encore. C'est une affaire de temps.

Futurisme vacant

La journaliste en question est une amie. Et lorsque, désabusée, elle introduit dans la conversation la mort prochaine de son métier, c'est à une terrasse de café. Ce sont des paroles qui n'entrent pas dans le champ du débat public, une confidence, presque secrète. L'érosion apparemment irrésistible des tirages de la presse est un fait qui n'est en rien occulté, les chiffres sont là, bien connus, mais ce n'est pas une information qu'on claironne. Elle ne revêt pas un caractère d'urgence. Aucun journal ne fait sa manchette sur le sinistre total qui guette l'institution dont il est un des représentants: "Nous sommes en train de mourir." Rien de cela. La presse meurt en silence, dans une indifférence générale à laquelle elle se rend elle-même complice.

On peut adopter sur la question un point de vue plus pessimiste. La presse ne coure pas seule à la ruine mais l'écrit – la civilisation de l'écrit – en tant que tel. Dans son ouvrage sur les effets désastreux de la "culture Internet" sur notre capacité de penser le monde en profondeur (1), Nicholas Carr relève que le livre, en tant qu'outil irremplaçable d'élévation intellectuelle, risque fort de n'avoir qu'une parenthèse. Né vers 1500, rendu obsolète vers 2000. Il raconte que des professeurs d'université, aux Etats-Unis, n'arrivent plus à faire lire un livre par leurs étudiants. C'est tendance, un suicide collectif par effet d'entraînement.

Et là aussi, dans un silence assourdissant. Comme Nicholas Carr le note au détour d'un phrase, "Nous avons rarement marqué un temps d'arrêt pour considérer, et encore moins de mettre en question la révolution médiatique qui se déroule tout autour de nous, dans nos foyers, nos lieux de travail, nos écoles." C'est peut-être l'aspect le plus frappant de la mort lente de la presse et de l'écrit.

L'enjeu – le phénomène de civilisation – est gigantesque mais tout se passe dans une clandestinité paradoxale, en pleine lumière (les effets superficiels) et en même temps souterraine (les causes profondes). Les élites politiques, si promptes à agir pour garantir la sécurité routière ou la "protection" de consommateurs, restent sur le sujet de marbre. A-t-on jamais entendu l'un d'eux, sur le petit écran, à une heure de grande écoute, déclarer haut et fort que lire un journal ou un livre est un acte citoyen qui revêt aujourd'hui un caractère d'urgence? Ou exiger que ce soit une priorité du programme politique? Ou, à l'inverse, prendre la position opposée, déclarer obsolètes la presse et l'écrit? Ni l'un, ni l'autre. Silence radio. (2)

Ce n'est pas neuf. Dans les matières les plus importantes, celles qui vont déterminer au quotidien l'univers matériel et culturel des gens, le politique choisit de laisser la chaise vide. C'était vrai de l'automobile et de son fantastique réseau routier – le vingtième siècle a connu deux calamités, disait Bertrand de Jouvenelle, Hitler et l'automobile – et c'est vrai de la "civilisation Internet". Il n'y a eu ni débat ni décision "démocratique", c'est arrivé "comme cela".

It's big business, stupid

Là, c'est en gentil euphémisme. En réalité, c'est le "marché" qui se trouve aux manettes. Il invente l'automobile, il fait ses calculs, juge l'affaire riche en bénéfices potentiels et lance la production – la société, bon prince, fera le reste, les routes macadamisées. Même phénomène d'économie assistée avec le développement des supermarchés (il vous faut des zonings? en voilà) ou, donc, avec l'expansion fulgurante du "multimédia": distribution gratuite de PC dans les écoles, carte d'identité et vote électroniques, remplacement de guichets physiques par des formulaires en ligne (3), etc. Internet, y compris en tant nouveau média, est d'abord un business.

C'est à ce business-là que la presse traditionnelle, aussi un business, s'est trouvée confrontée. Avec, sur certains points, des évolutions parallèles. La tendance générale de l'économie vers la constitution d'oligopoles et la concentration qui voit chaque secteur industriel dominé par une poignée d'opérateurs hégémoniques n'a pas épargné les médias. Ni les anciens, ni les nouveaux. Souvent décrit avec candeur comme un espace de liberté d'expression ouvert à tous, Internet est en réalité un club très fermé où règnent, pour reprendre la formule heureuse d'Eli Pariser, des "Goliaths filtrants" (4): Google, YouTube, Amazon, Apple,Facebook & Cie sont non seulement des colosses en termes de valorisation boursière mais aussi, Wiki, inclus, des "espaces" dont la maîtrise échappe totalement à ses utilisateurs (la clientèle). Chaque sollicitation de Google obéit à des formules algorithmiques (largement commerciales) dont l'internaute ignore tout et, à son insu, chacun de ses clics est enregistré et traité à des fins de profilage commercial (5). La "transparence" d'Internet est à sens unique, elle est totalement opaque du côté des opérateurs qui – insistons – se comptent sur les doigts d'une main.

Tout cela est nettement plus visible dans la presse traditionnelle. Lorsqu'on journal disparaît, lorsque les titres se raréfient, le phénomène de concentration saute pour ainsi dire aux yeux. Pour avoir vu couler de l'intérieur les organes de presse du mouvement ouvrier belge (chrétien avec La Cité, socialiste avec La Wallonie et Le Matin), c'est d'expérience que le mouvement concentrationnaire a été vécu. En un peu plus de dix ans, la presse quotidienne de gauche a été rayée de la carte en Belgique, La Cité en 1987 (comme Le Drapeau Rouge, elle tentera sans succès de survivre sous forme hebdomadaire) et Le Matin, issu de la fusion de La Wallonie et du Peuple, en 2001, laissant le peuple de gauche sans caisse de résonance, sans porte-voix (6). Rétrospectivement, on rangera au rayon des ironies de l'histoire le discours qui, à l'époque, pérorait sur l'archaïsme d'une presse qualifiée d'opinion et, dès lors – bon débarras! –, vouée à disparaître: depuis que ne subsiste que la presse bourgeoise, elle n'a jamais été proche de l'establishment dont elle épouse les "opinions" (7). Sans doute cela explique-t-il en bonne partie la désaffection de la jeunesse qui confusément proteste, l'alter-lectorat des nouveaux médias: c'est un autre débat.

Robotisation

Vu de l'intérieur, d'expérience, ce n'est pas, d'évidence, l'échec commercial de la presse de gauche qui au quotidien hantait tel un spectre. Mais plus prosaïquement les pressions de l'évolution technique. Les typographes qui vidaient le "marbre", devenu salles désertes et déshumanisées. Le cliquetis des machines à écrire qui faisaient place à des écrans fluorescents sur lesquels le nombre de lignes autorisées étaient d'avance compté et verrouillé. Les télex d'agence qui, de longue bandes en papier, se faisaient "alertes" sur l'ordinateur et qu'il suffisait de "couper-coller" en y ajoutant sa signature "avec Belga". Mais, bien plus insidieux dans la transformation du métier: l'impératif de faire "court", de faire "télé" et peu après, un dieu remplaçant l'autre, faire "Internet". Les gens n'ont plus le temps de lire, leur disponibilité mentale est de courte durée, il faut qu'un texte, à l'instar des moeurs intellectuelles inculquées sur Internet, ne dépasse pas la taille d'un écran. Au-delà, le public décroche. Donc, on fera de plus en plus court, ce sera l'info zakouski.

Ceci n'est pas de la science-fiction. Déjà se profile un business lucratif passant sous le nom de "fermes de contenus" dont le trio de tête emploie plus de 400.000 tâcherons payés à la pièce, 15 dollars l'articulet de 300 mots recyclés, le plus souvent, à partir d'un machin trouvé sur Google, car c'est le guide le plus sûr de ce que dicte le "marché de l'information" (8). La crétinisation est en marche et, faisant concurrence à la presse traditionnelle, met en péril l'avenir même du concept d'information tel qu'on l'entend jusqu'ici.

Comme David Carr l'a bien mis en évidence dans un papier (9) dont le titre se passe de commentaires ("Si vous n'arrivez pas à trouver sous forme imprimée, vous ne trouverez peut-être pas du tout"), la disparition des professionnels salariés de l'information, évincés par le "gratuit" (papier ou Internet), entraînera inéluctablement la disparition de l'information elle-même: elle ne vit pas de bénévolat ou de "webacteurs" (sic) mais, payée par un employeur, de recherches patientes, de recoupements, d'un carnet d'adresses fournis, de discussions entre collègues, d'un contrôle a posteriori (le droit de réponse, la rectification), donc d'un "produit" signé et daté – tout le contraire de ce qui est devenu la norme sur Internet, où règne la rumeur anonyme, intemporelle et invérifiable. C'est en passe de disparaître car, rappelle David Carr, les organes de presse demeurent à 90% tributaires des recettes apportées par leurs produits imprimés. Elles financent tout, y compris l'édition en ligne. Jusqu'à quand? Le compte à rebours est enclenché depuis longtemps déjà.

Ce qui se dessine ne porte pas que sur le contenu, où les effets de contamination sont flagrants. Car on peut difficilement donner tort à Nicholas Carr lorsque, convoquant le célèbre axiome de Marshall McLuhan ("Le medium est le message"), il esquisse une énième dualisation de nos sociétés inégalitaires avec, d'un côté, la masse des analphabètes de l'information qui vit au rythme des couinements propagés par Internet, émotifs et commerciaux, et, de l'autre côté, une élite qui sait encore lire et écrire. On exagère à peine. Il suffit de jeter un coup d'oeil au tout-venant circulant via les réseaux électroniques.

Notes

(1) Nicholas Carr, The Shallows, Atlantic Books de Londres (276 pages, 15 euros). Dans la même veine, Susan Greenfield, neurologue réputée en Grande-Bretagne, s'est alarmée des effets d'Internet sur les enfants, la "vie sur écran" conduisant les utilisateurs à être "infantilisés, dissipés et marqués par le sensationnalisme, l'incapacité d'empathie et une connaissance de soi fragilisée" (Financial Times, 27 février 2009).
(2) On fera volontiers une exception (petit ajout de circonstance, octobre 2017) pour le 1er ministre français Edouard Philippe qui, avec et par son Des hommes qui lisent (JC Lattès, 2017), veut faire partager sa conviction: la lecture publique, la promotion du livre, tel est l'enjeu politique "le plus important et le plus déterminant".
(3) Y compris le Moniteur Belge, journal vénérable s'il en fut, supprimé comme son imprimerie d'un trait de plume au motif, argument suprême, qu'une "édition" électronique coûtera moins cher...
(4) "What the Internet is hiding from you", Eli Pariser, Penguin, 2011.
(5) Rappelons que Google monopolise les deux tiers des recherches en ligne (et 90% en Europe) entraînant une activité commerciale chiffrée à 100 milliards de dollars (Financial Times, 12 juillet 2010).
(6) "Requiem pour la presse socialiste – La gauche sans voix" de Robert Falony (éd. Couleur Livres, 2010) en dresse le bilan, caustique et lucide, jusqu'ici inégalé.
(7) D'aucuns se souviendront du tollé suscité en 2002 par une journaliste des Pays-Bas s'étonnant de la proximité quasi consanguine entre journalistes et classe politique en Belgique (Cfr. "La propagande arc-en-ciel", V. Decroly et E. Rydberg, éd. EPO, 2003, page 16).
(8) Les Échos du 21 décembre 2010 et Harper's Magazine de décembre 2010.
(9) International Herald Tribune, 30 octobre 2008.