Heidegger

Les philosophes disent des choses assez incroyables parfois. Par exemple: "Comme vase, la cruche se tient en elle-même."

Certes, il arrive que des animaux parlent le langage des êtres humains, comme dans les fables de La Fontaine ou encore les créatures de Disney, mais personne n'est dupe, sauf les très petits. Le terme technique est anthropomorphiser. On fait comme si l'animal était un être humain, on lui prête un ensemble de traits propres aux êtres humains. C'est assez typique des propriétaires d'animaux de companie. Ils leur parlent comme s'ils comprenaient autre chose que wouaf ou miaou.

Mais une cruche! Un cruche à laquelle est attribué le pouvoir de "se tenir en elle-même"... En pensée? Dans son for intérieur? À la tribune d'une assemblée de cruches? De quelque manière qu'on la tourne, l'affirmation paraît tirée par les cheveux. Hé bien, pas pour Martin Heidegger, philosophe allemand (1889-1976), l'homme qui, donc, confère une âme à la cruche.

Ding dong

C'est dans un texte de 1950 où il tente de cerner ce qu'est une "chose". Il se sert de la cruche pour appuyer le raisonnement. Par moments, cela ne manque pas de poésie. À un endroit du même texte, ainsi, il écrit que "Das Ding dingt.", ce qui donnerait, littéralement, en français "La chose chose." (du verbe "choser", cela deviendrait plus clair au passé ou au futur: la chose chosait, ou la chose chosera). Il est à remarquer que c'est une des rares occasions, dans cette édition en langue française, où l'original allemand est donné en note de bas de page.

C'est évidemment une des grosses difficultés. Lire un philosophe allemand en traduction française rend le texte cent fois plus obscur qu'il ne l'est dans sa version originale. Hegel est un bon exemple. En français, il devient carrément incompréhensible. Un terme clé comme "Wirklichkeit", par exemple, est le plus souvent rendu par "réalité effective", ce qui n'a aucun sens pour le commun des mortels - alors que Wirklichkeit est, en allemand, un mot de tous les jours compris par tous, tout comme le "werkelijheid" en Flandre ou aux Pays-Bas. Morale de l'histoire: il faut apprendre l'allemand, pilier philosophique du marxisme, comme chacun sait.

Bellestrik?

Bon, on n'est pas là pour s'amuser. Surtout pas avec Heidegger. C'est un bonhomme qui ne fait pas l'unanimité. En 2008, à l'occasion d'une recension, George Steiner relevait que, si certains ont porté Heidegger au pinacle (son confrère Hans-George Gadamer, par exemple), d'autres, comme Rudolf Carnap ou Jacques Bouveresse, l'ont qualifié de "mystificateur et de charlatan, verbeux et impénétrable" (TLS, 27 juin 2008), recension qui conduira un lecteur, Thomas Mautner (Université de Canberra), à remettre une couche en évoquant le jugement d'un Max Brod, qui rangeait les écrits de Heidegger, tout comme ceux de Bergson, dans la catégorie du blabla pseudo-poétique passant sous le nom de "Belletristik", terme péjoratif allemand formé sur "belles lettres" pour désigner une littérature de divertissement (TLS, 19 septembre 2008). Saperlipopette.

Ajouter à cela son commerce avec les nazis. Dans un petit livre intitulé Banalité de Heidegger (éd. Galilée, 2015), le philosophe français Jean-Luc Nancy affirme de manière convaincante que Heidegger n'était pas nazi. On veut bien, mais il est tout aussi sûr qu'il n'était pas, non plus, anti-nazi.

Il était écolo ni-ni?

On connaît son fait de gloire: lorsque son oeuvre maîtresse, Sein und Zeit (1927), est republiée en 1941, il en supprime la dédicace à son vieux maître Edmund Husserl, chassé de l'université parce que juif. Ni nazi, ni anti-nazi, juste opportuniste, donc. Jorge Semprun raconte cela dans son livre de souvenirs Une tombe au creux des nuages (Flammarion, 2010).

Pour conclure cette parenthèse vélocipédique dans les hautes herbes des sciences politiques, il ne fait naturellement guère de doute que Heidegger, tout comme Bergson, sont les véhicules d'une pensée idéaliste à caractère réactionnaire. Le philosophe marxien Ernst Bloch résume bien: "Dans ses soi-disant analyses de l'existence, Heidegger reflète un état d'esprit qui est celui des couches sociales déclinantes." Celui de la petite bourgeoisie, pour le dire autrement.

Et voilà le tracteur

Il n'empêche, très érudit, le garçon. Ses textes sont truffés de citations savantes, latines et grecques. Quand il se met à trifouiller le sens d'un énoncé cryptique d'Héraclite, dit l'Obscur, c'est un plaisir.

Quand il écrit sur le monde qui nous entoure réellement, par contre, il est d'une naïveté désarmante. Dans un texte de 1951 sur la notion d'habiter, il l'introduit en disant: "L'homme du tracteur devant ses remorques se sent chez lui sur l'autostrade, mais il n'y loge pas; l'ouvrière se sent chez elle dans la filature, pourtant elle n'y a pas son habitation". Passons sur la meute de tracteurs qui déambulent en regardant les vaches sur les autostrades allemandes, tout le monde n'a pas une bonne vue, mais l'ouvrière qui se sent chez elle à l'usine! Fallait oser...

Le bouquin dont ces friandises sont extraites portent le titre Essais et conférences, publié en 1958 aux éditions Gallimard sous label NRF. Je l'ai trouvé à la délicieuse coopérative-bouquinerie La Vieille Chéchette, à Saint Gilles, de même que, quelques jours plus tard, la Phänomenologie des Geistes de Hegel, édition de 1952 ayant appartenu à l'économiste communiste belge Jacques Nagels (achat en 1963, a-t-il noté en page de garde), que j'ai eu comme professeur à l'Université libre de Bruxelles. Il est mort en 2014, c'est bien triste.

Capitalisme moribond

Heidegger n'est pas le seul à avoir des idées cocasses. Le grand Emmanuel Kant, par exemple, qui fait observer que les Nègres ne sentent pas bon. Il ne le dit pas comme cela, naturellement, il le dit avec une rigueur toute scientifique: évoquant l'excès de particules de fer qu'on trouve dans n'importe quel sang humain, il précise que le noir de l'épiderme des Africains est dû au fait que cet excès est compensé chez eux par un dégagement d'acide phosphorique... "ce qui fait que tous les Nègres sentent cette mauvaise odeur". C'est dans le texte Des différentes races humaines (1775-77) qui, avec d'autres, a été publié sous le titre La philosophie de l'histoire (éditions Montaigne Aubier, 1947). C'est naturellement un peu rigolo.

L'arbre ne doit pas masquer la forêt, cependant. Dans le même texte, Kant souligne que les êtres humains "appartiennent tous à une seule et même souche, d'où ils sont issus en dépit de leur diversité". Pour lui, il existe des races humaines distinctes, mais elles appartiennent, et forment, "une même famille". Kant, c'est touche pas à mon pote. Les philosophes, donc, on a toujours intérêt à les lire.

Hegel, par exemple, qui affirmait en 1820 que "Ce qui est rationnel est réel; et ce qui est réel est rationnel" (et, partant, que "Tout ce qui existe mérite de périr", à commencer par le système capitaliste, comme l'a rappelé Friedrich Engels en 1886 dans son petit Ludwig Feuerbach). Où ça qu'il a dit ça? Dans la traduction française par Gilbert Badia du petit livre, parue dans les Classiques du marxisme des Éditions sociales en 1966. Celui-là, aussi, déniché chez La Vieille Chéchette. Philosophie et bouquinerie font toujours bon ménage.

La Vieille Chéchette, c'est là: https://chechette.be/