Il pleut? Du plomb!

Novembre s'est achevé bien vite, mouillant de ratures mentales le flâneur préférant au parapluie les gargouilles à tête de littérateurs, Aragon par exemple, hiératique, en contemplation des huit yeux d'Elsa et de Lili. Ou Schiller et Zinoviev, posant arme au poing sur la barricade. Derrière eux, il pleut Ponge et Balzac, amateurs de plomb, fondu et logotypé

1. Didier Eribon (né en 1953), Retour à Reims, 2009, éd. poche Champs Fayard (Hachette) 2020, 248 pages, 8 euros, impression Maury. À lire, m'a dit un ami, liseron comme moi. Donc, j'ai lu. Avec le sentiment de ne pas avoir perdu mon temps, même si la "problématique" homosex', présente sans être invasive, m'est fichtrement indifférente. Né dans un milieu de gueux, Eribon aurait dû, selon toute vraisemblance démograpĥico-statistique, comme il souligne lui-même, ne pas s'en sortir: gueux, chômeur à vie de père en fils, corvéable jusqu'au ratatinement, le petit Eribon avait sa voie tracée d'ouvrier non qualifiable, comme son frère, comme sa mère et comme son père. Mais, grain de sable, il est devenu 'star' parisienne de la médiasphère, de surcroît philosophe et sociologue breveté. C'est un peu le sujet de cet exercice autobiographique. Il est allé à bonne et dure école: devant ses photos familiales d'enfance, il a immédiatement devant les yeux "des corps sociaux, des corps de classe". Dupe en rien: la critique sociétale d'un Raymond Aron, bourgeois engoncé dans le cossu ouateux du bien-né, c'est du "sentencieux et superficiel". Le sort de tous ses petites camarades de province: victimes quasi génétiques "d'une guerre implacable menée par la société, dans le fonctionnement le plus banal de ses mécanismes les plus ordinaires" - "il suffirai de regarder les statistiques de la population carcérale en France ou en Europe pour s'en convaincre (...) qui indiquerait la sinistre probabilité pour les jeunes hommes des banlieues déshéritées de se retrouver derrière les barreaux." L'école? Elle sert à écraser le prolétariat. Eribon, en quelque sorte, est un miraculé. Il aurait dû rester dans la majorité silencieuse des perdants qui votent en pure perte pour la droite extrême: quoi d'autres? les autres s'en foutent. Miraculé par le plus grand des hasards lorsqu'il se voit offrir le cadeau empoisonné d'interviouwer Bourdieu pour le Nouvel Obs', lequel (en ce moment "engagé dans le tournant néoconservateur") était snobé par l'hérétique sociologue, qui lui accordera néanmoins fraternellement l'entretien convoité en lâchant, sarcastique, "Je vous donnerai une interview, et comme ça vous aurez la paix pendant deux ans." Ce après avoir quitté Libé, un des "principaux vecteurs de la révolution conservatrice"... Mais Eribon était "lancé" et le reste est sur les écrans. Vaut la peine d'être lu, répétons.

2. Lili Brik (1891-1978) et Elsa Triolet, née Brik (1896-1970), Correspondance 1921-1970, Gallimard nrf 2000, 1.577 pages, 20 euros (bouquinerie Météores), trad. Delranc, Ravaisse, Rol-Tanguy, Sentz-Michel, Pérus et Robel. Impression Normandie Roto. Rien de tel, pour saisir l'esprit d'une époque, que les correspondances (et dans une moindre mesure, plus soucieux du qu'en-dira-t'on, les mémoires et journaux). Voir ainsi ces colis d'après-guerre, Moscou-Paris et Paris-Moscou, chocolat et caviar, dans un sens, cosmétiques, agendas, vêtements dans l'autre, signalant des excédents et pénuries complémentaires. Ou sur le côté parfois étouffant de l'URSS, bien plus après Staline qu'avant (saperlotte!). Ce qui retient, cependant, est la profondeur des liens, tant entre les deux sœurs Brik qu'entre elles et leurs compagnons, Vassili Katanian (lettres signées Lilivassia) et Louis Aragon (Aragocha dans leur intimité). Ce n'est pas fréquent. Ainsi, cette interpellation délicieuse de Lili: "Comment vont vos quatre jambes?" Car, avec l'âge, ce sont des bobos en tous genres et incapacitants. Lili, à 77 ans: "J'en ai sérieusement assez de vivre, mais j'ai peur qu'après la mort ce soit encore plus terrifiant." Après la mort: c'est peut-être la grosse lacune de ce fort volume bourré de notices bibliographiques en bas de page, car clôturé par la dernière lettre d'Elsa en 1970: pas un mot de ce qu'il adviendra de Lili, de Vassia († 1980) ou de Louis († 1982), sinon que Lili, se cassant le col du fémur en 1978, se suicidera plutôt que de survivre grabataire. Les perles d'anthologie abondent, évidemment. De Lili: "Quant aux injustices en tous genres, il y a longtemps qu'on sait que dieu connaît la vérité, mais il n'est pas bavard." D'Elsa: "les livres déjà écrits exigent des soins, il ne suffit pas de les mettre au monde, il faut encore les élever." C'était une époque vibrante et c'était une fraternité entre gens de goût, dont les ombres se nomment Chagall, Effel, Ehrenbourg, Simonov, Pierre Seghers, Neruda et - fil rouge qui jamais ne casse - évidemment Maïakovski. Présent sur les lèvres encore en 1961 lors d'une récitation publique de poésies à Moscou devant des milliers de jeunes. Je ne sais de combien de siècles il faut reculer pour en trouver la pareille dans la Vieille Europe...

3. Elsa Triolet (1896-1970), Le destin personnel, 1941, suivi de La belle épicière, 1940, éd. Folio à 2 euros, 114 pages, impression Novoprint (Barcelone). Verdict de bouquiniste: j'avais un paquet de Triolet dont je me suis débarrassé, personne n'en demande. Cruel le tamis de Dame Postérité. Aragon, c'est en veux-tu, voilà; Triolet, késako? Elle-même, dans ses lettres à sa sœur, se plaignait de n'être que plume de seconde zone et "femme-de" (Louis, Prix Lénine 1957), alors que pourtant, prix Goncourt 1944, biographe réputée et éditrice de Tchékov, traductrice de Tsvetaïeva. Mais vrai, de ces deux brèves nouvelles ne subsiste aucun souvenir marquant, c'est du bien ficelé, bien campé, bien amené et bien conclu, avec la finesse psychologique d'un habituée de la comédie humaine... Va falloir que j'en lise l'un ou l'autre en sus.

4. Friedrich Schiller (1759-1805), Criminel par infâmie, 1780, Coll. Romantique, José Corti, 1990, 80 pages, 7 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), trad. René Radrizzani, impression: Imprimerie de la Manutention à Mayenne. L'absence d'indications suffisantes sur la production du livre est regrettable car la couverture d'une sobriété ravissante et le petit format 12,5x15 aux cahiers cousus non coupés d'un papier légèrement gaufré couleur crème sont faits pour séduire. L'histoire, qui préfigure Les Brigands, conte les déboires d'un pauvre diable qui se fait hors-la-loi (lire: braconnier) pour gravir quelques barreaux sur l'échelle sociale de l'époque. Tête mise à prix avec risque de la perdre, on ne badine pas avec le droit de propriété des puissants. Schiller relate ce fait divers véridique avec le scalpel du clinicien: voici l'anatomie de votre société, chipotez-y à votre aise. On ne mettait pas ça à l'époque dans la catégorie "grand reporter" mais c'est tout comme.

5. Alexandre Zinoviev (1922-2006), Nous et l'Occident, recueil de textes 1978-1980, édition poche idées/gallimard, 1982, trad. Wladimir Berelowitch, 284 pages, 2 euros (bouquinerie), impression Bussière (Saint-Amand). Publié aux heures de gloire de la dissidence en URSS, dont l'auteur fut un des francs tireurs peu conformistes (passé à l'Ouest en 1978, il retourne au pays en 1999, écœuré par les bruits de bottes UE-Otan vacarmant en Yougoslavie), c'est forcément en 2021 avec le recul de l'impitoyable sablier du temps qu'on laisse le regard fouiner dans ces pages jaunies. Le fait par exemple que Zinoviev voyait l'URSS comme indestructible, comme l'incarnation même du Développement Durable des Déterminants Historiques. Las! C'est un coup ans l'eau. Mais pour ce qui est de crever des bulles, il n'a pas son pareil. La bulle du travail forcé en URSS? Certes, dit-il, à cette petite différence près qu'en Occident, "on utilise pour ces travaux [que tout le monde refuse] des travailleurs étrangers." La bulle du stalinisme mortifère? Sur place, rappelle-t-il, il est associé à une période où "le pays connut une promotion sans précédent dans l'histoire de l'humanité, des millions de personnes quittèrent les couches inférieures de la société pour devenir contremaître, ingénieurs, instituteurs, médecins, acteurs, officiers, chercheurs, écrivains, etc." Après cela, on peut blabla tant qu'on veut. En plus, par moment drôle, comme lorsqu'il raconte une des blagues favorites des Soviétiques: "Peu importe où on travaille pourvu qu'on ne travaille pas!" Là, à notre époque du 'shit-job' généralisé, ça n'a pas pris une ride.

6. Shakespeare (1564-1616), The tragedy of King Lear, 1606, publié dans la délicieuse collection ocre des Belles Lettres, 1990 (4e tirage), édition bilingue, trad. Jules Derocquigny, 274 pages, impression F. Paillart (Abbeville). Le grand barde, suite et pas fin. Qui n'a pas lu aura au moins vu la superbe version ciné de Kurosawa, Ran, de 1985. Tragédie de l'aveuglement, aidée par un début de sénilité: ce roi qui rejette et renie Cordelia, la seule de ses trois filles qui l'aime vraiment, mais en vain, elle ne pourra pas le sauver, ni elle-même. Avec ici, caustique, lucide, grinçant, survolté, un bouffon du meilleur Shakespeare - admonestant pour la énième fois son roi: "Fortune, that arrant whore, / Ne'er turns the key to the poor." (La fortune, cette insigne putain / n'ouvre jamais la porte aux gueux).
Kurosawa, pour mémoire: https://www.imdb.com/title/tt0089881/?ref_=fn_al_tt_1

7. Francis Ponge (1899-1988), Le savon, 1967, poche L'Imaginaire/Gallimard, 2003, 128 pages, 4 euros (Het Ivoren Aapje), impression Société Nouvelle Firmin-Didot (Mesnil-sur-l'Estrée). Il y a du dadaïste chez Ponge. Ce n'est pas du livre-objet mais de l'objet-poème (en prose). Mais après tout, le savon, pourquoi ne pas en vanter la légendaire geste? Ponge: "Le savon a beaucoup à dire." - "Le savon est une sorte de pierre, mais pas naturelle: sensible, susceptible, compliquée." Le savon est une poésie à la portée de tous et il s'en explique (il, le savon, par la voix de Ponge): "je pense pouvoir être lu par des personnes d'une classe misérable (...) quant à ces exploiteurs, comment un artiste pourrait-il les aimer quand il les voit, insensibles au bien et aux qualités de goût, de délicatesse et d'esprit (...) comment ne pas souhaiter leur défaite et leur remplacement pas cette classe misérable qui possède probablement en elle les ressources de ferveur et de pureté propres à l'enfantement du beau et du délicat, lesquels sont le souverain bien que je souhaite aux hommes." C'est citer un peu long mais, le rôle du savon dans la lutte de classe, voilà qui le méritait.

8. Balzac (1799-1850), L'élixir de longue vie, El verdugo, Les proscrits, 1830, 1829 et 1831 respectivement, Petite collection Balzac des Éditions Albert Skira, 1946, 132 pages, 5 euros (Het Ivoren Aapje), impression Albert Kundig (Genève). Trois courtes histoire, un tantinet gothiques. Cet acariâtre méchant vieillard fortuné qui au moment du trépas s'enduit d'une liqueur d'immortalité mais très incomplètement: seule sa tête survit, ricanant du haut d'un cadavre se désagrégeant. Cette scène digne de Goya où une révolte espagnole avortée à l'occupant bonapartiste se clôture par l'exécution de la famille locale régnante et insurrectionnelle: acte confié à l'un des enfants, c'est ce qu'on appelle du sadisme raffiné. Cette excursion au pays du 14ème siècle, enfin, dans un Paris où il est difficile de distinguer l'envoyé du diable du saint homme: le bûcher souvent y pourvoit mais on n'a pas toujours un fagot à portée de main... Dire de Balzac qu'il est en verve est une tautologie.

9. José Corti (1895-1984), Souvenirs désordonnés, 1983, éd. 10/18, 2003, 318 pages, 2 euros (bouquinerie l'Imaginaire), impression Brodard & Taupin/CPI (la Flèche). Au crépuscule de sa vie, José Corti, l'homme qui l'a consacrée aux plumes raffinées (dont Gracq, le Goncourt refusé de 1951, assurant la pérennité de la petite maison d'édition), a donc en bout de piste sorti la sienne et c'est un bonheur. Car il a croisé et gardé le souvenir de bien de gens aimables, Char, Éluard (menant à rupture, çui-la refusant un hommage au fils unique de Corti, foudroyé par la guerre), Hedayat, Schiffrin, Cayatte, de même que quelques pitres qu'il perfore d'aiguilles à baudruche, tel Léautaud, d'un insupportable narcissisme, ou Dali, un fat qui de ce masque fera la carrière Kodachrome qu'on sait. Ajouter à cela les anecdotes, ainsi celle du temps de pénurie durant la guerre, où un loufiat de bistrot explique la différence entre l'omelette à sept francs et celle à dix: "C'est que, dans l'omelette à dix francs, monsieur, il y a de l'œuf." Ou celle de ce collègue éditeur fantasque, Pierre-André Benoît (éditions PAB, sans rire) qui n'aimait rien mieux que publier des "plaquettes, des plaquettines, voire des plaquettinettes" au tirage n'excédant que rarement 16 pages et, à une occasion, "record absolu: un livre imprimé à un seul exemplaire." Ou encore celle du riche parfumeur et mécène belge, René Gaffé, "l'un de ces bibliophiles comme il n'en reste plus guère". Ou encore, énigme plutôt qu'anecdote, le bedonnant mystère de l'hypothétique conversion religieuse d'André Breton, "devenu peu à peu sa propre statue" auréolée, qu'on a donc soupçonné d'avoir sur le tard "viré de bord" et rentré dans les Ordres, pactisant avec l'Infâme... Enfin, parfois, ces fusées éclairantes à peine visibles car fondues dans la masse mais qui déchirent le voile d'une histoire par trop prédigérée: ainsi, dit-il, "on n'oubliera pas que la France connut, pendant la longue période qui précéda 1939, un état qu'on peut qualifier de prérévolutionnaire et que le mouvement déjà en marche ne fut arrêté - on peut dire brisé, en 1936 - que par ceux-là mêmes qui l'avaient fait naître." On n'oubliera pas? Oh que si!

10. Didier Robert (au pif: la cinquantaine), L'Empreinte du silence, 2021, éditions deville, 148 pages, 15 euros, impression: sans indication. Roman autobiographique pour le moins étrange. Au centre de l'histoire, fantomatique, il y a Fernand, le grand-père résistant, raflé par la Gestapo un 12 août 1944 à Jambes. Il mourra peu après dans un camp. Mais personne n'en saura rien. La photo du disparu trône au domicile mais son épouse sera aussi muette qu'une huître. Ses enfants, même choses. Motus et bouche cousue. C'est à ce mur en béton armé que le petit-fils, narrateur, va se heurter. Pourquoi cette omerta? Il s'interroge mais sans jamais pousser l'insistance jusqu'à bousculer un peu ceux des proches qui auraient pu l'éclairer. Au lieu, il fait du remplissage avec, sans grand intérêt, des sources secondaires sur les camps, sur lesquels existent des tonnes de documents (un de plus: forcément superflu). On aimerait conclure mais sur quoi: que notre narrateur s'interroge et que ses lecteurs à leur tour en vain s'interrogent sur le sens de cette vaine interrogation? Bizarre, j'ai dit bizarre?

11. Voltaire (1694-1778), La princesse de Babylone, 1768, éd. Folio 2020, 169 pages, 2 euros, impression Novoprint (Barcelone). Bien servi par un bel appareil de notes pour les non savants que nous sommes, c'est un sympathique petit conte moral où l'amant en quête éperdue de sa mie voyageuse se fait globe-trotter pour la retrouver et, partant, offre prétexte à l'auteur de dire tout le mal qu'il pense des systèmes politiques de par le monde, à commencer, bien évidemment, par celui de la France: arrivant à la capitale des Gaules, il rappelle d'emblée que cette ville "avait passé, comme tant d'autres, par tous les degrés de la barbarie, de l'ignorance, de la sottise et de la misère." À preuve, "son premier nom avait été la boue et la crotte", étymologie gentiment coquine de Lutetia. Autre néologisme qui vaudrait d'être remis en circulation en ces temps de 'cancel culture', celui d'antropokaie, formé sur le modèle d'anthropophage et désignant les 'brûleurs d'hommes'. Les censeurs, comme on sait, Voltaire vomissait.

Nouvelles du front: La rentrée littéraire, claironnait voici peu une gazette, c'est presque pire que la ruée des impétrants spermatozoïdes, 40.000 nouveaux titres cherchant preneur! Pas triste de mon côté, non plus: à la mi-décembre, le talus d'acquisitions 2021 se chiffre à quelque 155 bouquins et je n'en suis, à même date, qu'à une petite centaine dont la lecture est achevée. Ajouter à cela, le chant de sirènes des pages "beaux livres" qui, dans Le Figaro, appâtent avec les Œuvres complètes de Louise Labbé en Pléiade (55€), l'édition 1863 du Don Quichote de Cervantès illustré par Gustave Doré (377 gravures!) en coffret de deux volumes (69€), le Jésus dans l'art et la littérature de Pierre-Marie Varenne (40€) et, sortie prochaine, le dernier-né d'Ismail Kadaré, Disputes au sommet (savoir: celles entre Staline et Pasternak) chez Fayard, de même qu'au Monde, les Dessins de Kafka (35€), l'envoûtant D'encre et de papier - Une histoire du livre imprimé produit par l'Imprimerie nationale (89€), la somme Alphabet + tracés + logotypes du graphiste-culte Etienne Robial (50€), la monographie Georges de La Tour de Jean-Pierre Cuzin (189€) et L'art des anciens Pays-Bas de Jan Blanc (205€). Il y a de quoi se ruiner...