Il y a un antisémite dans la salle?

De quoi l'anti-antisémitisme est-il le nom? La question est loin d'être simple. Elle se clarifie cependant bien souvent, comme disait Lewis Carroll, en mettant un visage sur qui a le pouvoir de définir un mot. Un colloque internationall se propose de faire le point prochainement à Bruxelles

Cela n'a pas fait tellement de foin ici, à Bruxelles, Liège ou Gand. Même pas à Paris dont on perçoit illico le moindre éternuement. En Grande-Bretagne, par contre, ça a secoué grave, manchettes de journaux et les habituelles grosses caisses: l'accusation d'antisémitisme portée contre Jeremy Corbyn et, partant, tout son parti, le Labour.

C'était cet été mais le phénomène est récurrent. Les lecteurs des colonnes d'Entre-Les-Lignes gardent sans doute en mémoire en début d'année le cas du cinéaste britannique Ken Loach lors de la décision de l'ULB de lui décerner le titre de docteur honoris causa. (Suffit de taper Loach dans le rectangle "à la loupe" en haut à gauche du site - à gauche, c'est peut-être déjà suspect.) Ajouter que, sous peu, un colloque international organisé par l'Institut Marcel Libman soumettra la question à la réflexion critique1.

Raciste, machintruc?

C'est un domaine où on avance en terrain miné, on marche sur des œufs, ça risque à tout moment de spiraler dans l'irrationnel, les coups de sang, les vociférations automatisées, parties des tripes. C'est un peu comme avec le terme "raciste". Il fuse facile à tout bout de champ et comme personne n'a envie de se faire passer pour, la réaction consiste le plus souvent à s'emberlificoter dans des dénégations qui conduisent bien souvent à s'enfoncer encore plus. Au lieu d'aussitôt exiger de savoir ce que l'accusateur entend par le terme infamant.

Marguerite Duras en a fournit une excellente définition. C'est dans le film Hiroshima mon amour d'Alain Resnais, 1959. Le racisme dit Duras, c'est "l’inégalité posée en principe par certaines races contre d’autres races". Voilà qui a le mérite de la clarté. Il n'y a pas d'équivoque. Chaque mot pèse d'un poids égal. L'inégalité élevée au rang du principe par des gens d'une certaine couleur de peau contre des gens d'une autre couleur de peau. À ce compte, des "vrais" racistes, il va falloir chercher.

Dans le même genre, il y a "facho". Dans un numéro récent du Times Literary Supplement (n°6033 daté 16 novembre 2018), quelques collaborateurs réguliers de la publication avaient à répondre à la question de savoir si le président des États-Unis Donald Trump peut être qualifié de fasciste. L'une de ces personnes, Mary Beard, répond que le terme est "un slogan facile qu'on jette à la figure de gens qu'on n'aime pas" et que cette façon d'agir est devenue "l'alibi brouillon et même dangereux à l'incapacité d'analyser correctement une ligne de conduite politique". Le terme, ajoute-t-elle, obscurcit plutôt qu'il ne révèle. (En passant on jugera sans doute symptomique qu'aucun des sept avis avisés publiés ne s'essaie à une définition du fascisme.)

De cela, on peut tirer la morale que, à court d'arguments, renforcer le rejet d'autrui par un "salaud de facho raciste" est un expédient tout trouvé. Une fois sur deux, ça marche. Si la personne injuriée s'emberlificote dans des dénégations, elle a perdu d'avance. Faut surtout pas nier, en effet, mais bien exiger une définition.

Victimologie

Avec l'accusation d'antisémitisme, c'est plus compliqué, plus subtil, plus visqueux. Le problème de la définition se pose autrement. L'affaire Corbyn illustre bien. Elle tournait, cet été, autour de l'adoption par le parti travailliste britannique d'un définition solennelle de l'antisémitisme, à inscrire dans le marbre de sorte à ensuite guider les positions et déclarations des membres.

La première chose sidérante qui signe ce dossier est l'affirmation, portée par une batterie de procureurs médiatiques, voulant qu'une définition de l'antisémitisme doit répondre et satisfaire le "ressenti" des Juifs eux-mêmes. C'est un point de vue assez époustouflant. À ce compte, seuls les communistes seraient qualifiés pour définir l'anticommunisme, seule la Commission européenne serait autorisée à expliquer le sentiment europhobe, seuls les cheminots auraient droit de parole pour défendre l'avenir du rail, seuls les coloniaux seraient légitimés pour causer anti-impérialisme, etc. C'est un peu tendance. De l'intronisation des groupes d'intérêts à la célébration chatoyante des communautarismes bruyants (tous victimes, pardi!), il y a comme un fil rouge. Corbyn a eu affaire à cette pression-là.

La seconde chose non moins sidérante est celle-ci. C'est non seulement le fait qu'il aurait donc fallu attendre plus de septante ans après le programme nazi d'extermination des Juifs (et des Slaves dans l'Ostpolitik, et des tziganes, et des handicapés, etc.) pour débattre et décider de ce qu'il faut entendre par antisémitisme. C'est non seulement cet hiatus innouï mais encore l'obligation faite au Labour d'adopter les yeux fermés une définition parachutée par un bidule autoproclamé comité supérieur des consciences en matière d'antisémitisme. Dit autrement, cela revient à estimer, en l'espèce, que le parti travailliste n'est pas en mesure de formuler cela tout seul comme un grand.

Le bidule bidouillant

Le bidule dont question s'appelle l'International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA), il est de création récente (1998) et sa fameuse définition l'est encore plus (2016 - on a bien lu, c'est il y a deux ans!). Est-il représentatif de quoi que ce soit? Il est permis d'en douter.

L'innouï est ici que l'injonction faite cet été au parti travailliste n'était pas de l'amener à acter une ligne politique réprouvant l'antisémitisme mais à transcrire, mot pour mot, la définition dudit bidule. Laquelle n'est pas sans arrière-pensées. Comme précise Jean Vogel, une des chevilles ouvrières du colloque international organisé prochainement par l'Institut Marcel Libman sur la question, "Le succès de la définition de l'IHRA est dû à un intense et constant travail de lobbying des institutions communautaires juives et d’Israël: la définition elle-même est tout à fait plate et banale mais les 11 exemples qui l'accompagnent lient étroitement antisémitisme et attitude envers Israël (le qualifier d'État raciste, le comparer avec le nazisme, lui appliquer des exigences plus rigoureuses qu'à d'autres  États, etc.)." Mieux, poursuit Vogel, il analyse cette "définition comme une "revendication transitoire" qui conduit dans un deuxième temps à disqualifier tout antisionisme comme équivalent à l'antisémitisme". (2)

Le but, en d'autres termes, n'était pas tant de voir le parti de Corbyn faire sienne cette définition somme toute "plate et banale" mais de s'assurer qu'il en intègre une exégèse condamnant tacitement une critique portant sur l'État israélien.

En bout de course, c'est ce que le Labour s'est trouvé acculé à faire (vivats d'un côté) moyennant, signé Corbyn, l'ajout d'une clause garantissant la liberté d'expression (tollé de l'autre côté). L'incident est loin d'être clos. On aura l'occasion d'approfondir les 12 et 13 décembre prochains...

Texte original mis en ligne sur le blog Entre-Les-Lignes le 24/11/18 http://www.entreleslignes.be/le-cercle/erik-rydberg/il-y-un-antisémite-dans-la-salle

(1) Les 12 et 13 décembre 2018. Entrée libre. Programme: http://www.institut-liebman.be/index.php/2018/10/30/resurgences-de-lantisemitisme-realites-fictions-usages-colloque-international-ulb-12-et-13-decembre-2018/
(2) On lira encore l'analyse d'Antony Lerman sur le site des éditions Verso (en anglais): https://www.versobooks.com/blogs/4010-labour-should-ditch-the-ihra-working-definition-of-antisemitism-altogether