Läst/Lu/Read: Dcmbr '17

Ce sera très années quarante, cette fois-ci, Hitler & Cie, avec Weiss, Vuillard, Seghers. Mais de l'utopie concrète aussi, avec Ernst Bloch, et des souvenirs du mynystre Malraux. Pour les champignons, voir Handke! Et pour la Révolution, Samir Amin - qui d'autre?

1. Peter Weiss (1916-1982), L'esthétique de la résistance, 1974-81, éditions Klincksieck, 2017, 888 pages (trad. de l'allemand, Éliane Kaufolz-Messmer). S'il fallait désigner Le livre (réédité) de 2017, mais encore de la décennie, ou mieux dans le firmament du siècle englouti, le voilà. Une somme, pas loin de 900 pages serrées, les phrases s'enchaînant sans point de fuite, sans paragraphe. Il faut s'accrocher mais accroché, on sera, comme traqué par les monstres engendrés par la nuit de la raison qui asphyxient ici les protagonistes. Le récit: la courte vie, les rêves éveillés d'un groupe de résistants communistes allemands en lutte ouverte contre l'infâme durant la guerre d'Espagne (prélude, laboratoire de la suivante, du 3e Reich), puis clandestine, en Allemagne et en Suède où nombre d'entre eux ont poursuivi le combat, sans cesse menacé d'expulsions par les autorités suédoises agissant en étroite collaboration avec le régime nazi. Pour aider à comprendre, la fresque de Weiss fait appel, entre autres témoins, au Guernica de Picasso, à la Méduse de Géricault (aussitôt censurée, 1819), à la Liberté de Delacroix, à l'équipée épique du résistant-avant-l'heure Engelbrekt contre la classe des potentats suédois (tournant du 14e siècle), dont Brecht, durant son exil à Stockholm, voulait faire une pièce de pédagogie révolutionnaire. Brecht, comme tant d'autres personnages historiques, répond présent dans ce livre, comme aussi, membres de l'Orchestre rouge, Hans Coppi (1916-42, pendu), Libertas Schultze-Boysen (1913-42, guillotinée), Elisabeth Schumacher (1904-42, guillotinée, le même jour que son mari Kurt), Arvid Harnack (1901-42, pendu) et des milliers d'autres, résistants promis à l'oubli lorsque les vainqueurs à Yalta allaient refaire l'Europe à leur goût, le programme du front des progressistes allemands qui avaient choisi le combat plutôt que l'exil, souvent au sacrifice de leur vie, étant tout sauf à l'ordre du jour. Oubliés, donc, mais ressuscités par Weiss. Il faut lire Weiss. On leur doit cela.
On lira aussi avec fruit la recension de Nicolas Weill parue dans Le Monde du 30 juin 2017 (édition papier): http://www.lemonde.fr/livres/article/2017/06/28/peter-weiss-dresse-un-autel-a-l-antifascisme_5152578_3260.html
PS: un regret, que les noms de lieux suédois (rues, places, parcs) ont été, neuf fois sur dix, écorchés dans la traduction. Seuls les natifs remarqueront, et sans doute pas: le livre existe dans une traduction suédoise depuis 1976.

2. Éric Vuillard (né en 1968), L'ordre du jour, 2017, Actes Sud, 150 pages, 16€. Complément "light" au précédent, d'un abord facile, idéal pour fourrer dans le cartable des écoliers. D'aucuns jugeront énigmatique que, près de 80 ans après l'horreur nazie, le "topique" revienne ainsi déranger les esprits, et couronne l'auteur du prix Goncourt. Mais c'est bien enlevé. L'ordre du jour du titre, c'est la collusion Capital-Hitler, c'est la réunion au sommet du 20 février 1933, où les 24 mandataires du "haut clergé" industriel allemand rencontrent Goering et Hitler, leur promettant un indéfectible soutien financier, l'un d'eux, Krupp, en sera d'ailleurs bien récompensé puisque, après la victoire des Alliés, il deviendra "l'un des hommes les plus puissants du Marché commun", et son passé collabo, effacé. Le bouquin s'y attarde, tout comme sur les secrets d'alcôves menant au rapt de l'Autriche, où une foule en liesse se réjouira, en mars 1938, de voir "les Juifs accroupis, à quatre pattes, forcés de nettoyer les trottoirs". C'est bon à redire en 2017. En 1933, en 1938, tout le monde savait, en Europe, et personne n'a bougé - sauf les martyrs oubliés de Peter Weiss (qui détaille d'ailleurs les rapines, les "fringe benefits" des industriels allemands à chaque nouvelle conquête nazie: ils ont été inquiétés, après? À peine.)

3. Samir Amin (né en 1931), Le centenaire de la révolution d'Octobre 1917, Delga, 2017, 78 pages, 10€. Çui-là, on l'attendait, promesse d'une parole sensée sur Octobre dans la déferlante commerciale que le centenaire devait forcément susciter. On n'est pas déçu. En quelques pages, en trois courts et denses chapitres, Amin resitue Octobre comme l'amorce toujours actuelle de la "transformation du monde", ce en dépit d'une guerre froide "permanente de 1920 à 1990" qui se poursuit encore malgré la "restauration du capitalisme en Russie", tout en insistant sur la nécessité d'un bilan sans concession: comment une "économie autocentrée moderne comme aucun pays du capitalisme périphérique n'est parvenu à le faire", qui a réussi à offrir "aux enfants des classes populaires le bénéfice d'une mobilité sociale gigantesque inconnue dans les systèmes des pays du capitalisme central dominés par la bourgeoisie", comment, donc, la direction de cette économie, le parti communiste, a pu, dès 1957, n'être plus qu'un "cadavre en décomposition"? L'analyse de Samir Amin, tournant le regard vers l'avenir, peu optimiste sur les chances d'une étincelle sous nos cieux, faute surtout d'une incapacité à "formuler une alternative cohérente", mais aussi parce que, en Occident, "l'acteur social lucide a disparu", place ses espoirs dans la "zone de tempêtes" du Tiers-monde surexploité. Ce sera cela ou, Amin ne l'écarte pas, "l'alternative du «suicide de la civilisation»." À lire et relire, crayon en main, carnet de notes sur la table de travail.

4. David Martens, Bart Van den Bosche & MDRN (dir), (contemporain), 1947 - Almanach littéraire, Les Impressions nouvelles, 2017, 356 pages, 24€. Richement illustrée, cette série de vignettes refait vivre devant nos yeux cette année d'après-guerre, début du Plan Marshall, relance de la guerre froide (terme forgé par Orwell en '45, repris en titre de livre par Walter Lippman en '47), c'est l'année Camus (La peste), Vian (J'irai cracher sur vos tombes), Gramsci (Lettres de prison), Gide (Prix Nobel, en lieu et place de Valéry qui aura le mauvais goût de mourir cette année), Queneau (Exercice style), Primo Levi (Si c'est un homme), Anne Frank (son journal, best-seller); Ezra Pound croupit en prison psychiatrique, Hamsun passe en procès, Hergé a des "ennuis", Brecht tourne en dérision ses accusateurs maccarthystes et... le français se voit détrôné par l'usonien (à l'Onu, seuls les textes en anglais - ou en russe! - feront foi légale): début de la colonisation hollywoodienne du Vieux Continent. C'est, nous disent les auteurs, une période où on veut oublier, où va s'installer un grand "blanc" dans les mémoires: rappelons que l'historique de ce grand refoulement, chez Sebald, ne viendra qu'en 1999 (Luftkrieg und Literatur, en français De la destruction, 2004), que Vonnegut ne s'est senti autorisé d'évoquer le bombardement génocidaire de Dresde qu'en 1969 (Abattoir 5) ou que le livre de témoignage (Scourge of the Swastika, 1954) du juriste militaire Lord Russell sera interdit dans l'Allemagne du chancellier Adenauer et l'obligera a démissionner en Grande-Bretagne... Ce dont nos auteurs ne soufflent mot. Ni d'ailleurs du rôle décisif de l'Armée rouge dans la défaite des nazis. C'est 1947 vu au travers de la pensée des classes dominantes du jour. Mais ne chicanons pas: ce livre est plein de pépites instructives!
PS: le MDRN associé à cette édition, c'est, très m*d*rn*e (moderne, hein), et c'est aussi un site qui vaut le détour: http://www.mdrn.be/

5. Anna Seghers (1900-1983), L'excursion des jeunes filles qui ne sont plus, 1948, Éditions Ombres pour la traduction française, 1993, réédité en 2016 (trad. Joël Lefebvre), 80 pages, 8€. Ce très court texte, 50 pages, publié à l'origine en 1948 (ici additionné d'une postface et d'une bibliographie), est un des rares Seghers encore présents sur le "marché". Il est très sélectif, le marché. Il est là pour vendre, pas pour faire œuvre civilisatrice. Les jeunes filles dont question sont comme des étoiles qui s'éteignent. On les voit, batifolant au bord du Rhin lors d'une excursion scolaire, toutes pleines de vie et d'innocence, mais quelques années plus tard, les meilleures amies seront devenues ennemies mortelles, l'une nazie, l'autre résistante, ou Juive martyrisée, ou honteuse de voir le drapeau à croix gammée orner sa fenêtre, se suicidant, ou mortes sous les décombres d'un bombardement allié. Au bord du Rhin, toutes étaient sûres "que rien ne pouvait les séparer". Ce qui cependant arrivera. Pourquoi? Anna Seghers ne dit pas, elle tend un miroir, invite à nous y regarder...

6. André Malraux (1901-1976), Lettres choisies 1920-1976, Gallimard, 2012, Folio, 2016, 422 pages, environ 8 euros. Choisies? Sur combien en tout? Cette édition savante ne dit pas. Ni pourquoi il y a si peu de traces épistolaires sur le Malraux de la Résistance, de la guerre d'Espagne ou... en mai 68 (aucune lettre de cette année-là). Beaucoup, par contre, sur ses amis, Chagall, Berl, Guilloux, Grosjean... Il sera, comme on sait, après la Seconde Grande Guerre, sous de Gaulle, ministre de l'Information: une fonction qui en dit long, sur l'époque, plus franche, et la nôtre, qui a choisi de reprendre le flambeau par d'autres moyens. Sur ce point, Malraux ne manque pas d'humour, marquant son accord, en 1959, pour réviser l'orthographe en nommant son job comme étant celui d'un "mynystre". Autre bon mot, plus profond qu'il n'y paraît: en 1950, s'adressant à Berl, alors enseignant au Collège d'Europe à Bruxelles, il le sermonne en ces termes: "Pourquoi diable voulez-vous que vos élèves sachent qui est Grégoire VII? Est-ce qu'il savait, lui, qui serait Guy Mollet?" Ah! mais c'est sûr!

7. Peter Handke (né en 1942), Essai sur le fou des champignons, 2013, Gallimard, coll. Arcades, 2017, 144 pages, 14 euros. Entrer dans Handke, c'est entrer dans un autre monde, celui qui est devant nos yeux et qu'on ne voit pas. On aperçoit alors que le peuple des champignons, loin d'être immobile, se meut, de même que les arbres, na-tu-rel-le-ment! Et que pour chercher, il faut marcher et, surtout, ne pas prendre (l'être au lieu de l'avoir, comme disent les philosophes). Et beaucoup marcher: la quête est dans le chemin, pas son terme, qui n'existe pas. Et marcher seul, bien sûr, ou avec un enfant: un enfant, ça va. Cheminant, on peut s'arrêter un instant pour causer avec un "papillonnet de la terre" (le petit nom de la trompette de la mort). Cela change un peu de notre "société de fous" et de la "banqueroute des ultimes théories" qu'elle forme sur elle-même. Handke le dit bien: "la part du conte, quand tout est en jeu, est ce qu'il y a de plus réel, de plus nécessaire. L'air, l'eau, la terre, le feu, les quatre éléments et le moment du conte comme cinquième élément."

8. Georges Perec (1936-1982), W ou le souvenir d'enfance, 1975, réédition dans la collection L'Imaginaire, Gallimard, 2017, 222 pages, 8,5 euros. Perec, j'aime bien, qui n'aime pas? Mais là, c'est vraiment très mauvais. Artificiel. Un jeu d'esprit gratuit même pas drôle, ni captivant, ni joliment écrit. Ça arrive. Bah! On passe à autre chose. On passe à...

9. Laënnec Hurbon (né en 1940), Ernst Bloch - Utopie et espérance, 1974, Les Éditions du Cerf, 1974, 145 pages, acquis pour une bouchée de pain au café-bouquinerie La Chéchette. Hurbon est un sociologue haïtien, docteur en théologie et professeur d'université à Port-au-Prince, peut-on lire sur le site de l'Université du Québec. Ernst Bloch, par contre, on connaît, ou on devrait, un des grands penseurs du siècle court, par moments difficile, il faut bien l'avouer. Hurbon déblaie avec bonheur le terrain. L'idée, par exemple, que l'utopie est "la catégorie philosophique de notre siècle". Ou que l'incapacité de la gauche allemande à contrer la montée en puissance des nazis tenait pour une bonne part à une "analyse insuffisante des aliénations maintenues par le système capitaliste" (idem aujourd'hui, rien n'a changé). Ou encore que Freud dans sa tour d'ivoire n'a pas vu que, bien plus décisive que la pulsion sexuelle, c'est la "pulsion de la faim [qui] renvoie l'individu à la conscience de ses carences et le pousse à l'imagination d'un autre monde où la misère et l'asservissement auront disparu." La différence, c'est que Bloch était un penseur matérialiste qui savait l'importance du "rêve éveillé" comme "piste d'envol à la conscience utopique." Et, nota bene, pas l'utopie abstraite des agités du bocal mais, on souligne trois fois: "l'utopie concrète". Quoi d'autre?
Bibliographie: http://classiques.uqac.ca/contemporains/hurbon_laennec/hurbon_laennec.html

10. Sara Lidman (1923-2004), Tjärdalen, 1953, nytryck Bonniers pocket, 2016, 234 sidor, 59 kronor. Man behöver inte läsa många sidor förrän man känner sig totalt oförmögen att själv skriva något vettigt och vackert. Sara har en nivå som får en känna sig mycket liten. Ta denna omskrivning: "en fladderminut av ovisshet". Eller denna om en dusch: vattnet "strilade ryslustigt genom flickkroppen". Eller om medelhavsklimatet: "söderut där äpplena yr som gräsfrö". Hos Sara kan man samtala med träden, det är bara till att noga lyssna till "aspsorlet". Eller längs ensliga vägar råka på en gård som "skröt sig rakt genom byn". Sådana böcker blir man helt enkelt kär i, dem läser man om, i smyg, en gång om året, säg, minst.
Lidman est un des grandes auteresses prolétariennes suédoises, peu traduite (sinon celui-ci, sous le titre "La meule à goudron", en 1959, chez Calmann-Lévy), célèbre notamment pour son livre de reportage sur les mineurs en 1968, un an avant que ceux-ci déclenchent une des grèves les plus dures et longues de l'histoire sociale du pays.

Statistiques
Dix livres seulement en décembre, mais il y a livre et livre, des gros et des maigres, le nombre de pages (2.719 en décembre) est une meilleure mesure et sera dès lors désormais indiquée.
La rentrée littéraire fut morose en France, informe Le Figaro (21/12/17): sur les 581 titres publiés en août, seuls cinq dépasseront les 80.000 exemplaires vendus - et le total des ventes affiche une baisse de 12,5%. Le Vuillard, dont question ici, numéro un des ventes, ne s'est vendu "qu'à" 176.000 exemplaires. Pas mal tout de même...
Plus réjouissant: dans le Monde diplomatique du mois de novembre 2017, Serge Halimi annonce une "record historique" dans le nombre d'abonnés (94.000) et, sur les trois dernières années, une progression de ventes de 20,5%. Le "numérique", bientôt un "has been"?