La troisième guerre mondiale

Les tambours de la guerre, à l'époque des drones et du bruitage Facebook & Cie, ont changé de "matériel". La "mobilisation générale" n'exige plus d'appeler les masses sous les drapeaux. Mais, conditionner les esprits, diaboliser l'ennemi à abattre demeure une nécessité. L'avalanche de critiques contre la Russie tient un peu du train qui en cache un autre: l'Otan qui se cherche une capacité de première frappe gagnante. On y sera indifférent à ses risques et périls.

Une conférence internationale s'est tenue dans l'esprit de Bandoung à Beijing voici quelques mois, dans les premiers jours de décembre 2017. 600 délégués de 300 partis politiques provenant de 120 pays y étaient présents. Une autre conférence importante, à la mi-décembre, avait pour thème «Alternatives au capitalisme financier pour le XXIe siècle. Contributions à la 4e Théorie Economique». Elle s'est tenue à Chisinau, capitale de la Moldavie.

Des conférences, il y en a partout tout le temps, c'est un océan de mots qui chaque jour se déverse, un gigantesque bric-à-brac de paroles et il n'y a dès lors rien d'étonnant, à première vue, à ce que la grande presse n'ait même pas signalé les deux événements.

Xi, Igor et Céline

Le président chinois Xi Jinping, également secrétaire général du plus grand parti politique au monde, a pris la parole à Beijing. Dans la capitale moldave, aussi, le président du pays, Igor Dodon, est monté à la tribune. On dira sans doute, ici encore, que si la grande presse devait faire écho aux mille et un discours que font sur une année les 193 chefs d'État figurant sur la liste de présence des Nations unies, elle ne s'en sortirait pas. Et cela deviendrait pour le lecteur, non seulement indigeste, mais illisible.

Un tri est nécessaire. L'histoire ne procède pas autrement d'ailleurs. Elle filtre. De l'antisémitisme qui suppurait aux commissures des lèvres de bon nombre de membres éminents de l'intelligentsia française avant et durant l'occupation nazie (Giraudoux! Gide! Morand! Alain!), elle ne retient, effets de manche assurés, que Céline, pour prendre un cas récent joliment "trié" par les médias.

Concernant les deux conférences passées sous silence dans la grande presse, le tri consistant à y faire une référence appuyée n'est pas de moi. C'est le penseur marxiste suédois Jan Myrdal qui en est à l'origine, dans un article récent publié en janvier 2018 dans le mensuel Folket i Bild/Kulturfront.

Guerre en vue

Il a pour sujet central le risque de nouvelle guerre mondiale. On en serait à deux doigts. À l'appui, il cite le bulletin des physiciens nucléaires. Selon celui-ci, "le risque d'une catastrophe globale est très grand et les mesures pour le réduire doivent être prises très rapidement". À les entendre, en effet, l'aiguille de "l'horloge de la fin du monde" s'est avancée jusqu'à "minuit moins deux minutes et demie, le tic-tac continue, une catastrophe mondiale s'approche".

L'article poursuit: "Telle est l'arrière-plan de la réalité auquel nous avons à faire en Europe à un moment où l'Otan avance ses bases de missiles aux frontières de la Russie de sorte que le temps d'alerte soit court assez pour rendre possible une première frappe décisive."

Myrdal est une voix assez isolée en Suède, plus encore dans l'Europe qui parle français. Ce qu'il dit, pourtant, mériterait une plus large diffusion. La présence militaire accrue de l'Otan aux portes de la Russie (Pologne, États baltes, Roumanie, Bulgarie), perçue à Moscou comme n'ayant jamais été aussi importante depuis la Seconde Guerre mondiale, a tout de même de quoi inquiéter. D'autant que dans le tri des faits d'actualités, la grande presse semble, à nouveau, regarder ailleurs.

Mieux: dans le clapotis des informations circulant sur Internet, la plupart de signature Otan, c'est l'agressivité militaire russe qui domine. Pas seulement là. À la veille des élections présidentielles, le journal conservateur belge La Libre Belgique y consacrait le 17 mars 2018 un dossier de sept pages, dont une entière pour asséner que le but de Vladimir Poutine "est de bombarder le public avec le fantasme de menaces occidentales." Imagine-t-on, dans le cas de figure où c'était la Russie qui avait installé ses missiles à quelques encablures des États-Unis, qu'on aurait alors parlé d'une menace fantasmée? Ceux qui ont en mémoire la crise des missiles à Cuba en 1962 auront du mal à prendre à la légère ce genre de diplomatie. (Pour être juste, un autre journal conservateur, Le Figaro, offre à même date une pleine page à l'historienne Hélène Carrère d'Encausse pour remettre les pendules quelque peu à l'heure, notamment en soulignant tant le bilan positif de Poutine que l'attitude méprisante des capitales occidentales à son égard: venant d'une personne peu suspecte de sympathie pour les politiques de l'URSS et ensuite de la Russie, cela change un peu.) Cela change un peu, mais si peu.

Réflexes conditionnés

Le climat général en Europe est à la "russophobie". La grande presse donne le ton. Le personnel politique n'en rate pas une. La gauche américanisée (social-démocrate et même la "radicale") ne sait trop sur quel pied danser - quand elle ne donne pas dans le panneau. Hollywood demeure le firmament d'une théorie politique sabordée. Seuls quelques rares personnes, un Jan Myrdal en Suède, un Jacques Sapir en France, un Jeremy Corbin en Grande-Bretagne, tentent de donner voix à la raison.

Ils ne pèsent pas très lourds devant le matraquage médiatique qui sans cesse dépeint la Russie comme l'agresseur à venir, l'ennemi contre lequel il faut se préparer à combattre, demain, après-demain, c'est pour bientôt. Vu avec les lunettes du psy, cela ressemble furieusement à un conditionnement des esprits. Avec celles d'un général, à l'amorce d'une mobilisation générale.

Bien sûr, ce n'est plus 14-18 ou 40-45, les moyens de semer la mort sont devenus autrement plus sophistiqués et il n'est guère plus besoin d'appeler la chair à canon sous les drapeaux. Avant comme maintenant, il est par contre nécessaire d'avoir "l'opinion" derrière soi, une opinion qui sache qui sont les "bons" (nous, adossés à Washington) et les "méchants" (eux, les Russes) et qui, le moment venu, sauront s'exclamer: "ils" n'ont eu que ce qu'ils méritent. La "russophobie" ambiante tend et prépare à cela. Certes, c'est conjecturer, l'hypothèse n'est pour l'heure que plausible, elle ne sort pas d'une boule de cristal. Mais un homme averti en vaut, disons.

Bandoung

Pour revenir aux deux conférences. Myrdal met en avant la rencontre de Beijing au nom des principes de Bandoung (pays non-alignés, 1954) qui en guidaient les travaux, dont celui de non-ingérence dans les affaires intérieures d'autres pays et de non-agression réciproque. Le président Xi Jiping, ainsi, insistait sur la volonté de la Chine: "ne pas importer des modèles de développement étranger ni exporter le modèle chinois".

De son côté, Igor Dodon, le président moldave, dans un même souci de préservation de la paix mondiale, se réclamait du projet gaullien d'unité continentale sur la base de "l'axe Paris-Berlin-Moscou", dont un des obstacles majeurs tient au fait que la Russie refuse d'abandonner "sa souveraineté économique au profit d'une multinationalocratie [corporatocracy] globaliste". Ce qui est évidemment jugé inacceptable par les capitales occidentales. À toute occasion, on exprime là le vœu que, tantôt la Russie, tantôt la Chine choisissent la voie des "réformes". On aura deviné dans quel sens.

Jusqu'à provoquer une troisième guerre mondiale? C'est l'interrogation que, correctement contextualisée, Jan Myrdal souhaiterait voir la gauche analyser à tête froide, sans les habituelles œillères dues à la propagande ambiante. Pourquoi non?

Sources:
Jan Myrdal, Tiden rinner ut, FiB/K, januari 2018 (suédois)
http://fib.se/article/skriftstaellning-tiden-rinner-ut
Bulletin of the Atomic Scientists, Timeline, 2018
https://thebulletin.org/timeline
Igor Dodon, discours à la conférence "Capitalisme financier et ses alternatices au 21ème siècle, 15 décembre 2017
http://www.presedinte.md/eng/discursuri/discursul-excelentei-sale-domnului-igor-dodon-presedintele-republicii-moldova-la-conferinta-internationala-capitalismul-financiar-si-alternativele-acestuia-pentru-secolul-xxi-contributii-la-a-4-a-teorie-economica
Jan Myrdal: Catastrophes are more than possible but not inevitable, même conférence
http://flux.md/stiri/jan-myrdal-catastrophes-are-more-than-possible-but-not-inevitable#
Xi Jinping, discours à la rencontre au sommet des partis politiques du monde, 2 décembre 2017 (anglais)
http://www.chinadaily.com.cn/china/2017-12/02/content_35191570.htm
Carte du déploiement militaire de l'Otan aux portes de la Russie
http://www.independent.co.uk/news/world/europe/russia-nato-border-forces-map-where-are-they-positioned-a7562391.html
Vu de Russie...
https://www.rt.com/news/420358-400-missiles-us-encircle-russia/