Lectures pour tous (avril 2023)

Ça marche? dit Balzac. It works, répond John Ruskin. Ah, mais! si ça "travaille", c'est que cela "walks" au poil. Voilà une fantaisie linguistique qu'on doit à Roger-Pol Droit. Gracq, Strindberg et Steiner ont d'autres ficelles dans leur sac...

1. Kenneth White (né en 1936), Le mouvement géopoétique, 2023, éd. Poesis, 15 pages, 5 euros, impression Normandie Roto. Sans doute est-ce le "livre" le plus court qu'on puisse tenir en main, revenant de sa visite quotidienne (ou presque) chez le libraire. Quinze pages! À peine plus long qu'un ticket de caisse au Quick, producteur de "fake-food" bien connu, ou qu'une notice-accordéon de médicament. Ajouter la méfiance bien naturelle qu'inspire le titre qui semble le fait d'un apôtre, tant il est vrai qu'avec la disparition des grandes explications du monde structurantes, les portes ont été grandes ouvertes à quiconque veut en concevoir de petites, avec le prosélytisme commercial qui va avec. Car, enfin! Un énième "mouvement", et "géopoétique" encore bien. Mais Kenneth White, on aime bien. Notamment pour le minimalisme poétique des "strips" BD mis en images par Patrick Reytier dans La voie du vide et du vent (éd. de l'échiquier, 2021) régulièrement reproduits dans le Literary Review. Nul doute que son "mouvement" n'attirera pas grand nombre d'adhérent, ce qui n'était sans doute pas le but, ne serait-ce que par la référence appuyée à la figure tutélaire de Hölderlin, qu'on voit mal en chef de parti, ni même en mouvement autrement que solitaire. Ce qu'il nous faut apprendre, dit White, c'est l'art d'habiter la terre, toutes les poésies de la Voie Lactée le confirment.
Poésie en trois cases BD, voilà: https://lintervalle.blog/2021/04/30/kenneth-white-facon-comic-strips-une-poesie-nomade/

2. Julien Gracq (1910-2007), La maison, 1946-1950, éd. Corti 2023, 77 pages, 15 euros, impression Norrmandie Roto (Lonrai). Un Gracq inédit, ça ne se refuse pas, même si ce qui est présenté comme un court récit ne compte que 28 pages, ici grossies pas une postface et le fac-similé de deux versions autographes du texte: en soi, témoignage visuel précieux du labeur de cet orfèvre de la langue française, raturant avec ferveur pour noircir la marge de perfectionnements. C'est vers un paysage à jamais disparu que Gracq nous transporte, celui d'une "route nationale" avec son "autocar fourbu" cheminant sur des "pavés cahotants" (aujourd'hui: tout macadamisé et dévasté par des centres commerciaux, des rondelles et des tricolores somnolents), paysage fantasque dont Gracq fait d'une vieille maison délabrée à l'abandon le personnage central. Mais elle est, contre toute attente habitée, car perce soudain le silence une voix, "promesse la plus folle, la plus improbable, la plus irrécusable aussi, qu'une femme puisse faire passer par-delà toute parole dans une seule de ces inflexions de voix qui retardent le cœur de battre"... Érotisme d'un autre temps, d'un autre monde, disons. L'amateur saura apprécier à sa juste valeur.

3. William Thorp (peu d'infos, type vieillissant sans doute), L'affaire du Golden State Killer, éd. 10/18, 2023, 160 pages, 7,50 euros, traduction non attribuée, impression Normandie Roto. Un truc idiot une fois en passant, ça décrasse ou encrasse les neurones, au choix. Raconté par un journaleux USA au style aussi rupestre qu'un PV de Conseil d'administration, c'est une traque de plus de quarante ans (1974-2014) d'un insaisissable rôdeur californien qui aura nuitamment et par effraction tué treize fois et violé cinquante fois avant de tomber grâce à l'apparition des techniques d'identification par l'ADN. Les flics obsédés par le dossier se sont donc tués à la tâche pour rien, ce que d'aucuns nommeront l'amoralité de l'histoire. Ce genre - le "true crime" des yankees - connaît un certain succès. Non littéraire, s'entend.

4. Jan Myrdal (1927-2020), Johan August Strindberg, 2000, éd. poche Natur och Kultur, 2003, 252 pages, impression Nørhaven Paperback (Danemark). Ouvrage malheureusement indisponible dans l'idiome français, car il s'agit de deux géants, de deux Don Quichotte majeurs issus et divorcés du provincialisme suédois, l'écrivain et dramaturge iconoclaste Strindberg (1849-1912) et, moins traduit, revêtant les habits du biographe, le publiciste géopoliticien Jan Myrdal, récemment décédé à l'âge vénérable de 93 ans. Du premier, on connaît ou devrait connaître le Petit catéchisme à l'usage de la classe inférieure (Actes Sud, 1993), réquisitoire vitriolé contre la bourgeoisie possédante (Strindberg sera acclamé par une foule populaire digne des obsèques de Victor Hugo sous son balcon en 1912). Tout comme on connaît peut-être sa délicieuse demande en mariage faite à la jeune actrice Harriet Bosse: "Voulez-vous avoir un petit enfant avec moi, mademoiselle Bosse?" Elle, débutante de 23 ans, lui, auteur réputé mais vieillissant, 52 ans, avec des dents et du sex-appeal en moins: c'est l'une des nombreuses baudruches hagiographiques que Jan Myrdal s'emploie à dégonfler, car la demoiselle, aussitôt mariée, déménagera pour quitter ce strapontin utile à sa carrière: du "MeToo" à l'envers. On a dit Strindberg misogyne, ce n'était pas tout à fait sans raison. On gardera également reconnaissance à Myrdal d'avoir signalé au crayon rouge la dette que le peuple suédois doit à la christianisation du pays: chaque foyer devait certes apporter la preuve orale d'une connaissance satisfaisante de la bible, mais l'obligation valait alphabétisation et, partant, la faculté très subversive de savoir lire et, donc, de s'émanciper intellectuellement de la dictature des classes dirigeantes. On imagine fort bien le dépit de ces dernières: nom de djoss! ce n'était pas prévu au programme!
Rappelons par auto-renvoi d'ascenseur que, de Jan Myrdal, nos éditions LitPol ont publié un choix de textes joyeusement sulfureux sous le titre Écrits polémiques (à rebours sur Tienanmen, le sexisme, la censure, les vieux, Restif de la Bretonne...), 72 pages, 10 euros (frais d'envoi inclus) par simple virement au compte BE57 0639 6804 3500 d’Eric Rydberg en indiquant en communication l’adresse où envoyer.

5. Roger-Pol Droit (né en 1949), Comment marchent les philosophes, 2016, éd. poche Paulsen, 2023, 225 pages, 9 euros, impression Ermes Graphics (Turin). On imagine nombreux les familiers du supplément littéraire du journal Le Monde (une joie des vendredis), qui se ruent sur la chronique de Roger-Pol Droit en son poste d'observateur érudit et critique de ce qui se publie en matières philosophiques. Ici, l'invitation est faite de venir fréquenter de plus près les phares de la pensée qui s'interrogent avec Leibniz sur le "Pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien?" La promenade va d'Empédocle à Wittgenstein. Et prend un appui, vacillant, sur le miracle de la marche: c'est qu'en effet, conquête suprême de l'homo sapiens, seul à se mouvoir sur deux p attes, le déplacement de la gravité corporelle induis par ce mode de locomotion menace, à chaque pas, de faire se casser la gueule l'acrobate que nous sommes tous en déambulant. Roger-Pol Droit, en apprenti anatomiste, explique cela très bien. En signalant à juste titre que nombreux sont les penseurs qui ne pensent bien que, station debout, en marchant. Le divan, c'est pour regarder la télé, à supposer qu'on perde son temps à ça. Serait-ce perte de temps également que ce bouquin? Un peu, car la galerie de portraits est d'une peinture des plus abécédaires et superficielles - bien sûr, on peut trouver amusant et divertissant de comparer l'anglais "it works" avec le français "ça marche" pour constater avec le sourire que le Français ne dira pas d'une machine qu'elle "travaille" (works), ni l'Anglais qu'elle "walks" (marche). Ce petit livre est un peu à ce niveau-là. Cadeau pour un petit neveu très débutant.

6. George Steiner (1929-2020), Dix raisons (possibles) à la tristesse de la pensée éd. poche Espaces libres (Albin Michel), 2023, bilingue anglais/français, 145 pages, 7,90€, impression CPI Blackprint. Un petit joyau que cette brève chose lumineuse, jusqu'à la préface du traducteur Pierre-Emmanuel Dauzat, notamment par l'anecdote truculente de la rencontre entre Steiner et Lukács et leur échange autour du cinéma: je n'y ai jamais mis le pied, dit le premier, "Comment pouvez-vous dire cela, rétorque Lukács, J'ai vu un film, L'Ange Bleu." Un seul... Et Steiner de conclure que "Quand on s'appelle Lukács ou Aristote, un seul suffit." Mais Steiner en trouve donc dix, de raisons de désolation dans l'idée fantomatique de pensée. Car c'est bien une des rares choses que la pensée ne peut saisir que par la pensée, donc en se mordant la queue, et une des rares choses pour laquelle est "impensable ce qui se trouve hors et au-delà" d'elle-même, alors que, ironie suprême, c'est bien la pensée qui nous "rend présents à nous-mêmes." Ajouter l'Amour, tout sentiment profond pour autrui, dont la pensée est à jamais insondable, impénétrable, Steiner ajoutant ici que son contraire, la haine est un des rares moments, avec "le rire spontané", "où le voile se déchire", où tombent les masques et "où notre mentalité est mise à nu". Reste enfin à saluer le principe de l'édition bilingue qui montre bien ici les distances quasi infranchissables entre deux langues. Car comment rendre "sub- or illiterate men and women", sinon pauvrement (gens "illettrés et incultes"), ou la boutade assassine du physicien Wolfgang Pauli à propos des "false theorems: «They aren't even wrong.»", sinon platement ("les mauvais théorèmes: «Ils ne sont même pas faux.»" C'est un livre qui appartient à la catégorie: à relire, crayon en main.
Sur Steiner, voir la nécrologie (anglais) du Guardian: https://www.theguardian.com/books/2020/feb/05/george-steiner-obituary

7. Aymeric Monville (né en 1977), Et pour quelques bobards de plus - Contre-enquête sur Staline et l'Union soviétique, 2020, éd. Delga, 2021, 106 pages, 10 euros, impression Corlet. Sur Staline, il y a consensus, à droite comme à gauche, ce qui en soi porte à réfléchir. Chez les croyants, déistes ou positivistes, passent encore. Mais pour quiconque, surtout à gauche, sait à quel point les idées dominantes d'une époque sont celles de la classe dominante, il y a comme un problème. À Staline, quoiqu'on s'est efforcé de l'effacer, on doit que l'Europe ne soit pas aujourd'hui nazie. Ce qui ne veut pas dire que l'homme était sans défaut ni excès - mais c'était tout sauf paranoïa: qu'un complot trotskiste existait bel et bien, c'est ce que Aymeric Monville démontre une nouvelle fois, et qui s'informe un peu sait parfaitement qu'existait alors "une campagne clandestine élaborée par les services secrets occidentaux" pour faire tomber le pouvoir bolchévique, comme rappelle la recension d'Iron maze de Brook-Sheperd dans le Literary Review d'octobre 2015. Un des grands spécialistes de l'ex-URSS, Moshe Lewin notait, en novembre 2007, dans le Monde diplomatique, que l'État soviétique demeure en défaut d'une "étude historique sérieuse". Cela reste tout aussi vrai en 2023.