SmartCity? Cuba sí!

Question à brûle-pourpoint: à quoi ressemblerait la cité du futur, sous forme d'utopie concrète? Réponse en cinq secondes chrono: La Havane, à Cuba, cela ne fait pas un pli! Mais là, il faut bien le dire, j'ai raté une bonne occasion de mettre les points sur les "i".

C'était le 6 mars (de cette année, 2018) à la Maison du Livre à Saint-Gilles où nous étions quatre invités à imaginer des lendemains enchanteurs autour de l'Utopie de Thomas More (1) pour ensuite en débattre avec le public (2). Chacun de nous avions reçu un thème imposé sur lequel s'exprimer quelques minutes au pied levé, sans préparation. Moi, c'était la cité utopique du futur. Et je n'ai pas dit un mot de La Havane. Au lieu, je me suis égaré.

Masquée, la propagande

J'ai parlé de la montagne de ferraille qui encombrent les rues en les hérissant de poteaux de signalisation inutiles, de la tonne de peinture blanche traçant sur la chaussée des couloirs à la manière du parcours fléché, des feux tricolores qui partout jouent au portique de sécurité, et même de la numérotation des immeubles d'habitation en tant qu'innovation technocratique sécuritaire rendue avec le temps invisible. Mais pas un mot de La Havane.

Ce n'est qu'après coup que j'ai pensé à La Havane. Bel exemple d'esprit d'escalier. Sur le moment, m'appuyant sur quelques notes griffonnées à la hâte, j'ai cherché à indiquer quelques éléments de réflexion sur un sujet singulièrement absent du débat public: l'urbanisme, l'architecture, la planification urbaine en tant que vecteurs d'une très sournoise propagande (3). Sournoise parce que cette idéologie en dur, ciment, acier et verre, est invisible, comme la plupart des carcans idéologiques, c'est pour reprendre l'expression de Noam Chomsky, "l'air qu'on respire" (4). On y est tellement habitué qu'on n'y voit plus goutte.

Gramsci, lui, l'a bien vu. Dans un passage du 3e Cahiers de prison où, en 1930, il évoque les obstacles immenses auxquels se heurtera "une classe innovatrice" placée devant le "formidable ensemble de tranchées et de fortifications de la classe dominante", il nomme, parmi les éléments constitutifs de cette "structure matérielle de l'idéologie", la presse, bien sûr, mais aussi les bibliothèques, les écoles et les cercles et clubs de tous genres, en précisant ici que cette structure matérielle s'étend "jusqu'à l'architecture, jusqu'à la disposition des rues et aux noms de celles-ci." (5) Le cas est assez rare pour être souligné. La planification urbaine: angle mort de la critique de l'idéologie dominante.

C'est dans la tête, stupide

Il n'est pas étonnant, dès lors, que je me sois égaré. En cherchant à suggérer par exemple que par un aménagement de couloirs de circulation qui ne laissent plus passer qu'une file de véhicules là où, auparavant, ils avançaient à trois de front, c'est à l'univers mental de l'automobiliste qu'on s'en prend, qu'on formate, qu'on dresse comme un toutou afin qu'il fasse le "beau". Bien sûr, la petite auto, la "tuture" comme dit ma petite-fille, on en a pour d'excellentes raisons plein marre dans la ville. Et quoi de plus naturel, donc, que c'est autour de la place de la voiture dans la ville que la salle a centré le débat. Là, pourtant, n'était pas la question. La question, c'est l'appareil normatif de plus en plus présent dans le paysage urbain tendant à dicter le comportement des habitants, qu'ils soient automobilistes, cyclistes ou piétons. L'angle mort dans toute sa splendeur. En fait, j'aurais mieux fait de parler de La Havane.

La Havane, sans doute, eût été plus parlant. Non que j'y sois allé, ce que je regrette, mais m'est resté en mémoire un article qui m'avait fait forte impression. C'était un billet d'humeur d'un journaliste des États-Unis qui s'était rendu là-bas et le fil rouge en était que la cité du futur, concrétisation de tous les principes d'un développement harmonieux et durable, faut pas chercher plus loin, c'est la capitale cubaine. Très peu de bagnoles. Respect du bâti historique. Absence de mobilier urbain publicitaire. Quasi aucun immeuble-tour - ces horreurs (6) qui obligent des gens, des petits employés pour la plupart, à passer leur vie dans un univers carcéral.

L'ère des "antilieux"

Bon, certes, La Havane, c'est le résultat de qu'on appelait au sujet de l'ex-URSS des années vingt une économie de guerre, une économie de la pénurie. Le journaliste états-unien n'était pas loin d'applaudir: vous voulez un monde meilleur, optez alors pour une pauvreté matérielle de bon aloi. Et laissez la ville vivre libre comme l'air, que diable! (C'est extrêmement irritant, j'ai cherché comme un fou après cet article, sûr de l'avoir gardé, ne serait-ce que sous forme de note dans un des mes innombrables cahiers, mais zéro: je n'ai ni date, ni auteur, juste l'impression vague que ce devait être dans l'International Herald Tribune, il y a un paquet d'années.)

La Havane, ce n'est ni les tours du quartier nord à Bruxelles, ni les bunkers inhumains se dressant autour de sa gare du midi rénovée, ni à Liège l'ectoplasme des Guillemins qui a tué bon nombre de petits commerces environnants. Préfaçant "La Bible d'Amiens" de John Ruskin, Marcel Proust notait en 1900 à propos des cathédrales gothiques que "l'œuvre d'art est l'âme d'un temps" (7). La ville, en tant qu'œuvre d'art, ne parle plus guère aujourd'hui au flâneur, elle l'enferme dans des couloirs normatifs muets. Elle est désormais, comme Régis Debray l'a bien noté, un bric-à-brac fait "d'antilieux", tous "amovibles, interchangeables et dupliquables à volonté"8.

Si j'avais parlé de La Havane, je me serais mieux fait comprendre.

Ce texte a été publié à l'origine sur Entre Les Lignes le 3 mai 2018 - https://www.entreleslignes.be/le-cercle/Erik-Rydberg

(1) Publié en 1516, réédité en 2016 chez Aden avec une belle introduction de Serge Deruette, un des quatre invités - https://adeneditions.com/2016/08/26/lutopie-de-thomas-more/.
(2) Sur la conférence-débat, voir https://www.facebook.com/events/156107328424805/
(3) Sujet abordé dans un des chapitres ("urbanisme totalitaire et idéologie du béton") de mon petit livre "Que faire! - Contre l'ordre régnant", Couleur livres, 2017 - http://www.erikrydberg.net/articles/contre-lordre-régnant-que-faire-ii
(4) La phrase originale, visant "le système de contrôle des sociétés démocratiques", dit que celui-ci "instille la ligne directrice comme l’air qu’on respire.", in "Le lavage de cerveaux en liberté", Monde diplomatique, août 2007 - https://www.monde-diplomatique.fr/2007/08/CHOMSKY/14992
(5) Cahiers de prison, tome 1, NRF, 1996, page 297.
(6) Soit dit en passant, c'est un autre sujet: l'architecture contemporaine ne saurait être dissociée des impératifs du lobby des "bétonneurs": construire uniforme au moindre coût pour un profit maximal.
(7) La Bible d'Amiens, 1880, traduit et préfacé par Marcel Proust, 1900, éd. 10/18, 1986, page 64.
(8) Civilisation, nrf Gallimard, 2017, page 107.