Tienanmen, revenons-y

Jan Myrdal faisait partie des rares intellectuels critiques donnant à voir différemment les événements sur la place Tienanmen en 1989. Les écrits polémiques de cet publiciste et géopoliticien suédois viennent d’être traduits. L’occasion d’un examen de conscience

L’intervention de l’Armée du peuple sur la place Tienanmen à Beijing était "juste et nécessaire" écrivait le publiciste suédois Jan Myrdal dans sa chronique mensuelle datée du mois d’août 2019. Avec d’autres écrits, ce texte vient d’être réédité en français par les éditions LitPol (†). C’est, pour le moins, un dossier qu’on ne saurait considérer clos.

Juste et nécessaire car, écrivait-il encore, sans cela le pays risquait de plonger "dans la misère et la guerre civile durant dix, vingt ans." Cette analyse, précisait-il, avait été envoyée au quotiden de
référence Svenska Dagbladet, qui l’avait refusée par retour de courrier sans justification. On peut sans se tromper penser que les quotidiens dits sérieux de Belgique, de France, de Grande-Bretagne ou d’ailleurs auraient agi de même.

La "vérité" officielle du "massacre de Tienanmen" doit perdurer. Et perdurer, elle fait.

Les tanks de la vérité autorisée

Voir le volumineux recueil illustré de vulgarisation commercial 1001 jours qui ont marqué le monde paru chez Flammarion en 2014 (toujours disponible à la Fnac), dont l’édition anglaise de 2008 porte en couverture la fameuse scène où l’ont voit un malheureux protestataire en chemise blanche se tenir, tout seul, sur le chemin des tanks (‡). On a ici le récit mille fois ressassé d’une armée qui, textuel, "attaque des manifestants [protestant] pacifiquement", les soldats tirant "à l’aveugle" dans la foule et les tanks "roulant sur" les manifestants. Bref, ignoble massacre.

De même dans le petit ouvrage du très militant et très candide Pierre Guelff paru voici peu (*), il reproduit en guise d’hommage la même photographie de "l’homme au tank", écrivant qu’il "aurait payé de sa vie ce geste emblématique de non-violence", la prudence du conditionnel ne modérant que cosmétiquement l’accusation portée contre l’intervention de l’armée. Mieux: il donne un nom à l’hypothétique martyr alors que même Wikipedia, avec une prudence plus consommée, indique qu’on ne sait pas grand-chose du "rebelle inconnu" et que par ailleurs son identité est sujet à controverse. Diable!

C’est non "le poids des mots" mais le "choc des photos", pour détourner quelque peu ce que résumait si bien en 1978 le célèbre slogan de Paris-Match: on en sait quelque chose aujourd’hui où, sphère Internet aidant, le trafic des images trafiquées est devenue sa marque de fabrique.

Sans doute était-ce le choc des photos, ainsi, qui avait conduit le même Jan Myrdal a soutenir en 1989 les cortèges venant un peu partout manifester leur réprobation de la brutale répression chinoise des manifestants pacifiques sur la place Tienanmen. Ce n’est, en réalité, que près de dix ans plus tard, en 1997, que Myrdal va reconsidérer son point de vue et, publiquement, dire l’intervention juste et nécessaire. S’ensuivra une polémique telle qu’il sera menacé d’exclusion de la section suédoise du PEN-Club. C’est dire.

Les pensées dominantes d’une époque...

Dire quoi, en fait? Que la propagande ambiante est chose insidieuse. On peut sourire de l’embarras d’un Darwin, au 19ème siècle, qui va s’autocensurer en gommant son matérialisme athée, ce à la suite de courriers de lecteurs et lectrices indignés. Il modifiera ainsi la deuxième édition (décembre 1859) de l’Origine des espèces afin d’y introduire le Créateur, absent de la première (novembre 1859) où il n’était question que des forces de l’évolution – "grandioses" sous la plume du grand Charles (β).

C’est qu’en effet on a peine à imaginer la pression, omniprésente, tentaculaire, exercée par l’Église et ses Écritures saintes sur ce qu’on pouvait et, surtout, ne pouvait dire et penser. À l’époque.

C’est dire, donc, que mettre en doute le récit officiel occidental – quasi sacralisé – des événements sur la place Tienanmen en 1989 (de même que beaucoup d’autres concepts & croyances du jour) n’est pas loin de relever du blasphème. On en sourira peut-être dans un siècle ou deux.

Pièces d’anthologie

Le cas Tienanmen, pourtant, se prêtait à des comparaisons relativement proches dans le temps.

Ainsi, les charniers de Timisoara, en 1989 aussi, mis sur le compte de l’État communiste roumain de Ceaucescu et dont les images seront relayées par la presse internationale qui tombera comme un seul homme dans le panneau. Ce faux déclenchera "une vive polémique sur l'incapacité de la presse à enquêter de façon professionnelle sur les événements." C’est bêtement sur Wikipedia.

C’est encore l’affaire dites des couveuses du Koweit, atrocités attribuées à l’État irakien de Saddam Hussein, un an plus tard, une "story" dont entre autres Wikipedia, tout bêtement encore, relate la mise en scène destinée à faciliter l’entrée en guerre des États-Unis dans le Golfe, en citant cette fois nommément les auteurs du "fake" comme étant la CIA.

Tout bêtement car Wikipedia est tout bêtement la source d’information numéro un des adeptes du mini-écran (© dumbphone) qui cherchent tout bêtement à en savoir un peu plus que ce dont le mini-écran les gavent à longueur de journée. C’est de notoriété publique, comme on disait avant. Sur cette fabrication de pseudo-événements, on lira avec profit Domino Losurdo, son "Industrie du mensonge et guerre impérialiste" (δ).

1 + 1 égalent quoi?

Losurdo n’est pas n’importe qui. Historien et philosophe italien, mort voici peu, il était professeur à l’université d’Urbino et auteur de nombreux ouvrages dont beaucoup ont été traduits en français. Marxiste, fin connaisseur de Gramsci, il était et reste une référence pour le peuple de gauche. Or il a lui aussi écrit sur les événements de la place Tienanmen, et sous un titre annonçant franchement la couleur: "L’échec de la première «révolution colorée» - Tienanmen, 20 ans après" (γ).

Pour lui, cela ne fait pas un pli. Des violences, des morts, il y en a eu, mais causés en premier lieu par un noyau de "manifestants (très peu) pacifiques" qui, loin de souhaiter la "démocratie" voulaient renverser le pouvoir en place. Les premières victimes: des soldats encerclés et brûlés vifs dans le camion qui les transportait.

Pour lui encore, l’implication des États-Unis est tout aussi évidente. Cela avait réussi en Russie et le "fruit chinois" était mûr – comme l’indiquait l’ex-ambassadeur étatsunien à Beijing, Winston Lord, raconte Losurdo, "la chute du régime communiste en Chine était «une question de semaines ou de mois»" Il suffisait d’attiser un peu…

Dans une autre analyse critique due à l’ingénieur chinois Karl Wang (ψ), le simple fait que les manifestations se soient déroulées, non sur la seule place Tienanmen, mais simultanément dans 400 endroits différents suppose une coordination sophistiquée qu’on peut difficilement mettre sur le compte providentiel du spontanéisme estudiantin. Que ledit ambassadeur, Winston Lord, en place depuis 1985, fut subitement remplacé, le 20 avril 1989, par James Lilley, un agent expérimenté de la CIA, cadre plutôt bien dans l’effort de coordination. D’autant que, on ne l’ignorait pas en hauts lieux, ni parmi les manifestants souhaitant sincèrement réformer le système, le parti communiste chinois était traversé d’une intense opposition interne entre ‘réformateurs’ (pro-occidentaux), incarné par le secrétaire général Hu Yaobang (bientôt démis), et la ‘vieille garde’, dont Deng Xiaoping, qui sifflera la fin de la récrée. C’est dire que des espoirs, légitimes, n’avaient rien d’irréalistes. Mais c’est dire, aussi, que le chaos et la guerre civile risquaient d’en être la conséquence. Longs de dix, vingt ans, comme Jan Myrdal l’exprimait.

Révolte populaire étouffée ou coup d’État manqué. Les deux interprétations ne sont pas incompatibles. Que l’une des deux ait acquis valeur de dogme dans les médias les mieux diffusés n’étonnera que les crédules.

Notes
(†) Jan Myrdal, Écrits polémiques, éd. LitPol, collection Essais hérétiques, 2021. Voir http://www.erikrydberg.net/litpol
(‡) 1001 days that shaped the world, Michael Furtado (dir.), édité par Cassell Illustrated. À l’édition première de 2008 s’en sont ajoutées d’autres au fil des années, avec souvent une nouvelle photographie de couverture.avec une couverture changeant au fil des rééditions. Voir note suivante.
(*) Pierre Guelff, De la puissance de l’insoumission à la force de la passion, 2021, éd. Le Livre en papier (auto-édition). Voir encore l’article "Tank man" de Wikipedia https://en.wikipedia.org/wiki/Tank_Man
(β) Signalé dans la recension par Jim Endersby de Charles Darwin’s Origin of Species de Morse Peeckham (dir.) parue dans le Times Literary Supplement du 16 mars 2007.
(δ) https://www.voltairenet.org/article180153.html
(γ) https://voltairenet.org/article160446.html
(ψ) Malheureusement disponible en ligne uniquement en suédois (mais accompagné d’une belle série de photographies illustrant les manipulations): https://www.globalpolitics.se/usas-forsok-att-starta-en-revolt-i-peking-1989-och-astadkomma-regimskifte-i-kina/