Un peu de philo?

On veillera à ne pas confondre philanthropie avec fil à retordre, ni phylogénèse avec philophobie. Invitation à la promenade dans le règne de l'impossible peut-être faisable. (& autres empires antinomiques).

Non mais quoi, on parle de quoi, là? Pas à pas, on verra. Peut-être.

En guise de il-était-une-fois, voici donc qu'existe, dans une des dix-neuf communes de Bruxelles, un quatrième étage (lumineux, florentin) où se réunit un petit cercle de discussion centré sur un ouvrage à caractère philosophique. L'exercice amène à poser plus de questions qu'il n'y apporte d'ébauches de réponse. Tout l'intérêt, et le plaisir, est là. Certes, on peut se dire: pourquoi perdre son temps à d'aussi vaines occupations? Ah! exemple excellent - car de réponse, évidemment, il n'y en a pas.

Ledit petit cercle en est à présent à un ouvrage de 2022 portant titre "La perspective du possible", dû à Haud Guéguen (philosophe) et Laurent Jeanpierre (sciences po), paru aux éditions La Découverte. La discussion n'en est qu'aux soixante premières pages, pour être exact, donc, tout au début; il en compte en tout 307, de pages, hors index.

Le bouquin

Certains tics de langage de scolastique scolaire, dans ce bouquin, agacent. Tels ces grandiloquentes frappes de clavier célébrant "l'ambition de ce livre" (sic), lequel se propose, pas moins, de faire "le pari" de "définir et fonder un nouveau sens du possible", donné comme sa "tâche centrale". La modestie du tandem d'auteurs, théoriciens en herbe qu'on devine assez jeune, n'est pas son fort.

Peut-être y ajouterait-on qu'à faire aussi grand cas d'un concept somme toute assez banal (mettez "le faisable" au lieu du "possible" et il n'y a nul besoin d'un petit dessin), voilà qui semble relever de cette tendance qui, depuis l'effondrement des "grands récits", voit s'en amonceler des petits - pour ce concept fécond, voir Lyotard, 1979. Mais laissons cela aux grincheux.

Soit dit en passant, à cet endroit précis, il y a eu suppression d'une ligne. Avantage ou inconvénient du traitement de texte, cela ne laisse, après passage à la touche "delete", aucune trace. Les manuscrits raturés, d'un Proust ou d'un Joyce, n'ont plus qu'un arrière-goût de mélancolie.

La ligne supprimée, remaniée, la voici: l'hypothèse implicite du bouquin est que la tension existant entre le possible et l'impossible - réalisme d'un côté, utopie de l'autre - est un révélateur qui permet d'expliquer tout ou presque, en tout cas bien des choses. Appelons cela prisme ou grille de lecture, une sorte de "sésame, ouvre-toi" qui, mieux que tout autre, donnerait à voir les faits sociaux, politiques, culturels et philosophiques sont un jour nouveau.

X versus Y

Deux cas d'espèce viennent aussitôt à l'esprit. Le premier, cité par les auteurs, est celui de la paire antinomique formée par l'acronyme TINA (There Is No Alternative/Il n'y a pas d'alternative) de 1980, sentence attribuée à Margaret Thatcher et, à l'opposé, le mot d'ordre du Forum social mondial venant prendre le contre-pied à Porto Alegre en 2003: Un autre monde est possible. Quant à l'autre, c'est évidemment celui qui, fil rouge séculaire dans la gauche, oppose tenants de la révolution à ceux qui optent plutôt pour un travail de réforme. Ici, de manière assez claire, on voit s'opposer un "faisable" (réformes) à ce qui paraît infaisable (révolution).

Dans un cas comme dans l'autre, la réflexion paraît nettement plus politique que philosophique.

Pour rester, revenir à une approche plus philosophique, un passage relevé chez Jacques Bouveresse, surgi au hasard des lectures, résonne à la manière d'un écho distant. Il s'agit d'un texte de 2008 titré La passion de l'exactitude consacré à Robert Musil (éditions Hors d'atteinte, 2024). Le passage est celui qui met en exergue l'opposition entre Lumières et Romantisme, soit le fossé séparant, dans les mots mêmes de Musil, "connaissance et la vie", avec d'un côté, Diderot et les positivistes, et de l'autre, Goethe, Schelling. Par approximation, on pourrait encore dire: entre rationalité/raison et intuition/sensibilité. Mais le fait frappant ici se lit dans une observation de Bouveresse selon laquelle "À bien des égards, la vie intellectuelle du XIXe et du XXe siècles s'est articulée autour du conflit entre ces deux positions."

Voilà qui fait un peu travailler les méninges. Se pose ici la question de savoir si la guéguerre entre romantiques et rationalistes demeure un compas utile pour la compréhension des positionnements actuels. Les exaltés du sexe LBGT ou du "wokisme", ce sont des romantiques? Les ivrognes, les accros du smartphone, les midinettes H&M, aussi?

Où est l'horizon?

Et puis, est-ce que le clivage entre gens du possible et gens de l'impossible, du faisable et du non faisable: est-il d'une quelconque utilité pour faire progresser la réflexion? On peut tenter de creuser. À moins qu'il faille chercher à l'analyse d'autres lignes de démarcation, d'autres polarités.

L'histoire des idées n'en manquent pas. C'est, par exemple, très XIXe, Hegel en tête, la mise en balance de la liberté et de la nécessité. Marx est allé jusqu'à donner à l'un et à l'autre le statut de règne, celui des besoins et des nécessiteux, misérable et oppressant, auquel devrait succéder celui de la liberté chérie, égalitaire et solidaire. On doit à Lénine (reprenant Engels reprenant Hegel) une très belle paraphrase de 1894 là-dessus: "La liberté est la nécessité devenue consciente."

Maintenant, bien malin qui peut sortir de son chapeau le lapin à bonnet phrygien capable d'indiquer qui, aujourd'hui, arriverait encore à faire débat sur l'antinomie liberté-nécessité. À la grosse louche, ces gens-là, on les compte sans doute sur les griffes d'une seule patte.

D'autres antinomies sont d'évidence plus sexys. Il en va ainsi de la bonne vieille bipartition manichéenne du Bien et du Mal, monstre bicéphale dont il faut bien dire cependant que, malgré des antécédents philosophiques plus que millénaire, il a mué vers le registre de l'émotif primaire. Envahir l'Ukraine, c'est mal; venir à son secours, bien; s'arrêter au feu rouge, bien, faire fi du code de la route, mal; donner une fessée, mal; siffler une femme dans la rue, mal; fumer, mal, etc. Donc, sans réflexion sur ce qui fait fond dans l'association bien/mal, l'acte considéré étant plutôt jugé à l'aune pavlovienne des impératifs de la sphère normative, jamais questionnée.

Sur un plan sarcastique, par une réduction quasi chimique, il est loisible d'en extraire le concentré en remplaçant l'étiquette par la dichotomie sympa/pas sympa. Poutine n'est pas sympa, le fiston De Croo avec sa frimousse d'enfant de chœur, plutôt sympa. Trump? Pas sympa. Biden? Mettons que ce n'est pas un pas-sympa, à l'instar de quiconque inspirant la pitié.

Quelqu'un aimerait voir ramené sur la tapis le Par-delà Bien et Mal de Nietzsche? Non mais! Vous rêvez?

À un moment, une enquête se doit d'être clôturée. On aurait évidemment pu ajouter les binomes Foi et Nihilisme, Être et Néant, la Vérité et le Faux, Vertu et Vice. Du premier, on peut par boutade glisser qu'un Sollers, croyant, insistait sur le caractère nihiliste de notre époque sécularisée - mais si quelques-uns se disent encore croyants, rares sont ceux qui se déclarent nihilistes. Le serait-on par un effet de la grâce?

Du second, être et néant, c'est devenu pour ainsi dire illisible à la plupart. Quant au troisième, le vrai a beau être sur toutes les lèvres, la Vérité philosophale tient du mouton à cinq pattes. Vertu et vice? Sous-catégorie du bien/mal, sympa/pas sympa, c'est tout vu.

Bouché, l'horizon

Le hasard des lectures fera choir le regard sur une phrase de Carlo Maria Martini, évêque érudit de Milan avant d'être nommé cardinal, en dialogue avec Umberto Eco sur le thème Croire en quoi? (1977, éd. poche Payot/Rivages 1998): "Vous rappelez un principe d'herméneutique selon lequel les textes doivent être interprétés non pas au strict pied de la lettre, d'une manière fondamentaliste, mais en tenant compte du temps et du milieu où ils ont été écrits."

Voilà un rappel qui vient bien à point. La question du possible et de l'impossible, du faisable et du non faisable paraît en effet, à une époque où l'horizon est particulièrement bouché, une interrogation qui sied bien aux temps présents, et du milieu, un tantinet marginal, qui se sent porté à poser des questions de fond.

Addendum (6-13 juin)

Il faudrait ériger une stèle, que dis-je, une colonne, une pyramide au Hasard des Lectures. Car voici donc, surgies du subtil Ce qui est unique chez Baudelaire de Roberto Calasso, deux enjôleuses de la dialectique buissonnière qui viennent pourfendre le strict quadrillage binaire (corset mental s'il en est) dont il a tant été question ci-dessus et qui énonce que toute chose ne peut être que A ou non A (bien ou mal, être ou néant, etc., etc.) On notera en marge que le bouquin de Calasso, c'est 2021, l'original comme la traduction française, parue aux Belles Lettres

La première de ces enjôleuses pointe son joli nez poudré à la page 93 sous la forme d'un bout de phrase venant suggérer, non sans malice, que le couple nécessité-liberté, chez Baudelaire, ce n'est pas cela du tout. Voici en effet comment le maudit poète voit les choses: "Liberté et fatalité sont deux contraires; vues de près et de loin, c'est une seule volonté." Calasso, d'une méticulosité bénédictine, a pêché cela, indique-t-il, dans Conseils aux jeunes littérateurs (1846) du jeune Baudelaire, il n'avait alors que vingt-cinq ans. Diable! Asseoir la fatalité sur piédestal rival, à égalité avec la liberté, l'une et l'autre, qui plus est, procédant d'une seule et même volonté, voilà qui est pour le moins renversant. On aimerait s'entretenir un peu avec Baudelaire sur ce coup de fleuret, mais, las! foutu, il est mort.

La deuxième séductrice, ravalant la première au rang d'enjoliveuse, apparaît triomphalement à la page 20 où Calasso, pour situer "l'axe de Baudelaire", écrit que, placé devant les sensibilités "incompatibles" et, pour tout dire, "opposées (... et) discordantes" qu'incarnaient Stendhal, d'un côté, et Chateaubriand, de l'autre, Calasso énonce qu'aux yeux de Baudelaire il "peut y avoir une troisième possibilité, celle de ceux qui participent naturellement à ces deux axes incompatibles. Et qui en partagent les arguments et réactions, même s'ils sont divergents." Une position que Calasso, donc, nomme l'axe Baudelaire. Il poursuit: "Inévitablement, beaucoup accusent Baudelaire de se contredire. Mais aucune accusation ne l'aurait moins troublé. Il fut au contraire le solitaire et intrépide défenseur du droit inaliénable de se contredire." Ce "droit de l'homme", oublié dixit Baudelaire, est à ranger aux côtés de cet autre oublié, non moins important, que Baudelaire nomme le "droit de s'en aller." (Cette fois, Calasso extirpe du Edgar Allan Poe, sa vie et ses œuvres, 1856).

Voilà qui est intéressant. Ici, ce n'est pas le ni-ni cher aux écolos, mais le pied de nez méphistophélique d'un et-et. Donc, et le bien et le mal, et le vrai et le faux, et la vertu et le vice. L'angle d'attaque annule pour ainsi dire non seulement l'opposition mais la qualité même de ce qui avait été mis en opposition. Rien à voir, donc, avec cette "troisième voie" qui a bien fait rire les observateurs de la comédie politique, rien à voir non plus avec une quelconque synthèse résultant du mariage d'une thèse avec son antithèse: sortir du binaire ne sera que vaine gesticulation si la sortie demeure chevillée à ce dont elle voulait s'abstraire.

Morale amorale: dans toute réflexion guidée par le caractère - artificiellement? - bipolaire des concepts, "l'axe Baudelaire" vaut d'y être convié.