Une fois n'est pas coutume, presque tout provient des bouquinerie cette fois. Goethe, Schiller, Svevo, Huysmans, Thomas Hardy... Mais attention: tout ce qui est vieux fut naguère neuf. Et tout ce qui aujourd'hui est neuf, sera un jour...
Lignes dédiées à deux amateurs enthousiastes de cette chronique vagabonde, Adrienne Bárdos-Féltorony, née Schüler, exquise âme féerique qui s'est envolée le 21 juillet, et disparu sans laisser d'adresse l'année d'avant, Pierre Ansay, fureteur à la plume pétillante.
1. José Saramago (1922-2010), Cain, 2009, éd. Points Seuil 2012, 182 pages, 3 euros (bouquinerie), trad. Geneviève Leibrich, impression CPI Bussière (Saint-Amand-Montrond, Cher). Les écrits qui pourfendent les superstitions bibliques ne manquent pas, dernièrement ceux de Christopher Hitchens (God Is Not Great: How Religion Poisons Everything, 2007), Richard Dawkins (The God Delusion, 2008) ou de Michel Onfray (Traité d'athéologie, 2005). Aucun n'arrive cependant à la cheville de ce petit bijou iconoclaste dans lequel le Prix Nobel José Saramango s'en donne à cœur joie. Il tresse ici une fable historico-surréaliste couvrant plusieurs épisodes des saintes écritures, ce au départ du mythe d'Abel et Cain, le premier présenté comme un beau salaud qui n'a pas volé son sort, occis par son frère comme on sait mais, glisse Saramago, avec la complicité du dieu biblique. Un dieu qu'on voit - et c'est là que Saramago surpasse les Dawkins, Onfray & Cie - présentant un profil foncièrement rancunier (malheur à qui désobéit : Sodome et Gomorrhe), jaloux ("son grand défaut", ne voulant surtout pas que s'élève la conscience de ses créatures : Ève et la pomme, la tour de Babel), sanguinaire (les 3.000 habitants de Sodome massacrés, l'holocauste du Déluge), sadique (Abraham enjoint de tuer son fils, la persécution de Job), en un mot comme en cent, quelqu'un de "complètement fou". Mais attention! c'est tout sauf un pamphlet. L'antireligieux est certes là, entre les lignes, sur le mode faussement naïf et pince-sans-rire, mais la petite fable est d'une lecture irrésistible, comme par exemple: "Contrairement à ce que l'on pense généralement, les ânes sont fort portés sur la conversation, il suffit d'observer leurs diverses façons de braire et de s'ébrouer et la variété de leurs mouvements d'oreilles". Un pur délice. lice.
2. Jean Genet (1910-1986), Rembrandt, 1958 et 1964, éd. l'arbalète (Gallimard), 2016, sans pagination (environ 60 pages), 12 euros, impression Estimprim. Richement illustré et bien présenté, il s'agit de deux textes que leur sujet réunit, l'un, Le secret de Rembrandt paru dans L'Express du 4 septembre 1958, et l'autre, dont le titre original vaut pied-de-nez, Ce qui reste d'un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers et foutu aux chiottes, publié en 1967 dans la revue Tel Quel de Philippe Sollers. La chose n'est pas rare: on en apprend plus sur le critique que sur son objet, donc plus sur Genet que sur Rembrandt (abstraction faite des belles reproductions en trichromie). Que Genet ait "flashé" sur un inconnu, voisin de banquette dans un train, y voyant comme le miroir de son propre néant, voilà qui ne manque pas de poésie introspective. Mais Rembrandt là-dedans?
Ah! oui, quand même, au détour d'un phrase sur La fiancée juive, 1665, portrait d'un couple embaumé plus que vêtus de lourds draps luxueux, il note: "Aussi délicat que soit son visage et grave son regard, la «Fiancée juive» a un cul. Ça se sent. Elle peut d'un moment à l'autre relever ses jupes. Elle peut s'asseoir, elle a de quoi." Ah, mais! voilà une autre façon de voir Rembrandt.
3. Willy Russell (né en 1947, Liverpool), Educating Rita, 1980, Longman 1989, 73 pages, zéro euro, impression à Hong Kong. On ne dira pas assez le bonheur des "boîtes à livres". L'acquisition d'un bouquin, c'est soit une auteur d'avance apprécié, soit un auteur renseigné par celui-là, ou un ami, soit un titre qui attire sur les étals, soit une recension - mais seule la boîte à livres, par son choix limité et aléatoire, ouvre à l'horizon radieusement imprévu. C'est le cas de Russel et sa pièce de théâtre sur le mode Pygmalion: un prof vieillissant et désabusé bossant en cours du soir miséreux à qui échoit une "student" de 26 ans, petite coiffeuse dans un salon de beauté sans avenir, une jeune prolétaire qui veut croire que la vie, ça ne peut se résumer à du shopping et boulot-dodo. C'est délicieux. Car plus qu'à son tour, c'est l'inculte ingénue, avec son bon sens terre à terre, qui fait la leçon à son mentor. Au sujet d'un poète qu'elle apprécie, elle ajoute "Vous ne trouverez probablement pas que c'est bon." Et lui de demander pourquoi? "C'est le genre de poésie qu'on peut comprendre." Avec bien sûr les quiproquo destiné à faire éclater de rire la salle. Lorsque le prof cite Of human bondage, elle fait: "Ça fait un peu pervers, non?". Ou lorsqu'elle commente le tableau d'une scène religieuse pendue au mur: "C'est très érotique." Alors lui, qui dit n'y avoir jamais prêté attention, concède un "Je suppose, oui". Elle, au quart de tour: "Il n'y a pas de «suppose» qui tienne. Regardez ses nichons." En plus, assez intraduisible, le parler populaire de Rita avec ses expressions savoureuses, par exemple pour raconter que sa maman la trouve folle: "She said I was off me cake." Et son vieux prof n'y entravant que plouc, elle précise: "Soft. Y'know, mental." Ah! ce "mental" pour signifier "un peu gaga"... L'édition Longman Study Texts, nota bene, comporte 22 pages d'explications lexicales et quiconque a les rudiments de l'anglais s'y retrouvera. En plus, c'est pas de l'inventé: Russell, est fils d'ouvrier d'usine à Liverpool et c'est la rue elle-même qu'il fait causer.
À défaut de traduction française existe la version cinéma, L'éducation de Rita, par Lewis Gilbert (UK, 1983) avec l'excellent Michael Caine et, Rita, Julie Walters
4. Friedrich Nietzsche, (1844-1900), Par delà bien et mal, 1885, éd. Folio 2021, trad. Cornélius Heim, 248 pages, 9,20 euros, impression Maury (Malesherbes). Ce dont on se rend pas toujours compte, c'est que Nietzsche, comme Kafka, est un auteur drôle. Ferait rire tout le monde lors d'une causerie dans une séniorerie, ou un meeting politique. Sur dieu, par exemple, dont il dit que son grand défaut est de ne pas savoir s'exprimer clairement. Et encore quand il met dans le même sac "Dieu, les femmes ou les bêtes" pour ce qu'il est de l'entendement de l'amour et de la haine. Ou lorsque, au terme de quelques propos peu amènes pour les tâcherons formant personnel des universités, il range dans une classe à part les théologiens "dont l'existence et la présence en ce lieu fournissent au psychologue des énigmes de plus en plus nombreuses et complexes." En plus, sans surprise, il est profond. Sur l'absurdité, ainsi, de la proposition "je pense", dont l'analyse débouchera "sur une série d'affirmations téméraires qu'il est difficile, voire impossible, de fonder: par exemple que c'est «moi» qui pense, que d'une façon générale, il existe quelque chose qui pense, que penser est un acte et un effet qui procède de l'être conçu comme cause, qu'il y a un «je», enfin que l'on a déjà établi ce que désigne le mot penser et que «je sais» ce que signifie penser." Nietzsche, c'est du solide. Mais c'est, aussi, des idées fixes (sur la volonté, moteur suprême) et, la chose ne manque pas de surprendre chez la plupart des philosophes, un goût militant et somme toute grégaire pour diffuser urbi et orbi ses propres vérités. Au bistrot du coin, ça paraîtra un peu prétentieux. Ailleurs, aussi.
5. Italo Svevo (1861-1928), Ulysse est né à Trieste, 1927, éd. finitudes (Bordeaux), 2004, 100 pages, 7 euros (bouquinerie L'Imaginaire), trad. Dino Nessuno, impression Plein Chant (Bassac, Charente). À l'origine, il s'agit d'une conférence prononcée à Milan en 1927 (quasi un siècle!) par Italo Svevo sur les années triestinne (1904-1905, 1919-1920) de son ami Joyce, durant lesquels, tirant le diable par la queue (comme prof anglais pour Berlitz notamment), il entreprit son cosmique Ulysse (1922). C'est pourvu d'une belle introduction du traducteur Nessuno avec de jolies notes critiques. Elles fournissent deux perles au texte. La première au sujet de Gens de Dublin, Joyce se voyant ici forcé de verser une forte caution à l'éditeur de la version française pour, ensuite, venant en chercher livraison, apprendre que l'édition avait été achetée en bloc et aussitôt brûlée chez l'imprimeur. Un seul exemplaire y survivra. La deuxième au sujet d'un personnage historique (Giordano Bruno) que Joyce a affublé d'un vrai faux-nom énigmatique dans Finnegan's Wake. Il s'en explique en disant: "il faut encourager les profanes à penser." Qui a dit que la littérature n'est pas une joyeuse maison de fous?
6. J.-K. Huysmans (1848-1907), Lettres inédites à Jules Destrée, 1884-91, Librairie Droz (Genève) 1967, 185 pages, 3 euros (bouquinerie), impression Presses de Savoie (Ambilly-Annemasse). Hors les historiens à dégaine de rats de bibliothèques, c'est à ranger parmi les curiosités. L'échange épistolaire est unilatéral, car y est tout à fait absent, Destrée, à ses débuts critique littéraire, d'où refroidissement et arrêt de la correspondance quand la politique s'emparera du très cher ami belge. Lequel, apprend-on, outre son rôle pour faire connaître À rebours de Huysmans, fera également découvrir en Belgique Barbey d'Aurevilly, Mallarmé, Léon Bloy et Villiers de l'Isle-Adam. À la limite, on s'en fiche. Mais certaines expressions vieillottes se ramènent ici agréablement au bon souvenir des êtres parlants (français), tels ces "pince-culs" que Huysmans a vu défiler en nombre à l'enterrement de Hugo. Comme on peut s'amuser de certaines sentences de l'écrivain qui aime boxer avec les mots, au sujet de Molière, par exemple: "un affreux médiocre". Ou encore, tel un tic dans les fins de lettre chez Huysmans, l'envoi à son correspondant d'une "bonne poignée de main": on en sent presque les résidus de crème à raser et de manchettes amidonnées. Ajouter un appareil critique qui prend autant de place que les lettres elles-mêmes. L'édition date de 1967. Parfois, il est bon de ne pas réveiller les morts.
7. Thomas Hardy (1840-1928), The Mayor of Casterbridge, 1884-85, éd. poche Oxford World's Classics, 1987, 335 pages, 3 euros (bouquinerie Het ivoren aapje), impression BPC Paperbacks Ltd - une version française existe chez Archipoche, 2019. L'histoire est plutôt à l'eau de rose, certes captivante par ses étourdissants rebondissements avec, au centre, la figure tragique d'un pauvre saisonnier gravissant les degrés menant aux faîtes de la gloire nantie (c'est le bourgmestre du titre) pour ensuite, classique, chuter jusqu'à l'extrême pauvreté. Il y a du Jean Valjean là-dedans - à la différence que notre escaladeur est un type borné, plus têtu qu'une mule, rancunier, psychorigide, bref tout sauf sympathique. Mais Hardy, sont fort est ailleurs, dans son goût et sa tendresse pour les humbles et petites gens, pour la nature immaculée d'une Angleterre bucolique en voie de disparition (son Dorset natal), pour les usages d'antan: la pratique, ainsi, d'aller après la messe vider une demi pinte de bière (le tavernier en a confectionné à mesure, 28 cl) et entamer ensuite une vive discussion sur les significations éventuellement profondes du sermon. Voilà de quoi faire pâlir nos puérils bavardages de bistrot. Et puis, quelle plume pour rendre vivant ce petit monde! Cette vieille maison dont il salue la façade patinée par "la truelle de la Nature", ce coup de vent annonciateur d'un orage venant frapper le visage comme une "flanelle humide", sans parler de la richesse de son vocabulaire: décrivant une femme voulant se présenter séduisante sur le divan à la venue de son amant, c'est en imprimant la "courbe cymba-recta" à son corps qu'elle prend la pose. (On laisse aux curieux et curieuses le soin d'aller au dictionnaire. Ce n'est jamais du temps perdu.)
8. Goethe (1749-1832), Iphigénie en Tauride, quatre versions 1779-1787, éd. bilingue Aubier Montaigne, 1931, 70 pages, introduit par une étude qui en compte 150, trad. Hippolyte Loiseau, 10 euros (bouquinerie Petits Riens), impression Établissements Arac. Les sujets antiques ne sont plus guère au goût du jour. Il en allait autrement "alors". Sur Iphigénie, informe l'étude, il y a eu Racine, Gluck, Schlegel et bien d'autres. Pour qui n'a pas son dico de mythologie à portée de main, la dame est fifille d'Agamemnon, sœurette d'Oreste et d'Électre, sacrifiée par son papounet mais in extremis sauvée par Athéna, qui l'envoie dans la clandestinité de l'exil en Tauride (l'actuelle Crimée) pour servir de prêtresse au roi Thoas (voir Euripide & Cie). Pour une bonne part, c'est un drame parcourant les chemins désespérants de l'exil - ceux des "migrants", dirait-on aujourd'hui -, loin des terres natales. "Kann uns zum Vaterland die Fremde werden?" s'exclame Iphigénie (Peut-elle devenir patrie, la terre étrangère?). Hum, hum. La patrie, non plus, n'est plus tellement au goût du jour...
9-10. Schiller (1759-1805), Guillaume Tell, 1804, et Poèmes philosophiques, 1781-1800, éd. bilingue Aubier Montaigne, 1933 et 1944, trad. respectivement Auguste Ehrhard et Robert D'Harcourt, 130 et 270 pages, 10 euros chacun (bouquinerie Petits Riens) impression Procédés Dorel et Chantenay (Paris). Schiller est un cas à part. Allez dans n'importe quelle librairie et grosso modo vous trouverez zéro. Mis à part l'excellent Don Carlos, peut-être, mais on n'en dira pas autant de son superbe mais introuvable Wallerstein. C'est dire qu'en trouver coup sur coup deux dans des éditions bilingues d'avant-guerre, c'est du vendu d'office (pour le commerçant), et du ramené direct (pour le soussigné). Son Guillaume, certes, est plutôt lourdaud et uni-dimensionnel: on connaît l'histoire, le rebelle à l'arbalète pour qui un joug oppresseur, c'est fait pour être brisé. Schiller n'y ajoute guère. Passons. Les Poèmes, juste entamés, gagneront quant à eux à être lus jusqu'au bout, l'eau venant déjà à la bouche avec son Les mots de l'illusion: il en dénombre trois, les premiers sont "le Droit et le Bien", qu'on pense naïvement devoir triompher (mais "jamais ils ne domineront l'ennemi"); le second est "la Fortune", qui n'a de regard que "pour le méchant"; le troisième et dernier est "la Vérité" que jamais "l'entendement terrestre" n'atteindra: "Ihren Schleier hebt kein sterbliche hand" (Aucune main de mortel ne soulève son voile). Comme disait l'autre, le pessimiste et le paranoïaque ont rarement tout faux.