Viktor Orbán made in Sweden

Dans peu de temps, le 9 septembre 2018, le peuple suédois ira aux urnes. Renouvellement du Parlement et, probable, formation cauchemardesque d'un nouveau gouvernement, actuellement constitué par une association momentanée entre sociaux-démocrates et verts assez fragile puisque, avec une représentation de 138 députés sur 349, ce gouvernement minoritaire doit pour chaque politique trouver des appuis externes pour la concrétiser. Cela risque d'être encore plus acrobatique après les élections.

C'est que, dans le jeu de quilles, il y a désormais un trublion, un "affreux", sorte de version nordique de Viktor Orbán, le Dracula hongrois, fer de lance "populiste" de l'euro-alt-right: les quolibets ne manquent pas pour supprimer mentalement le phénomène politique.

Portrait de famille

Petit rappel tout de même autour de ce qui d'ordinaire ne mériterait que trois lignes à la rubrique des chiens écrasés (la Suède, c'est loin et on s'en fout), à savoir, à grands traits, son "paysage politique". Pendant plus de cinquante ans, à partir de 1936, le parti social-démocrate a connu un règne quasi ininterrompu, c'était le "bon temps" du "modèle suédois". État archisocial pépère. La rupture viendra en 1991, avec un premier gouvernement de droite, suivi par un second, en 2006. Ce sera barre à droite toute, y compris lors des intermèdes sociaux-démocrates 1994-2006 et, depuis 2014, avec l'équipe bancale minoritaire du Premier ministre actuel. Le mot "socialiste" a été viré du lexique. On se veut désormais - air connu - gestionnaire. On cherche à exceller dans le "public management".

Pour simplifier, en reprenant la grille d'analyse d'usage là-bas, on a d'un côté, à droite, les quatre partis dits "bourgeois" (conservateurs, libéraux et centristes ex-agraires auxquels s'ajoute, moins historique, le parti chrétien, qui risque de ne pas atteindre le seuil de 4% des suffrages nécessaires pour rester représenté au Parlement) et, à gauche, le vieux paquebot social-démocrate qui ne craint, dans son sillage, ni les petits Verts, ni le petit ex-parti communiste rebaptisé de Gauche. Sept partis, donc, que rien ne distingue radicalement. C'est le scénario de l'alternance vert-choux et choux-vert. Sauf que... En passe de devenir le premier parti de Suède, il va falloir compter avec les Démocrates de Suède, crédités de 23,4% dans un sondage du mois d'août 2018, contre 23% aux sociaux-démocrates et 18,5% aux conservateurs, en deuxième et troisième position. Sept contre un qu'une tactique du "cordon sanitaire", politique et médiatique, n'a en rien affaibli, que du contraire.

Vous avez dit populistes?

L'affaire n'est pas folklorique. Scénarios similaires en Italie, en Hongrie, en Pologne, en Autriche, etc. En toile de fond, la "crise" des migrants (vis-à-vis desquels la Suède a été excessivement acceuillante), bien sûr, mais pas seulement. Les formations politiques porteuses de cette vague "populiste", pour utiliser un terme qui ne veut rien dire mais qui est d'usage courant dans le jargon politique, se posent, aussi, et peut-être avant tout, comme nationalistes, et "anti-système", et "anti-globalistes"... Ce qui ne manque pas d'être paradoxal. (1)

Le paradoxe, mis en évidence voici peu par le bloggueur suédois Knut Lindelöf (verbatim ici), est le suivant. D'un côté, en tant que militant de la "gauche classique", il lui faut constater que de nombreux commentateurs (plutôt de droite mais pas idiots pour autant) jugent que l'opposition traditionnelle entre gauche et droite a fait son temps et manque aujourd'hui son but (2). Ce qui décrit bien mieux la situation, entend-on, serait l'opposition entre globalistes et nationalistes. Ceci aurait le mérite de clarifier l'affrontement électoral en cours: les sept partis "établis" sont tous, à très peu de choses près, globalistes. Tandis que l'outsider Démocrates de Suède, lui, est clairement et ouvertement nationaliste, c'est très largement son "fonds de commerce". Et Knut Lindelöf de supputer: on peut donc craindre que le Parlement sera demain constitué de "30% de nationalistes (antiglobalistes, avec les Démocrates de Suède comme premier parti du pays) opposés aux globalistes (les sept autres partis) dont aucun n'atteint même pas 20%". Toutes choses qui, effectivement, ressemble fort à un dynamitage en règle du clivage gauche-droite.

Paradoxalement vôtre

Mais, en apparence, peut-être, seulement. Car, d'un autre côté, le paradoxe tient au fait que, souligne Lindelöf, "la vague politique porteuse dans le monde associatif occidental (Suède incluse) tend vers une résistance de plus en plus large à la globalisation et ses effets, ainsi que vers une adhésion à celles et ceux qui souhaitent protéger la souveraineté et la démocratie de leur propre pays." Voilà, dit Lindelöf, qui "devrait inciter la gauche à approfondir la réflexion."

La question ne manque pas, en effet, "d'interpeller", comme on dit. Pour nourir le débat, j'ai cherché à l'amplifier par une intervention sur son blog (cfr. verbatim) que je reprends ici dans les grandes lignes. Et d'abord en rappelant que, déjà en 2014, l'écrivain et publiciste suédois Jan Myrdal avait pointé le fait que le Front national français a, sur bien des points, pillé le stock des revendications historiques de la gauche. (Jugeant ce texte important, je l'avais traduit en français.) Cela explique pour partie le fait assez gênant qu'une bonne part de la classe ouvrière se reconnaît dans le Front national. Même chose en Suède, d'ailleurs, où le quotidien de tendance social-démocrate Aftonbladet relevait le 11 juin 2018 que quelque 25% des membres du syndicat socialiste LO (comparable ici à la FGTB, environ 1,5 million d'affiliés) préfèrent les Démocrates de Suède à "leur" Premier ministre social-démocrate...

Une observation similaire avait été faite par le philosophe allemand Ernst Bloch en 1933. Le pouvoir de séduction de la machine de propagande nazie, notait-il, était le fruit d'un hold-up idéologique. D'abord, dit-il, ils ont volé "la couleur rouge". Ensuite, cela a été "la rue, la pression qu'elle exerce. (...) Ce que les combattants du Front Rouge avaient inauguré, la forêt de drapeaux, l'irruption dans la salle, c'est précisément cela que les nazis imitèrent." Ils ont tout pillé ou presque: "Seul le mot prolétaire n'est pas repris par les nazis, pas plus que le mot crise (...)" (3). Alors comme maintenant, il y a comme un mystère: comment la gauche a-t-elle pu se ratatiner au point d'abandonner son agenda politique classique aux microcéphales de l'extrême droite?

Grattons un peu

Où en étions-nous, là? Ah, oui, à l'obsolescence d'une grille gauche-droite que remplacerait celle d'un clivage entre globalistes et nationalistes, ces derniers - micmac! - se retrouvant tant dans des formations d'extrême droite que dans des mouvements populaires dits "de base" (grassroots) qu'on imagine plutôt de gauche, enfin, plus ou moins.

Sur le sujet, il peut être intéressant de voir ce que le regretté Samir Amin apporte à la discussion. Né en 1931, ce marxiste égyptien a écrit énormément et servi de conseiller en économie planifiée à plusieurs gouvernements africains nouvellement formés après la vague d'indépendance dans les années soixante. De lui, on peut sans hésitation dire qu'il appartient à ce que Eisenstein nommait joliment "l'avant-garde de l'humanité pensante". À l'occasion du Forum social mondial tenu à Bamako en 2006, il a produit un texte sur les défis posés à la gauche en ces temps crépusculaire du capitalisme tardif et sénile. L'image qu'il en dresse n'est pas très encourageant (version intégrale).

Pour résumer au lance-pierres. C'est, d'abord, le constat, tel une évidence, que "le capitalisme réellement existant" n'est pas "viable", un fait au sujet duquel il importe de garder en mémoire qu'une "porte de sortie" à gauche n'est pas donnée: le "monde de demain", dit-il, ne sera pas "nécessairement meilleur; il pourrait également être pire. Les scénarios intéressants et utiles pour l’avancée de la réflexion sont donc ceux qui imaginent le pire et le meilleur et en identifient les conditions d’émergence." Là, on note en marge un point d'exclamation. (Soit dit en passant: inutile de préciser que Samir Amin reste fidèle à la grille gauche-droite.)

Il en vient à l'Union européenne. Là, abandonnez tout espoir. Elle est "en avance sur le reste du monde dans le grand bond en arrière" et "fonctionne dans les faits comme la région du monde la plus parfaitement «mondialisée» au sens le plus brutal du terme". Logique. L'UE est en quelque sorte le "volet européen du projet atlantiste placé sous l’hégémonie des États-Unis".

Il n'y a pas lieu de s'étonner dès lors si le discours dominant (presse, TV, etc.) émanant de cette sphère-là qualifie de "ringardise": "toute référence à l’héritage de la culture politique européenne", dont "la défense des intérêts de classes", dont "le respect du fait national (auquel on préfère les régionalismes impuissants face au capital, les communautarismes, voire les ethnocraties à la balte, croate, etc.)." La porte de sortie à gauche "exige à l’évidence la critique radicale de tous ces discours." C'est un préalable.

Le message, en caricaturant un peu, est que le "globalisme" s'inscrit dans la propagande des puissants, les multinationales et, pour reprendre l'expression de George Corm, leur armée de bureaucrates. Et, partant, à l'inverse, que le nationalisme (4) (la lutte pour l'autodétermination, pour la démocratie) est "naturellement" de gauche.

Voilà qui devrait, histoire de refermer la boucle sur l'interrogation de Knut Lindelöf (5), "inciter la gauche à approfondir la réflexion".

Ce texte a été à l'origine publié sur le site d'Entre-les-lignes le 10 août 2018: https://www.entreleslignes.be/le-cercle/erik-rydberg/viktor-orbán-made-sweden

(1) Dans sa chronique hebdomadaire dans le Financial Times, intitulée ce 4 août 2018 "L'économie n'explique pas seule la montée des populismes", Gillian Tett définit ledit populisme comme un courant "anti-establishment" venant d'horizons aussi divers que de ceux, à droite, de Ronald Trump et Marine Le Pen et, à gauche, Jeremy Corbyn. Selon elle, le phénomène, bénéficiant d'une assise populaire estimée à 35% en Occident (contre 7% au début de la décennie), n'a pas encore atteint son "pic", ce dans un contexte où, aux États-Unis, l'économie connaît deux versants distincts: l'une en pleine croissance "bénéficiant aux riches, à coté d'une économie stagnante ou dépérissante où se trouvent piégés beaucoup de pauvres gens". Comme quoi, l'économie n'est pas à écarter de l'analyse...
(2) Préoccupation qu'on retrouve dans le magazine étatsunien Harper's, dont le numéro de juillet 2018, sous la plume de l'écrivaine Rebecca Solnit, brode sur l'acte de décès de la grille gauche-droite, ceci conduisant désormais à "d'étranges alliances" politiques et, pour la plupart, à des voies d'avenir menant vers des "rivages inconnus".
(3) Ernst Bloch, Erbschaft dieser Zeit, Suhrkamp, 1962, traduction française en 2017, Héritage de ce temps, chez Klincksieck.
(4) On jugera piquante l'observation de Gil Dalannoi dans son ouvrage "La nation contre le nationalisme" (PUF, 2018) selon laquelle les deux principales "forces mondialisées" qui "dotés de moyens non négligeables, témoignent aujourd'hui d'une ferme intention et de l'immense ambition de rayer de la carte la forme politique nationale" sont "le supposé marché mondial dans sa version globalisée et l'islamisme dans sa version fondamentaliste." No comment?
(5) Dans un texte publié sur son blog le 9 août 2018, il indique qu'il votera blanc. Ce après avoir fait le constat que, sur les cinq questions pour lui centrales, aucun des partis en lice ne réclame une sortie de l'UE assurant le maintien de la souveraienté de la Suède sur les choix qu'elle jugera fondamentaux, aucun ne s'oppose à une adhésion de la Suède à l'Otan, aucun ne se porte garant de la liberté d'expression et d'organisation, aucun ne plaide pour rendre à la Banque nationale son rôle exclusif de créateur de monnaie et aucun ne prône la suppression du réseau scolaire privatisé. Soit dit en passant.