Viva la muerte

Le rapport entre James Dean et Humphrey Bogart? Entre Jean Seberg et Laura Marx? Y sont morts, ils et elles.

Cela a commencé comme un jeu. Après avoir vu un film (DVD ou VHS emprunté à la Médiathèque), j'ai pris l'habitude de consulter, reçu en héritage d'un parent défunt, l'encyclopédie du cinéma d'Ephraim Katz, la troisième édition de 1998, The Film Encyclopedia, gros bouquin de quelque 1.500 pages édité par HarperCollins.

Est-ce parce que j'avais en main un livre d'un mort que la mort a guidé mon regard? Je laisse cela aux ethnologues.

C'est naturellement bourré de notices biographiques, ce qui donne un peu une idée de la longévité dans le monde des arts, mais aussi, bien souvent la cause du décès. Intéressant, cela. De quoi meurent-ils? Crayon et papier, je m'y suis attelé. Par jeu, j'insiste.

La route du tabac

La cause la plus fréquente? Logiquement, là, vous placez une feuille de papier devant l'écran avant de continuer à lire pour former vos propres hypothèses. C'est fait? Sinon c'est pas du jeu. Là, par exemple, on peut imaginer, vu l'ampleur des communications gouvernementales invitant à apprendre par cœur LE TABAC TUE, que le cancer des poumons, de la gorge et des bronches sort en premier. Eh bien non, ce n'est pas ça. Des quelque 300 causes de décès signalées par l'encyclopédie, les cancers (de toutes sortes) ne totalisent "que" 80 cas tandis que l'infarctus sort du lot comme le champion toutes catégories avec 108 cas. La grande faucheuse, c'est elle.

Parmi ses victimes, Gérard Philippe (à 36 ans), Romy Schneider (43 ans), Montgomery Clift (45 ans), Eisenstein (49 ans), Douglas Fairbanks (56 ans), Orson Welles (70 ans), Louise Brooks (79 ans), Cary Grant (82 ans). Elle frappe à tous les âges comme on voit. La moyenne d'âge, pour qui cela intéresse: 56 ans.

Le cancer du fumeur? 23 cas, dont quelques célébrités, Robert Taylor (à 57 ans), Humphrey Bogart (58 ans), Sammy Davis Jr (65 ans), Ingrid Bergman (67 ans) et Fernandel (68 ans). L'âge moyen est ici de 61 ans. C'est peut-être une information à ajouter sur les paquets de cigarette. (J'ai une vieille collection de publicité où les acteurs de Hollywood faisaient la réclame pour la clope: Gary Cooper pour la Chesterfield, John Wayne pour la Camel, Carol Lombard pour la Lucky Strike avec son logo 1942 de Raymond Loewy - c'était les années 30 et 40. Vieux, tout ça.)

Bon, c'est peut-être le moment de répéter qu'il ne faut voir ici qu'un petit jeu. Cela n'a rien de scientifique. Le signalement des causes de décès n'est pas systématique. L'échantillon est fragile. Parmi les cancers, il y en a 42 non autrement spécifiés, il y avait sans doute des fumeurs parmi eux. En plus, l'encyclopédie est plutôt "américano-centrique" et figurent aux abonnés absents des noms prestigieux comme Bruno Cremer, Saturnin Fabre, Marcel Herrand, Le Vigan, Suzy Prim, Noël Rocquevert, Jacques Brel ou l'inoubliable Edmond Van Daele (Robespierre dans le Napoléon d'Albert Gance, 1927). Pas scientifique mais, tout de même, des constats susceptibles de prétendre au statut du tendanciel. Je laisse cela aux bureaucrates.

Eros et Thanatos

Pour rester au rayon mal famé du tendanciel, on notera que la bagnole, ELLE TUE aussi, et pas qu'un peu. On compte 26 victimes de la route, dont la sœur Deneuve, François Dorléac (morte à 25 ans), et puis James Dean (24 ans) et Jane Mansfield, morte à 34 ans le crâne écrabouillé dans la Buick Electra qui devait la conduire à la Nouvel Orléans. L'âge moyen tombe ici à 47 ans. La bagnole préfère les faucher plutôt jeunes. La petite Janie Marèse, par exemple, elle n'est pas dans l'encyclopédie mais qui ne l'a pas vue dans La Chienne de Jean Renoir où elle est la prostituée Lulu aux côtés du minable voyou Dédé (Georges Flamant) dans une opération d'arnaque sordide avec, pour proie, un pauvre cave (Michel Simon) qui la poignardera finalement de dépit: elle n'assistera pas à la première, mourant stupidement à l'âge de 23 ans, sur la route Saint-Tropez-Fréjus, à la suite d'une embardée fatale de la grosse américaine que son partenaire Flamant venait d'acheter. À l'enterrement, Michel Simon et Raimu, entre autres, lui rendront un dernier hommage. C'est triste tout ça.

Il y a enfin le suicide. 34 cas en tout, dont celui, mystérieusement "probable", de Jean Seberg, à l'âge de 40 ans. Le cas de Max Linder est plus troublant encore: il mettra fin à ses jours en 1925 à l'âge de 41 ans après avoir... assassiné sa très jeune épouse, Ninette Peters, 20 ans à peine. Ce n'est pas du jeu. Rien à voir, donc, avec les glorieux suicides d'amoureux qui décident de partir ensemble, comme Heinrich von Kleist avec Henriette Vogel en novembre 1811 sur les rives de la Wannsee, suivis par Paul Lafargue et Laura Marx cent ans plus tard, novembre 1911, en banlieue parisienne, ou encore Stefan Zweig et Charlotte Altmann au Brésil en 1942. La mélancolie est un livre rangé dans les enfers favoris du bibliomane impénitent. Que dis-je là? Je laisse aux assistants sociaux.

Une poire pour la soif? Mentionnons encore, alors, que sur les quelques 300 causes de décès signalées, la pneumonie n'était pas en reste (14 cas), ni l'alcool (8 cas), ce qui n'est pas pour étonner dans l'atmosphère dépravée du glamour hollywoodien. (J'ai dit dépravé? Je laisse aux gardiens de la vertu.) Par contre, le train, c'est pas dangereux, un cas seulement, idem pour la moto. À éviter, par contre, la guerre (5 cas, durant la deuxième Grande), les rixes à issues fatales (5 cas) et l'avion (6 cas). La tuberculose (4 cas), on peut oublier: en recul constant grâce au Progrès (de la médecine).

Là, je laisse à d'autres: le soin de recouper, comparer, vérifier aux moyens des statistiques démographiques, cliniques, historiques, que sais-je? Après tout, pas grand chose.

Ce papier a été publié à l'origine sur le site d'Entre-les-lignes https://www.entreleslignes.be/le-cercle/erik-rydberg/viva-la-muerte