Bouquins 2022: fermés pour cause d'an neuf

Au téléphone, la voix d'outre-tombe des temps modernes grésille: pour Houllebecq, tapez 1, pour Debray, tapez 2, pour Voltaire, tapez 3, veillez ensuite rappeler plus tard car toutes nos lignes sont occupées...

1. Frédéric H. Fajardie (1947-2008), La nuit des chats bottés, 1993, rééd. poche La Table ronde 2016, 216 pages, 2,50 euros (bouquinerie Petits Riens). Un polar, pour changer, ça fait du bien et les retrouvailles avec Fajardie, un des maîtres du roman noir français des années Gauche Lucide et Ludique, auront été un plaisir qu'on souhaitera partagé. C'est l'histoire de deux types allumés qui ont décidé de venger tous les outrages subis par le papounet de la jolie petiote dont l'un des deux s'éprend. Comment? En dynamitant tous les cons & conneries - huissier de justice, camp de concentration (une usine), agences d'arnaque (lire: de tiercé), le Sacré Cœur (érigé, pour mémoire, "pour laver l'affront de la Commune"), etc. - et comme le duo est expert en nitroglycérine, plastics et explosifs en tous genres, ça promet. Jouissif! En plus, dans les dites années lucides, on se faisait une assez bonne idée des rouages internes de nos jolies démocraties. Échantillon: "un mec naturellement con qui lit quotidiennement un journal historiquement con devient organiquement con." Joliment envoyé. Et on se dit comme ça en passant que si les Gilets jaunes avaient choisi de monter sur scène armés jusqu'aux dents...

2. Karin Smirnoff (née en 1964), Jag for ner till bror, 2018, poche Polaris, 2018, 319 pages, 4 euros (bouquinerie Pêle-Mêle), impression: Lituanie (sic). Comme très peu lisent le suédois, citons juste deux ou trois jolis énoncés jaillissant de ce roman vénéneux autour d'une femme retournant au village natal pour retrouver son frère (c'est le "Je suis descendue chez frérot" du titre) et des souvenirs faits d'inceste, de parricide (bien mérité, sadique et violeur, le papa) et de cancans forcément peu bienveillants. Ici, c'est la l'ornement oral offerte à une femme: "Tu es belle. Tu possèdes une âme antique." Là, c'est le constat dostoïevskien: "De même que les honnêtes cochons, les porcs humains ont à leur disposition une remarquable faculté de survie." Là, encore, cette vision touristique du monde: "Le chemin qui vous descend en enfer et celui qui vous élève au ciel est le même." Le crayon exulte de points d'exclamation en marge.
Note ethnographique: quiconque en Suède prend la direction du sud, donc mettons plus bas que Stockholm, même pour quelques kilomètres seulement, dira qu'il y "descend" et, si c'est pour franchir la frontière et la Baltique, ce sera "descendre sur le Continent" (= loin, l'Europe).

3. Régis Debray (né en 1940), L'exil à domicile, 2022, Gallimard nrf, 124 pages, 13,50 euros, impression Floch (Mayenne). On se serait attendu de ce lumignon (luciole, diront d'autres) parmi les mandarins du microcosme parisien que, arrivé à l'âge vénérable qui est désormais le sien, il abandonnera la phrase savante facile pour s'interroger un peu, sans fioritures, sur lui-même. Las! Il demeure l'abonné au feu d'artifice verbal et remet pour la énième fois ses marottes sur le métier, dont évidemment l'Europe américanisée, fossoyeur de la grande idée républicaine, qui reste néanmoins, en dépit du bon sens, un "machin" plutôt populaire, et pas seulement dans les médias et chez la minorité bruyante. Verdict à la Debray: "On peut rien contre des sentiments simples. C'est même quand ils sont un peu idiots qu'ils deviennent irrésistibles." Marotte également que son feu sacré pour la civilisation du livre ("graphosphère" dans son lexique): "Que resterait-il d'Achille aux pieds légers sans le récitant Homère?" rappelle-t-il utilement avec, en creux, comme un clin d'œil entre les lignes, car des "tweets" d'un Macron, d'un Zelensky ou d'un Trump, on sait ce que la postérité retiendra: rien. Cela étant, du Debray, c'est du Debray et, çui-ci, ma foi, n'est pas déplaisant. Faut juste lire à petites doses, quelques pages à la fois, sous peine de s'en lasser (se faire assommer, diront d'autres.

4. Jacques Baud (né en 1955), Poutine, maître du jeu? 2022, éd. Max Milo, 297 pages, 21,90 euros, impression Floch (Mayenne). Lecture de salubrité mentale que cette pièce apporté au dossier par l'ancien membre des renseignements stratégiques suisses qui fut également patron de la doctrine des opérations de paix des Nations Unies et qui parle d'expérience: l'Otan, il connaît de l'intérieur. C'est qu'il démolit, preuves et documents référencés à l'appui toutes les fadaises qu'ânonnent dans le climat anti-russe actuel les "experts" auxquels se déroule le tapis rouge des tribunes médiatiques: les Pascal Boniface, Annick Cizel (Sorbonne) & Cie sans compter les zozos de la politique, François Hollande, par exemple, qui qualifiait de "séparatistes" les rebelles du Donbass (à l'époque, ils ne réclamaient qu'une autonomie à l'intérieur de l'Ukraine), ou Philippe Lamberts sur l'adhésion de l'Ukraine (dont la décision ne lui appartient pas mais bien aux autres membres). Dans cette guerre qui oppose États-Unis et Russie, et très accessoirement l'Ukraine, dont les enjeux sont très largement économique, Baud résume et condense ce que nos écrans s'efforcent de gommer, à savoir que "les Occidentaux ont des politiques complètement erratiques et guidées par le seul objectif d'affaiblir la Russie." Russophile, Baud? Dites plutôt un esprit indépendant attaché à la vérification des faits. De nos jours, c'est rare.

5. Michel Onfray & Michel Houllebecq (nés en 1959 et 1956 respectivement), Fin de l'Occident? - Rencontre, 2022, n° hors-série de la revue Front populaire, 144 pages, 13,90 euros, impression Aubin (Ligugé). Quiconque se met à lire ce hors-série se heurtera au fait scandaleux qu'il ne comporte aucune date d'édition ou de parution, chose depuis corrigée par l'actualité et le tam-tam suscité par le dépôt d'une plainte par la grande mosquée de Paris contre Houllebecq: c'était sorti le 29 novembre 2022 (informe le dossier du Point, daté du 5 janvier 2023) et vrai que l'écrivain avait poussé assez loin le bouchon, par exemple en prophétisant que les rapports tendus avec les musulmans de France se dirigent vers une guerre civile, armes aux poings. On sait que Houllebecq ne porte pas l'islam dans le cœur (la religion "la plus con" avait-il lâché en 2000) et qu'il en a fait un sujet de politique-fiction dans son roman Soumission (2015). Dans la transcription de l'entretien Onfray-Houllebecq de quelque 40 pages publiée ici ce n'est cependant qu'un sujet parmi d'autres, qui ne manquent pas d'intérêt: le christianisme et l'Occident? tous deux "foutus". Mourir "dans la dignité" Idée "répugnante" (à la rubrique sottisier de notre époque déboussolée). L'Union européenne? Un machin à homogénéiser sur "le modèle américain". La violence? Là, c'est Marx qui est cité: elle est "accoucheuse de l'histoire". Les unifs (françaises)? "un des premiers lieux de la collaboration avec l'islamisme". Ah! nous y voilà à nouveau... On pensera ce qu'on veut du tandem, souvent irritants et un peu allumés (Onfray, transhumaniste, Houllebecq, dans le catastrophisme démographique), mais il faut reconnaître que la France est un des rares pays où se font entendre de telles voix, à rebours du gnangnanisme ambiant. Donc, on ôte son chapeau, on dénude son regard et on dit merci.

6. Voltaire (1694-1778), Lettres philosophiques, 1726-1730, Classiques Garnier, 1951, 304 pages, 3 euros (bouquinerie Croix Rouge), impression Tardy (Bourges). Voltaire, évidemment, on ne présente plus. Le bouquin, par contre, intéressant, on aurait aimé connaître son dernier propriétaire qui s'est appliqué à couper les pages jusqu'à la soixante-septième puis a laissé tomber les bras, le livre et ses ambitions d'érudition autodidacte. On le plaint car dès la suivante, page 68, notre lumineux vieux compagnon de route s'adresse pour ainsi dire à ce lecteur indolent, racontant qu'en divisant "le genre humain en vingt part", il n'y en aura qu'une sur vingt qui sache qui est Locke. Mieux, dans la vingtième part qui reste, il y en a bien peu qui lisent et parmi ceux-là, "il y en a vingt qui lisent des Romans, contre un qui étudie la philosophie." Conclusion: "Le nombre de ceux qui pensent est excessivement petit". À bon entendeur, regardez autour de vous. Mais je continue pour le vingtième du vingtième du genre humain qui lit ces lignes. Il y a dans les 25 lettres ici réunies de tout. Beaucoup sur l'Angleterre, les quakers, Newton, Locke, Shakespeare (que Voltaire n'apprécie guère) mais aussi sur Rabelais (peu apprécié lui aussi), Descartes, Montaigne et, sur une trentaine de pages, Pascal et ses Pensées, que Voltaire commente une à une, en ce compris donc le fameux "pari pascalien" (si Dieu n'existe pas, on ne perd rien à y croire alors que, s'il existe, mieux vaut s'être agenouillé avec en main le "bon ticket" gagnant). Voltaire juge ça "indécent et puéril", pire: pareil raisonnement "ne servirait qu'à faire des athées". Certes, tout cela ne fait guère plus débat. Sur le mode humoristique, pour finir, on retiendra que Voltaire qualifie les fanatiques "d'enthousiastes". L'amateur de lexicographies décalées ne pourra s'empêcher de se demander quel aurait été l'effet des déclarations de "guerres au terrorisme" si elles avaient plutôt été nommées "guerre à l'enthousiasme". Passons. On ne rit pas de ces choses.

7. Stendhal (1783-1842), Romans abandonnés, 1831-1840, éd. 10/18, 1968, 5 euros (bouquinerie Fanny Genicot), impression Bussière (Saint-Amand). Alors, là, fichtre! On sait que le peuple à plume nourrit comme un rapport forcené avec le tracé de lettres sur papier, voir les éditions "œuvres complètes" du type Pléiade, romans, correspondance, calepins de notes, etc. : c'est à se demander quand ils trouvaient le temps de s'occuper un peu de la famille, le toutou, minet, la ou les maîtresses et amants! Mais alors, là! Car Stendhal est bien sûr du lot mais d'un genre particulier, accumulant les textes abandonnés en cours de route. On en compte douze ici, certaines ébauches ne faisant qu'une page avant d'être roulées en boule et jetées à la corbeille, d'où une main qu'on imagine galamment gantée (peut-être la sienne, saisie d'un gothique remords) les a extraites, déchiffonnées et rangées soigneusement. Dans l'une d'elle, Féder, la plus longue, près de cent pages, on croise un passage qui, ouvrant les coulisses de la création, en fait tout le prix: l'héroïne, Valentine, apprenant qu'était fausse la nouvelle de la mort inopinée de son soupirant Féder, s'exclame: "O mon unique ami! s'écria-t-elle en se jetant dans ses bras, vous n'êtes donc pas mort!" La phrase suivante est un aparté placé entre parenthèses: "(Ici, peut-être, devrait s'arrêter cette nouvelle.)" Hélas, Stendhal n'arrête pas là, il a encore tartiné une dizaine de pages, et pour des prunes, vu que: poubelle. C'est dire que ce n'est pas du grand Stendhal, à ses yeux comme aux nôtres, et qu'il faut ramer pour y trouver de bonnes choses. Comme par exemple le passage où il relève et déplore la disparition de cette bonne éducation dans la noblesse invitant à laver dans le sang les affronts, et ce n'est guère plus reluisant dans la bourgeoisie, "tombée au-dessous du coup de poignard": en réalité, poursuit-il, "Il n'y a que les gens des boutiques et des quatrièmes étages qui se poignardent. Là, encore, on sait aimer, haïr et vouloir." O tempora o mores.

8. Jean-Jacques Hublin (né en 1953), Homo sapiens, une espèce invasive, 2022, Collège de France/Fayard, 54 pages, 12 euros, impression Depli-Print (Domont). Voilà un agréable résumé pour qui recule devant les sommes (Coppens, Picq, Leroi-Gourhan) publiées sur nos papas et mamans d'il y a 50.000 ans - époque où notre espèce, homo sapiens, devient hégémonique et, peut-on dire, assez colonisatrice et génocidaire: les camarades néandertaliens, éradiqués jusqu'au dernier et notre paléoanthropologue n'hésite pas pour ce à utiliser le mot qui fâche: ce fut bien un "grand remplacement". Et non le premier. Qualifiée "d'invasive", notre espèce, ajoute-t-il, peut s'enorgueillir d'avoir, "au cours des derniers 50.000 ans [su] diviser par sept la biomasse des mammifères sauvages présents dans la nature". Est-ce pour cela qu'on parle tellement aujourd'hui louangeusement de "diversité" - à la manière d'un repentir aussi vain que tardif? En ces quelques pages, les observations qui portent à réfléchir ne manquent pas, comme par exemple, parmi les hypothèses explicatives du mode de sélection naturelle ayant conduit à notre position suprémaciste dans le règne animal, à savoir qu'en face des grosses brutes ("les plus violents, ceux qui prennent la femme des autres"'), les petits futés qui développe "des armes qui permettent de tuer à distance" sont sortis gagnants. Cerveau contre muscle: 1-0. Et puis, parlant de cerveau, que sa taille a compté de façon décisive évidemment, mais aussi sa forme, conduisant peu à peu à une richesse dans les expressions faciales et, partant, à un net avantage comparatif pour convaincre ces dames (reproductrices cruciales dans la survie génétique des plus aptes) de consentir à l'accouplement. La "Realpolitik", ça n'a rien de neuf.

9. Elisabetta Rasy (née en 1947), Suzanne Valadon - Rébellion, 2019, éd. Pagine d'Arte, 2022, 75 pages, 20 euros, impression Salvioni arti graphiche (Bellinzona, Suisse). Impossible de ne pas tomber sous le charme de cette peintresse (*) hors du commun (née en 1865, morte en 1938 et toujours coureuse de pantalons (**) passée soixante ans) après avoir vu le portrait qu'en avait réalisé un de ses amants, Toulouse-Lautrec, sous le titre "Gueule de bois". Ce petit volume, signalant d'emblée qu'il s'agit de la traduction, de l'italien, d'un chapitre du livre en question, riche en reproductions, est une agréable introduction au parcours sinueux de la rebelle Suzanne, issue du sous-prolétariat parisien, passée d'un côté du canevas à l'autre, d'abord modèle, ensuite maîtresse du pinceau. Son premier amant, le peintre Pierre Puvis de Chavannes, était au bord de la soixantaine quand n'en avait que dix-sept, d'années d'existence. Après, ce sera Renoir, puis Utrillo, mais c'est Degas qui lui ouvrira la voie à la célébrité en nom propre. Sa vie peut se résumer en un mot: sans fard. Ses peintures, idem.
(*) Il est bien vrai, comme me disait une amie, qu'on entend souvent le terme "femme peintre" mais jamais 'homme peintre". Alors, pourquoi pas peintresse?
(**) À coureur de jupons manque singulièrement la coureuse de pantalons...