Brecht

Red Light District, en français: quartier rouge. Dans son projet d'encyclopédie critique, Brecht aurait sans doute traduit: portion de ville libérée par les rouges. Un lieu d'humanité. Tout ça pour dire...

Sortir de chez soi, dériver dans les rues et les terrasses de bistrot, sans avoir un livre en poche ou dans la besace, c'est se sentir abandonné de tous.

Se présente donc, au moment de sortir, s'étant encombré des clefs, de quelque argent, de tabac, d'un briquet (rien oublier!), la question du livre qui va éloigner l'obscurité. Lequel prendre?

Cela ne se fait pas en un clin d'œil. Cela tient presque du rituel - spirituel? on laisse à d'autres.

Jaune moutarde

Parmi les livres entamés, un Klee, un Tchekov (sa correspondance avec Lydia Mizinova, grand amour frustré), un Saramago, un Kadaré, un Hazlitt, un Althusser (sa correspondance avec Franca Madonia, grand amour fou), aucun ne m'inspire. Ou sont trop lourds.

Sur une de mes pilles de bouquins à lire avant ma mort, le bonheur surgit. Un Brecht.

C'est un joli petit volume à la couverture d'un jaune moutarde et au lettrage à empattements de type Garamont: un recueil de textes publiés entre 1938 et 1956 (année de sa mort), réunis sous le titre Les Arts et la révolution chez L'Arche en 1977 dans la traduction de Bernard Lortholary. L'édition originale informe une des pages de garde se trouve être dans le tome huit des Gesammelte Werke, qui en compte en tout vingt. Vingt! C'est fou ce que les gens de plume écrivaient à l'époque des neiges d'antan.

Je me le suis procuré il y a peu à la librairie Peinture fraîche, un endroits de magie parmi quelques autres. C'est à Ixelles, à flan de l'église de la Sainte-Trinité - dont la façade a été transbahutée de la place Brouckère où elle gênait les urbanistes et leurs démolisseurs: c'est aujourd'hui une aire du centre balayée par les vents et les zombies de l'acculturation généralisée. Mais c'est une autre histoire. (Ce l'est presque toujours.)

Le petit volume, en réalité, je l'avais déjà. Impitoyablement, mon répertoire électronique me l'a aussitôt signalé d'un air moqueur: au rez, près de la porte d'entrée, deuxième rangée à partir du bas. Que cela ne tienne, je vais relire. D'une année à l'autre, les mêmes mots changent leur costume pour une robe. (Fendue, à large décolleté? L'espoir fait vivre.)

Krisis und Kritik

J'ai attendu pour l'ouvrir. Cela fait partie du rituel: être bien installé.

Je le suis, en terrasse de La Bécasse en face du cimetière d'Ixelles. J'ai commandé un verre de vin blanc (3,50 euros) et allumé un cigarillo La Paz Miniature (7,90 euros - les vingt).

Là-dessus, j'ouvre.

Être avec Brecht, cela fait un bien fou.

En plus, l'après-midi est ensoleillée, l'occupation des tables clairsemée, des gens calmes qui devisent comme des êtres civilisés, sans éructer pour la galerie, sans ponctuer de gros rires. Ambiance parfaite, mon chat aurait adoré.

Le premier texte est composé de ses Notes sur le travail littéraire rédigées entre 1935 et 1941. Une méchante époque. Dans les années trente, Brecht avait formé le projet de lancer, avec quelques amis, une revue, Krisis und Kritik, projet avorté par la montée des chemises brunes, de même que la production d'une encyclopédie critique du langage charrié par les discours dominants, ce sous l'égide d'une Société Diderot, en gestation, sans lendemain, pour les mêmes raisons: on ne va pour autant ici remettre sur le métier la liste des affronts que les nazis ont infligé à l'humanité. (Ces deux projets sont détaillés dans le Benjamin and Brecht d'Erdmund Wizisla, Verso Books, 2016.)

Deux joyaux perdus. Il nous reste le reste. Dont ces notes sur le travail littéraire.

Tellurique

D'emblée, et coup sur coup, ces réflexions vieilles de quelque quatre-vingt ans viennent violemment choquer le heurtoir de notre siècle zéro. Le portail entier en tremble. Les rats s'enfuient. Sous les pieds, cela se dérobe.

Ainsi, lorsque Brecht écrit que "Le moins qu'on puisse exiger d'un poème, c'est qu'il contamine le lecteur par son atmosphère." Y a-t-il un poème aujourd'hui qui contamine qui que ce soit?

De même, notant que "Une enquête historique sur les effets de l'art montrerait sans aucun doute que chaque modification nouvelle de ces effets est liée à des changements survenus dans la conscience humaine (...)" Une enquête historique de ce type, est-ce encore même de l'ordre du pensable?

Ou, encore, lorsqu'il observe que, en Union soviétique, les bâtiments se couvrent d'inscriptions philosophiques et la projection de films a lieu la nuit sur les murs des maisons, qu'on peut par conséquent parler d'une "littéralisation" de l'espace public et que ce fait remarquable est "entré dans les mœurs" en URSS.

Cela laisse rêveur.

Des villes littéralisées.

Le choc est rude pour qui vivote en nos cités où la publicité règne en maître comme au temps des seigneuries - mais en pire, car nos villes, contrairement aux enceintes féodales, sont devenues carrément illisibles.

La boucle fait boucle

Vingt-quatre heures ont passé depuis que j'ai posé la plume. C'est le moment peut-être, dans cet article sans queue ni tête, de clôturer par quelques parenthèses incidentes et déboussolées.

(Jusqu'ici, il n'a été question que des deux premières pages des notes de Brecht. Il enchaîne par des considérations assez techniques sur le versification. Non que ce soit dénué d'important mais.)

(Tout de même, plus loin, où se trouve discutée la "faculté d'éprouver le plaisir critique (... chez) la classe prolétarienne" pour "recueillir l'héritage de la culture bourgeoise", c'est le même décalage horaire qui s'installe. La classe prolétarienne, pour commencer: comment arriver à faire fonctionner ce terme en des temps où celle-ci en est venue à oublier son appartenance de classe? Et puis cet héritage culturel bourgeois: quoi? des images sur smartphone de Spiderman ou de Marc Levy? Voire de Tolkien?)

(Mention peut être faite de ses pages assassines sur Baudelaire, "poète de la petite bourgeoisie" dont Brecht dit qu'il est "bien établi que les ignobles services qu'elle avait rendu à la grande bourgeoisie dans la sanglante oppression de la classe des travailleurs ne seraient pas récompensées." Cela valait la peine d'être cité en entier. Dans le cadre de l'actuel conflit ukrainien, quelle classe rend des services à quelle classe en se trouvant bien mal récompensée? Merci de lever votre doigt avant de répondre.)

(Et puis sa phrase mémorable: "Mon amour de la clarté vient de l'obscurité de ma pensée." Le contraste est saisissant. Je veux dire en comparaison de l'absolu manque d'obscurité de nos élites, source du bruitage ambiant: elles sont limpides, elles n'ont, de manière extrêmement volubile, rien à dire.)

(Et, là, je n'en suis encore qu'à la page 41.)

(Tout a une fin.)