Décembre achève le feuilleton '18

Clôture de l'année '18 sur quelques "ouvriers du mot" et résistants contre l'oubli, Mandelstam, Seghers, Pouchkine, Goethe, Schwitters avec, pour s'attabler avec les acteurs des temps présents, Boualem Sansal et, décrypteur de la graphosphère, Alessandro Ludovico.

1. Ossip Mandelstam (1891-1938), Lettres, 1903-38, Moscou 1997, Actes Sud 2000 (trad. Ghislaine Capogna-Bardet), 355 pages, 8,80 euros, Normandie Roto Impressions (Lonrai). Rien ne fait mieux revivre une époque que mémoires ett correspondances. Bien sûr, il y a des "trous". Des 247 lettres retrouvées et retranscrites, il y a un blanc entre janvier 1917 et décembre 1919. Rien, donc, sur la Révolution. Poète surtout, peut-on supputer, Mandelstam n'avait peut-être pas remarqué. Il est dans les nuages. Politiquement, c'est vraiment sur le tard qu'il s'éveille, et maladroitement: d'abord un épigramme anti-Staline (1933), puis une ode à la gloire du même (1937) qui ne le sauvera pas, quoique ce fut sans doute plus son côté "fouteur de merde" (attaque féroce contre le mandarinat culturel) qui l'aura perdu in fine, étant condamné en 1938 pour "activités contre-révolutionnaires". L'establishment soviétique n'apparaît pas sous un jour très reluisant, ni le propre fère cadet d'Ossip qui, médecin, lui refusera toute aide. Il n'aura pas eu, matériellement, une vie très marrante. La misère le talonne d'année en année, à un moment c'est une paire de chaussures à partager avec sa chère femme par exemple. Sur le tard, se présentant comme un "ouvrier du mot", il avait espéré se rendre utile. Ce lui sera refusé. (Il y a chronologie, index, préface biographique et quantités de reproductions photographiques.)

2. Alf Åberg (1916-2011), Karolinska kvinnoöden, 2000, Natur och Kultur, 160 pages, impression MediaPrint (Uddevala, Suède). La grande guerre opposant Russes (Pierre le Grand) et Suédois (Charles XII) au début du 18ème siècle s'achèvera sur la défaite des seconds et pour les soldats faits prisonniers à un exil forcé qui va durer près de vingt ans, dont un grand nombre de femmes, épouses, lavandières et autres "mères courage" faisant à l'époque commerce dans le sillage des armées. C'est leur sort pénible (domestique ou esclave souvent) que l'historien suédois documente ici. Un grand nombre sera déporté en Sibérie et c'était, déjà, le système économique des goulags avec le même effet éliminatoire: des quelque 9.000 officiers et soldats suédois expédiés là-bas dans les mines en 1710 seuls 658 survivront. En même temps, en d'autres endroits, c'était plus pépère, ils se construisaient des églises luthériennes et, pour améliorer leur quotidien, distillaient de l'eau de vie, clandestinement, car c'était interdit: monopole d'État (déjà, bis!). C'est le passé qui fournit l'éclairage au présent.

3. Alexandre Pouchkine (1799-1837), Poltava, 1829 (suivi de Le cavalier de bronze, 1833), Éditions des Syrtes (Genève), 2002, réimpression de 2018, trad. Léonid et Nata Minor, 121 pages, 7 euros. Ce sont deux "proses en poème", l'une pro-tsar (la bataille de Poltava 1709 défaisant le roi suédois Charles XII, troisième à se casser les dents contre les Russes avant Napoléon et Hitler) et et l'autre anti-tsar (bâtisseur mégalo de Saint-Petersbourg provoquant une hécatombe lors de la crue de la Neva en 1824). La poésie est peut-être bonne dans l'original, en français cela ne passe guère. Mais, piquant à nos yeux formatés par les certitudes du jour: en célébrant la victoire de Pierre le Grand à Poltava contre les Suédois alliés aux irrédentistes ukrainiens, rappelle le préfacier Dominique Fernandez, Pouchkine s'attaquait au "crime" impardonable consistant à avoir voulu "séparer l'Ukraine de la Russie", car, en effet, Pouchkine était "un Russe avant tout, nationaliste comme tous les Russes, imbu de la grandeur de son pays." Sapristi, c'est presque un type de la NVA/Le Pen, Pouchkine...

4. Bernard Grasset (1881-1955), Introduction aux Cahiers de Montesquieu (1689-1755), 1941, 32 pages, 1 euro (bouquinerie Croix-Rouge). Curiosité bibliophile dans le genre tromperie sur la marchandise. De ces très précieux trois Cahiers (que Montesquieu nommait Mes pensées), Grasset raconte qu'ils ont été ignonieusement soustraits au public par la descendance du grand moraliste, se contentant d'en produire une édition limitée (200 exemplaires) destinée aux seuls "érudits" bordelais, en 1889, deux gros volumes "in-4°" dont seul un exemplaire sera envoyé à la Bibliothèque nationale (le tome 2 n'y arrivera qu'en 1939)... Mais, pour réparer l'injustice, que fait Grasset, mû par "le noble métier qu'est le mien"? Il écourte, il réorganise la matière sur une base thématique (avec des en-tête de son propre cru) et ce sans égard pour la chronologie, rien n'est daté, comme si de la première à la dernière ligne, Montesquieu n'avait pas évolué d'un iota. Bref, à la copie trafiquée (380 pages), on préfèrera l'original (quand un jour on le trouvera.)
On consultera http://montesquieu.ens-lyon.fr/spip.php?rubrique5 comprenant l'édition critique mise en ligne par les Presses universitaires de Caen.

5. Alessandro Ludovico (né en 1969), Post-Digital Print - La mutation de l'édition depuis 1894, 2012 (Eindhoven), éditions B42, 2016 (trad. anglais Marie-Mathilde Bortolotti), 206 pages, 24 euros, Imprimerie Floch (Mayenne). La mort de l'écrit sur papier? Annoncée déjà en 1894, note avec ironie Ludovico, puis en 1930, puis par McLuhan dans les "sixties" puis carrément mise en œuvre par la très commerciale "bande des quatre", Amazon, Microsoft/Google, Apple, Facebook - sauf que Ludovico n'y croit pas. Les vertus du papier, tactiles, pérennes, intellectuelles (aucun moteur de recherche ne remplacera "la bibliographie classique en fin d'ouvrage (... fruit d'un) travail réfléchi et prolongé", ni la "mémoire photographique" qu'une lecture sur papier suscite) ne seront pas de sitôt rendues obsolètes par la variante numérisée (pour laquelle, rappelle Ludovico, aucune "technologie de conservation à long terme" n'existe encore). Malgré ses lacunes (rien sur l'omniprésence infantile de l'image dans la vidéosphère, rien sur les déterminants économiques ou le coût d'une information fiable, p.ex.), ce parcours, abondamment illustré, fraie un chemin au travers des heurs et malheurs de l'écrit qui ne manque pas d'être instructif, y compris en nommant "propagande" le discours du "tout-à-l'Internet" (c'est appeler un chat, un chat) et par la masse de liens à explorer en fin de volume. L'avenir du livre? Hybride, spécule Ludovico, réservant au format traditionnel le statut inviolable "d'œuvre d'art" - pourquoi non? Ah! pour qui s'inquiète du phénomène "fakenews", se rappeler qu'il a été arme de déniaisement: le faux Monde diplo 1977 sur la mort de Baader, Ensslin et Raspe, le faux New York Times 2009 annonçant la nationalisation du secteur pétrolier pour financer la lutte contre le changement climatique... Saperlipopette!

6. Boualem Sansal (né en 1949), Le train d'Erlingen, 2018, Gallimard, 248 pages, 20 euros, imprimerie Floch (Mayenne). Sous-titrée La métamorphose de Dieu, cette dystopie fait mouvoir en parallèle un imaginaire incarné par un village allemand fictif terrorisé par la menace d'envahisseurs invisibles (attendant l'évacuation par un train qui ne viendra jamais) et, en vis-à-vis grimaçant, la réalité brutale d'une cité de banlieue française coupée en deux, d'un côté havre de paix petit-bourgeois (la "zone libre"), de l'autre, paupérisée, la jungle des "barbus" portés par la haine du mécréant. L'arrière-plan politique est familier, tout comme la "thématique" qui d'évidence hante l'auteur. Boualem Sansal n'aime pas trop les mahométans, ni le voile, ni les mosquées - et on le comprend: Algérien laïc interdit dans son pays, il a vu son village natal transfiguré par l'obscurantisme, l'unique mosquée vieillotte se métastasant en onze nouvelles unités conquérantes (rappelait le TLS du 3 mars 2017). On croisera souvent dans ce roman Kafka, Thoreau et Buzzati, peut-être un peu trop, de même que, au détour de pesantes longueurs, ces autres "envahisseurs" qu'étaient les Européens s'expatriant au 19ème siècle en Amérique du Nord. Clin d'œil? Il est un peu lourd.

7. Goethe (1749-1832), De mooiste van Goethe, édition bilingue allemand-néerlandais, Lannoo, 2003, 142 pages, 1,5 euro (Pêle-Mêle), divers traducteurs, impression De Diamant Pers (Zandhoven). Dans cette jolie série de petit format et aux cahiers cousus munis d'un cordon marque-page, Goethe vient de rejoindre chez moi Brecht. Pour qui s'escrime en allemand mais se débrouille en néerlandais, le vis-à-vis bilingue est précieux. Lorsque Goethe s'adresse à Monsieur Jésus ("Herr Christus", perdu dans le néerlandais qui laisse tomber "De Heer"), par exemple, disant que, lui aussi, se plait en compagnie de prostituées et de pécheurs ("mit Huren / Gern und mit Sündern gelebt"). Ou, célébrant l'ivresse, naturelle à la jeunesse, alcoholique à l'âge mûr: "Für Sorgen sorgt das liebe Leben, / Und Sorgenbrecher sind die Reben." De ce vin-là, on reprend volontiers.

8. Anna Seghers (1900-1983), Les morts restent jeunes - Tome 1 La révolution confisquée, 1949, éditions Autrement, 1995, trad. Raymond Henry, 458 pages, 9 euros (bouquinerie Abélard), imprimerie Corlet (Condé-sur-Noireau, Calvados). Seghers fait partie de la cohorte des grands auteurs victimes de l'épuration commerciale, comme tant d'autres, Schiller, Lessing, Ehrenbourg, etc. Particularité de cette fresque historique qui va de la répression de la révolution allemande de 1918 à la consécration du petit Adolf en 1933: le personnage principal meurt à la première page, jeune révolutionnaire exécuté en bordure de route "pour faire vite" et ce sont ses assassins, proto-nazis, qu'on suit ensuite au fil des pages, de même que le parcours escarpé d'une petite serveuse de cabaret, enceinte du disparu, dans une Allemagne humiliée, miséreuse et traversée par une haine de classe. Comment cela finira-t-il? Va falloir que je dégotte le tome 2. En passant: aperçu "cocasse" de la montée du nazisme dont la bannière nationale-socialiste, raconte Seghers, a heurté bon nombre de ses futurs fervents: c'est que mot "socialisme" passait mal et leur semblait de trop.

9. Hugo von Hofmannsthal (1874-1929), Écrits en prose, Éditions de la Pléiade, 1927, 10 euros (Petits Riens). Un bien jolie édition d'un autre âge et d'un auteur passé de mode. Sans doute trop "exalté" pour nos humeurs blasées - mais lorsqu'il se creuse introspectivement en écartant une à une les draperies qui font voile dans les mystères de la vie, en allant jusqu'à revisiter ce qu'il a "pensé derrière mon propre dos", ah mais! ce sont des tournures qui font sortir le crayon pour aussitôt souligner...

10. Kurt Schwitters (1887-1948), La loterie du jardin zoologique, 1926, édition bilingue Alia, 2013, 30 pages, suivi d'un portrait de l'auteur par Raoul Hausmann (1958), trad. Catherine Wermester, 6,20 euros. Les mini-livres Alia apportent un bienfaisant intermède aux yeux fatigués. Schwitters élucubre avec un plaisir dada contagieux: ces habitants d'un petit immeuble à appartements qui se réjouissent d'avoir gagné à la loterie du zoo, ici un lion (nourri d'épluchures de patates que l'ingrat matou refusera), là un hippopotame (hop! dans la cuisine), là encore quatre bouquetins (affectueux en diable!), ça ne s'invente pas, enfin si! c'est comme les cadavres des placards, ils sont exquis et il suffit d'ouvrir. En fermant bien les yeux.

11. Guillaume Apollinaire (1880-1918), Tout terriblement - Anthologie illustrée, dates diverses, Gallimard poche, 2018, 142 pages, 7,30 euros, imprimerie Pollina (Luçon). Très jolie édition fourmillant de Picasso, Léger, Duchamp, Ernst - sinon que les poèmes auraient utilement pu être datés, on ne peut pas tout avoir. Apollinaire nous parle un peu comme les messages cryptés de la BBC aux résistants: "La serveuse rousse a été enlevée par un libraire", je répète, "La serveuse rousse a été enlevée par un libraire"... Et le Big Ben d'enchaîner: "L'avion se pose enfin sans refermer les ailes", je répète, "L'avion se pose...

Bonus. À côté des livres, il y a les magazines et les écrits errant sur la Toile. On épinglera cette fois le texte 2013 du regretté Dominico Losurdo sur les leçons de Gramsci pour ne pas s'égarer dans la compréhension du siècle court, et notamment en rangeant sous le concept de populisme les mille et une manifestations des politiques tribales identitaires (transgenre & Cie):
http://www.lafauteadiderot.net/Gramsci-la-Russie-sovietique-et-la
de même que celui, en anglais, du romancier David Eggers paru dans le TLS du 21 décembre 2018 sur les armes de destruction mentale massive que sont les soi-disant "réseaux sociaux", entre autres par une infantilisation collective qui voit des parents, surtout aux États-Unis, évoluer d'un rôle de "parents hélicoptères" (maternant à distance leurs bébés pubères par le cordon ombilical du "smartphone") à celui de "parents tondeuses à gazon" (résolvant tous les problèmes desdits ados-bébés jusqu'à les rendre incapables de se prendre en charge eux-mêmes):
https://www.the-tls.co.uk/articles/public/digital-rights-dave-eggers-lecture/
(pour la petite histoire: Le Figaro, 3 janvier 2019, rapporte qu'un enfant âgé de deux ans sur quatre joue sur ordinateur, tablette ou smartphone en France, que 68% restent collés devant la télé tous les jours et qu'un tiers ne joue presque jamais au ballon - étude Inserm/Ined menée en 2013 auprès de 10.000 enfants)