Feuilles déconfinées de novembre

Petits bobos culturels (cote de rangement: Kulchur). Heidegger? Papa m’a interdit de lire. Sartre? Entre emmerdant et emmerdé. Rancière? Papa m’a obligé de lire. Houllebecq? Papa lit en cachette. John Ford? Qu’est-ce qu’il fout ici?

0. Petîîît paaapa Noëëëllleuh (Tino Rossi, 1946). Ah! Occasion rêvée pour un peu d’auto-réclame en faveur de nos éditions LitPol, son percutant Au club des femmes musulmanes de Clara Zetkin (prenant à bras le corps le sujet incendiaire de l’intégration (à quoi? à la société marchande du capitalisme sénile?), son non moins désobéissant L’Enquête ouvrière de Karl Marx (le travail n’est pas affaire d’experts mais l’œuvre des corvéables eux-même) ou, préfacé par Mateo Alaluf, signé du soussigné, Zeitgeist, rappelant, avec Althusser, que se tromper sur les mots revient à se tromper sur la réalité, et vice-versa. Chacun au prix imbattable mais exorbitant de 10 euros (frais d’envoi inclus, c’est un soutien à ce qui reste de La Poste publique, 51%) à verser au compte BE57 0639 6804 0635 d'Erik Rydberg avec en communication l’adresse où envoyer. Mieux: ils sont disponibles dans toutes les bonnes librairies (voir http://www.erikrydberg.net/litpol ): tous les chemins y mènent!

1. Rüdiger Safranski (né en 1945), Heidegger et son temps, 1994, Grasset 1996, 452 pages, 31,85 euros, trad. Isabelle Kalinowski, imprimé en France (sic) sans autre mention. On notera, si on veut rire un peu, que le phénomène trans était déjà dans l’air au début du siècle passé, chez Husserl, mais alors dans le sens de l’ego transcendantal, lors d’un tournant qui "s’annonce à partir de 1913". Hahaha. Mais il est tout ce qu’il y a de plus sérieux, ce bouquin, et pourvoyeur d’adrénaline aux petites cellules grises, surtout pour la "phénoménologie" nazie: ces Allemands qui, années 1950, réhabilitent et réintègrent "l’élite nationale-socialiste" pour "renforcer le front contre l’Est", ou encore, même période, la résurgence d’un climat de "haine du juif" qui conduira le philosophe Horkheimer a démissionner de l’université de Francfort. Cela dit, le sujet est autre. C’est Heidegger, mais aussi, bien décryptées, les grandes figures de la pensée qui peuplaient alors la réflexion, Husserl bien sûr, dont les 40.000 pages de notes manuscrites, "arrachées aux mains des nazis", trouveront refuge à Louvain grâce à un père franciscain, Bergson, évidemment aussi, et Duns Scot, Weber, Jaspers, Sartre, Celan ou Adorno, l’ennemi juré de Heidegger, pour ne citer que ceux-là. Safranski entre comme en conversation avec eux et invite le lecteur à s’y joindre, ce qui fait tout le prix de l’ouvrage. Le livre est également traversé de jolis traits, dont on rendra grâce à la traductrice, tels ces "Cassandre des hauts sommets du pessimisme" qu’étaient Heidegger et Adorno, plus proches l’un de l’autre qu’ils ne voulaient l’admettre comme Safranski le souligne avec à-propos, ou ce "maître de la danse des voiles philosophiques" que l’auteur agrafe en manière d’épithète au loden de Heidegger. Comme introduction à ce penseur controversé, le qualificatif de maître-achat s’impose, malgré quelques boulettes ou omissions monumentales (présenter Karl Kraus comme indifférent au fait hitlérien via une citation fautive, faire silence sur le mépris que Marcuse témoignera à son ancien idole) et la place disproportionnée accordée à Hannah Arendt. Comment un type d’une telle envergure a pu être séduit par le clownesque petit Hitler illustre tant la faille pouvant exister entre théorie et pratique (celle d’un médiocre petit bourgeois chez Heidegger) que l’angle mort empêchant jusqu’à nos jours de prendre toute la mesure de la fascination collective en Allemagne pour un projet de destinée glorieuse. On s’attardera plutôt, non sans raison, aux pirouettes pitoyables pour s’en disculper, Heidegger allant jusqu’à suggérer que "la collaboration était une forme de résistance" (sic). Ce qui demeure, cependant, en refermant le livre, ce sont les fusées venant zébrer le ciel du cerveau, telles ce "L’art ne dépeint pas, il rend visible." ou, évoquant "l’excessive prudence de Kant", ce "la crainte de l’erreur est l’erreur elle-même". Bon, ceci sans aborder ni le problème d’une traduction allemand-français (les notions centrales de Stimmung rendue tantôt par "disposition" (?) tantôt par "humeur", ou de Sorg, mal servie par "souci"), ni la question de fond: qu’est-ce qui poussait un Heidegger (et tant d’autres) à publier, donc à l’exhibitionnisme, quoi! Il se sentait investi d’une mission, à quel titre et pourquoi? Ce n’est pas le sujet du livre.

2. Bernard Noël et Michel Surya (nés en 1930 & 1954 respectivement), Sur le peu de révolution, éd. La Nerthe, 2020, 71 pages, 12 euros, impression ICN. Ce sont des échanges assez espacés auxquels se livrent ici, sans doute par courriel, le poète Noël et le philosophe Surya, fondateur et directeur de la revue Lignes. Ils s’étalent sur près de trente ans, de 1991 à 2019, et tiennent donc sur 71 pages, qu’on dira volontiers denses. Sujet de prédilection: l’impasse civilisationnelle, la mort du rêve d’émancipation collective, en et par un temps où il n’est "de politique dont l’argent n’ait eu raison" (Noël), où il faut cohabiter avec un "monde (qui) ne peut aller que plus mal" et où "aucun sarcasme ne peut se tenir à la hauteur de ce à quoi nous assistons impuissants" (Surya), au point que même "la visibilité" des choses soit devenue, ruse de la déraison, "un meilleur voile (et partant) un camouflage imprévu" (Noël). Le terme même de révolution: passé au registre de l’impensable. On referme et on se fait un café arrosé bien fort. Car on a beau dire, la conjoncture est certes mauvaise mais, là, pour être mauvaise… Et puisque cela passe par ma tête: il est tout de même singulier de noter le constat convergent d’un désastre culturel chez la gente intellectuelle non inféodée, de Sollers à nos deux compères en passant par Debray, Badiou, Onfray, Delacomptée, Salem, Adorno, Hobsbawm & J’en-Passe, alors qu’en face, speakerin et speakerine du JT abreuvent sur fond rose bonbon ce que le gavage de vidéogrammes Google s’emploie à parachever. Oufti.
Bernard Noël a un blog: https://www.bernard-noel.fr/
Michel Surya, pour qui ne connaîtrait pas, ni Lignes: https://www.editions-lignes.com/_Surya-Michel_.html

3. François Noudelmann (né en 1958), Un tout autre Sartre, 2020, Nrf Gallimard, 202 pages, 18 euros, impression CPI Firmin-Didot (Mesnil-sur-l’Estrée). L’achat raté du mois. J’aurais dû me méfier, un type qui enseigne à New York et produit des essais sur Nietzsche, Barthes, Beckett mais pas sur par exemple Hariri où il y aurait à dire. La critique (Canard enchaîné) était bonne, pourtant. Mais c’est un navet. Dans le genre sulfureux très commercial, un "autre" Sartre, hein, qui va vous remonter les bretelles, faire voir le Jean-Sol Partre, "l’agité du bocal" comme se plaisait à le désigner Céline, sous un angle décoiffant. Las! Rien de cela. Il présente ainsi comme une révélation qu’écrire des textes politiques, compagnon de route du PCF oblige, l’emmerdait. Bon dieu! Mais ça emmerde tout le monde de produire du pamphlet. Et ça ne prouve strictement rien, contrairement à ce que Noudelmann laisse entendre (lire: un Sartre qui n’était pas rouge par conviction). En réalité, il ne comprend rien à rien au genre pamphlétaire, lui reprochant par exemple, chez Sartre, un "style sans nuance", alors que, dans le pamphlet, c’est le BA-b.a., au diable les nuances! Et puis ce constant balancement sur le mode certes-cependant pour, après la formule de révérence obligée (certes, Sartre, grand homme engagé), aussitôt planter une banderille (cependant, Sartre, ça l’emmerdait, etc.). Là-dessus, pour faire bouquin, remplir des pages, une pincée de psychologie pour magazine (la part féminine que Sartre revendiquait ferait de lui un "queer" (sic), et puis une grosse louche sur le Sartre "touriste" (via ses impressions de voyage). Pour ma part, stop, je pilonne.

4. José Saramago (1922-2010), Un regard sur le monde, 1998-2010, Seuil 2020, 297 pages, 23 euros, trad. Dominique Nédellec, impression Nord Compo (Villeneuve-d’Ascq). Quand on a commencé un auteur, on continue. Son Évangile selon Jésus est d’ores et déjà dans la pile d’attente et il en parle dans ce recueil de bric et de broc: frappé de censure en 1992 au motif – air connu – que cet évangile "offensait les croyances religieuses du peuple portugais", censure dont il rappelle qu’elle est une agression contre la "pensée et la création" d’un écrivain et, "indirectement, atteint la société toute entière". Un évangile où saint Michel est présenté comme grand inquisiteur, une "mante religieuse" chargée de réprimer "la première insurrection publique de la chair, celle dont les anges sont privés". Saramago, prix Nobel 1998, mort en 2010 à 88 ans, ne manque pas d’y insister, il est athée, anti-UE et communiste encore bien, et fils de paysans, dont il dresse le portrait pénétrant, reproduit ici, dans son discours de réception à Stockholm. Il esquisse également le sien, cette fois dans un entretien au long cours en 1998 dans le magazine Playboy (1953-2020, qui n’était pas que fesses & mammaires). Portraits, encore, de gens de plume appréciés, Amado, Fuentes, Machado, Darwish, Marquez, Cervantes, Pessoa, notamment. En 1986, à 64 ans, il épouse la journaliste Pilar del Rio, de 28 ans sa cadette. Fiction et réalité font un.
Documentaire José et Pilar, 2010, voir (trailer); http://www.blogletras.com/2010/09/um-filme-sobre-uniao-de-jose-saramago-e.html
Et quelques photos: https://www.alamyimages.fr/photos-images/jose-saramago-pilar-del-rio.html

5. Revue Europe (fondée en 1923), Jacques Rancière / Andreï Platonov, n° 1097-1098, sept-oct 2020, 379 pages, 20 euros, impression La Manufacture. Deux bouquins pour le prix d’un. Plongée dans l’univers du philosophe Rancière, d’une part, dont on connaît la thèse, qu’il ressasse tout de même un peu, savoir qu’il y a infantilisation, voire abêtissement dans les institutions éducatives, tout à leur tâche de bonne et sainte parole visant à ex-pli-quer (bourrer les crânes, comme on dit vulgairement) et, partant, se substituer au génie propre de l’apprenant, alors qu’il faudrait bien plutôt dés-ex-pli-quer, le tout servi, thèse "bis", ressassée elle aussi, d’un credo émancipateur sur la base du principe de l’égalité entre toutes et tous. À un moment où on vit, plus que jamais, sous la dictature des experts (aujourd’hui surexcités par le Covid-19), la contradiction apportée par Rancière vaut d’être revisitée. Mais quel jargon! On se demande à qui Rancière et ses exégètes d’Europe s’adressent. Faut un bon tube d’aspirine pour en digérer la lecture. Là-dessus, vu que s’il y a un "d’une part" (ho! quelques lignes plus haut), il doit y avoir un "d’autre part". Que voici. Il se nomme Andreï Platonov, un phare solitaire de la littérature soviétique, fils de cheminot, guerrier (incompris) dans la lutte pour l’avènement de l’homme nouveau, styliste jusqu’à l’obsession (les dactylos demandaient trois fois le tarif pour taper ses textes tant il chamboulait la grammaire). Bref, Platonov, c’est un bonheur, dont on découvre ici, à côté de deux autres textes, une série d’aphorismes. Exemple: "Les animaux et les plantes sont toujours nos contemporains, ce n’est pas une question d’atavisme, mais d’amitié, de salubrité de l’âme." Encore? "La révolution a été conçue en rêve et a été mise en œuvre pour réaliser les choses les plus irréalistes." Une der’? "Que la révolution avance jusqu’à ce qu’elle trébuche. Quand elle trébuchera, nous l’aiderons à se relever et elle repartira." On sent jusqu’ici le souffle de l’époque. L’humour, aussi, lorsqu’on apprend que Platonov baptisera la jument d’un de ses héros ("amoureux fou de Rosa Luxembourg") du nom de Force prolétarienne. Comme bon nombre de ses collègues & guerriers incompris, ses livres auront peine à recevoir l’imprimatur des autorités (un de ses chefs d’œuvre, Tchevengour [Laffont, ‘96, notez!], ne paraîtra en URSS qu’en 1988), mais il n’en mourra pas: c’est la tuberculose qui l’emporte en 1951 à l’âge de cinquante-deux ans.
Voir encore: http://www.sovlit.net/bios/platonov.html
Post-scriptum: il est de notoriété publique que le journalisme de l’automobile (petit cadeau dans la boîte à gants) et touristique (mini-trip tous frais payés) tient de la sinécure mercenaire, et souvent même le journalisme culturel (livres, cinoche, théâtre, CD et DVD gratuits à la pelle), il n’est que lire ou écouter, ce sont en général des "entretiens" d’une épouvantable flagornerie incestueuse où la médiocrité avance fardée de vanité, mais, tout de même, tout de même: constater dans une revue de haut niveau telle qu’Europe pareille absence de tout esprit critique, d’article en article, ce n’est pas très sérieux.

6. Michel Houllebecq (né en 1956), Sérotonine, 2019, Flammarion, 347 pages, 22 euros (ex. prêté par un compagnon de déroute), impression Floch (Mayenne). Imagine-t-on Homère emmitoufler Ulysse d’un training Hilfiger, ou Zola ceindre Nana d’un soutien Dita von Teese (joli, au demeurant)? De prime abord, ça, irrite chez Michel Houllebecq, sa manie de multiplier les mentions de marque des brolls dont s’environne son alter ego de personnage romanesque, désabusé avec ce qu’il faut de désespoir chic. De mémoire, le premier qui avait transformé son roman en catalogue WalMart, c’est Brett Easton Ellis (American Psycho, 2000) et c’est pas pour lui jeter des fleurs. Rendons à Warhol ce qui lui appartient. Bon, je chicane, je sais. Houllebecq, le personnage public, est plaisant, en particulier son dada de dire exactement ce qu’il ne faut pas dire. Mais le romancier? Faisons quelques pas avec ce roman pharmaceutique. C’est excessivement nombriliste mais, hein, l’air du temps est à ça. C’est aussi drôle, par moments, comme lorsque, fumeur radicalisé, Houllebecq explique comment déconnecter les détecteurs orwelliens des chambres d’hôtels. Savoureux, également, quand il parle des mœurs des lézards ("les lézards ne font pas confiance aux lézards"). Et puis tireur d’élite lorsqu’il offre la clé de notre servitude volontaire standardisée: c’est, ben tiens, because le "verrou idéologique", à chaque coup. Mais l’auteur semble s’être empaffé d’une petite somme lorsque, oubliant qu’il écrit un roman, à la fin, il balance une série de pages de critique littéraire (Thomas Mann, Conan Doyle, Proust, etc.) Mais encore délicieux par certains de ses néologismes, ces "cultureries" par exemple. Et magique quand il crée le personnage du Dr Azote qui, pour adoucir la dépression de son patient, lui file l’adresse de trois filles légères, avec leur numéro de téléphone. On voit d’ici Hippocrate noter dans son carnet. Est-ce que cela fait un roman? Houllebecq a dû lui-même se poser la question en le clôturant par une queue de poisson qui ne rend que mal la terreur de la page blanche. Cette histoire d’un dépressif plutôt déprimé qui se qualifie lui-même de "lopette" pour mieux pleurnicher (à longueur de pages!) sur ces amours à jamais disparus, bon, c’est un peu fatiguant. Mais il y a de bons moments, si, si. (Et puis, note finale, le camarade qui me l’a filé, disant sa flamme extasiée devant le passage où Houllebecq dissèque ce que représente l’Amour pour la femme et, a contrario, pour l’homme: ces pages, 70 à 73; valent effectivement d’être méditées et relues. Il y a du Schopenhauer, du Freud et du Brel là-dedans.)
Clin d’œil houllebecquien à Zola, modiste: http://www.dita.net/

7. Katharina Volckmer (née en 1987), The Appointement, 2020, Fitzcarraldo Editions, 96 pages, 16,10 euros, impression TJ Books Ltd. C’est une recension élogieuse dans le TLS (6/11/20) qui m’a fait m’apostropher d’un "essayons!", d’autant que l’article signalait que l’écrivaine, Allemande résidente à Londres, n’a pas été publiée dans son pays, suggérant que peut-être est-ce dû à sa manière iconoclaste de causer du génocide hitlérien. Fallait oser, en effet. L’héroïne du livre, une jeune Juive en passe de changer de sexe en se greffant un phallus allemand aryanisé, se dit avoir une fixation sexuelle sur le petit Adolf, le type qui – rappelez-vous – avait tant emballé la patrie de Goethe, au point que ses habitants en viennent encore à éprouver "quite an excitement" de se trouver face à face avec un "Juif vivant". Scabreux? Drôlatique, plutôt, agrémenté d’une bonne louche de vitriol. Par exemple, cette "civilisation" nazie qui a loupé le coche d’un marketing imaginatif en proposant aux enfants des sets LEGO pour construire des camps de concentration. Ou cette remarque que les films hollywoodien sur le génocide "transforment tout en clichés au point de se sentir enculé par Ronald McDonald" – cfr Spielberg & Cie. Le propos n’en reste pas moins sérieux. Auschwitz, qui est "le fondement de tout ce que nous sommes aujourd’hui", écrit-elle, n’a jamais été "pleuré", mais fétichisé, momifié, monumentalisé jusqu’à l’insignifiance. Et puis, mais là c’est personnel, tout heureux évidemment d’étoffer ma collection de néologismes comportant un "un-" privatif (on connaît le splendide "unsex me" shakespearien de Lady Macbeth): évoquant sa renaissance mentale, la narratrice note ainsi que "I knew then that I would never be able to unsee things again […]" ("J’ai compris alors que je ne serai jamais plus à même d’encore in-voir les choses" – mais c’est mieux dans l’original, of course.)
Entretien avec l’autrice dans le Paris Review: https://www.theparisreview.org/blog/2020/10/07/ice-pick-an-interview-with-katharina-volckmer/

8. Valérie Rouzeau (née en 1967), Pas revoir (1999) et Neige rien (2000), poche Table Ronde 2010, 142 pages, 7,10 euros, impression CPI Bussière (Saint-Amand-Montrond). J’ai une affection particulière pour Valérie Rouzeau. Il y a plusieurs chemins qui attirent dans la poésie. Elle fait écho à une situation vécue à la manière d’une clé de sol. Elle séduit par son chant. Elle fait revivre les mots. Ou encore elle fait des cabrioles qui font sortir du chapeau des lapins en masse, de toutes les couleurs et toutes les tailles et de tous les déguisements. Ça, c’est le cas de Ms Rouzeau. L’écriture est comme celle d’un enfant, celui qui gazouille tout seul dans un coin. Ajouter la scansion à la syntaxe toute personnelle: "Le hangar sa tôle ondule avec le vent"… "Le ciel se danse. / Parfois le soleil juste en face"… "Savoir ça voir rien à voir ça n’a et pourtant non c’est toi ta belle tête dure." C’est de son père qu’elle parle et évoque sur le chemin du cimetière. On va tous y aller, devant ou derrière. Avec un peu chance, Rouzeau en sourdine.

9. Hesther Lynch Piozzi (1740-1821), Anecodtes of Samuel Johnson, 1786, Alan Sutton Pocket Classics, 1984, 136 pages, 2 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), impression The Guernsey Press Company Ltd. Le Dr Johnson, comme l’appelait ses admirateurs, est surtout connu par la biographie du premier d’entre eux, James Boswell: personnage hors normes, excentrique comme seuls les Britanniques peuvent l’être, là-dessus conservateur rabique, misogyne bon enfant comme tout le monde (à cette époque de sexe masculin), flâneur noctambule et, entre autres talents, lexicographe fantasque (ainsi, pour le terme "ethnique": "païen; pas juif; pas chrétien." - Littré, à le supposer né dans les brumes londoniennes, aurait sans doute imité). Ms Piozzi, née Salusbury en 1740, fut une de ses suivantes assidues durant de longues années et ses souvenirs, truffés de longues répliques verbatim du grand homme, forment un intéressant complément au Boswell, quoique plutôt scolaire et besogneux. Johnson avait un avis (tranché, guillotin) sur absolument tout et l’oracle façon tonton ronchon peut taper assez rapidement sur les nerfs. Cela donnait des sentences comme celle-ci: "Corneille est à Shakespeare ce qu’une haie taillée est à une forêt." Le bonhomme s’exprimait en anglais et en latin avec une égale maîtrise, et produisait sur le pouce des poèmes avec la même facilité que vous et moi des borborygmes. Je range à côté de la Modern Selection de son dictionnaire (Pantheon Books, 1964).

10. Ismail Kadare (né en 1936), Avril brisé, 1978, Livre de Poche, 1985, 216 pages, 3 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), trad. Jusuf Vrioni, impression Brodard et Taupin. La bonne vieille société "traditionnelle" avec ses pesanteurs d’un autre âge, faut pas chercher: c’est dans l’Albanie de Kadare – voire à la télé, suffit de poser le regard sur le speakerin, endimanché, débitant son prêchi-prêcha, copie conforme du patriarche bourrant le crâne de ses brebis. Mais, en Albanie, on rigole pas avec. L’affront se lave dans le sang, et de génération en génération. Le pauvre gars qu’on suit ici à la trace est le 23e condamné à mort prochaine parce que, un jour, lointain, un pèlerin de passage s’était fait zigouiller par le voisin et, partant, a obligé ses hôtes à vengeance et, celle-ci accomplie, entraînant contre-vengeance & ainsi de suite, sans fin. La Tradition dispose que la famille victime peut accorder un mois de répit à la future cible de la saga vengeresse et là, ça tombe en avril, d’où le titre. Le pauvre gars n’a plus qu’un mois à vivre avant qu’une balle venue d’un tueur tapis dans l’ombre ne le fauche (là-dessus, forcé, ledit tueur ne fera pas de vieux os). On appelle ça aussi la vendetta. En cette période de petit sapin familial festif noyé de marchandises grimées en cadeaux, c’est gâteau, comme livre. Qui nous apprend aussi que la Tradition veut que, lors d’un mariage, on offre à la future, pour compléter son trousseau, une belle cartouche à la douille de cuivre étincelant. C’est pour le cas où l’épouse serait infidèle afin que le mari outragé la tue, propre et net. Ah! Les traditions!

11. Eric Vuilard (né en 1968), La bataille d’Occident, 2012, poche Babel/Actes Sud 2019, 180 pages, 8 euros, impression Normandie Roto. Est-ce qu’on peut se faire lyrique autour de l’hécatombe de la Grande Guerre? Vuilard, affirmatif. Il y a de l’Orsenna chez lui, la plume agile et, pour ce qui est du Contenu (le sujet), touche-à-tout. Cette fois, donc, la première Grande, der’ des der’, comme on s’était juré sitôt après. Zoom, donc, sur cette chair à canon & mitrailleuse qui se jetait hors des tranchées alors que l’état-major, des galonnés séniles, se la coulait tranquille bien au loin (on n’en a fusillé aucun, dommage). On perfectionnera plus tard comme rappelle Vuilard: le bombardement allié de Dresde, du 13 au 15 février 1945, quelque 40.000 morts (civils), Hiroshima, c’était 75.000 morts (civils), mais voici, déjà, le 22 août 1914, les 27.000 morts en 43 secondes, journée en son temps "la plus meurtrière de l’Histoire". Comment en était-on arrivé là? Série d’enchaînements burlesques, à suivre Vuilard. Qui est au mieux, à l’aise, quand se présente une échappée lyrique. La mort de Sophie Chotek, ainsi, l’élue de l’archiduc François-Ferdinand, choix réprouvé par la famille du dynaste, ce qui leur valut une moindre escorte ce 28 juin 1914 à Sarajevo lorsque la première balle "se glissa dans le ventre de la douce Sophie Chotek." Vuilard: "Son joli visage se crispa, ses mains se réunirent près du nombril comme pour une profonde prière." Fin observateur, Vuilard. Je trouve que c’est un cadeau de Noël idéal. Pâques, ça va aussi.

Post-scriptum. Il n’est question ici que de livres. Les films, pourtant... Revu récemment L'homme qui tua Liberty Valence en DVD, un mélo émouvant, noir et blanc, de John Ford 1962 avec Lee Marvin, en irrésistible crapule caricaturale, James Stewart, en pathétique juriste-justicier caricatural, et John Wayne, en sublime pistolero no-nonsense (caricatural). Avec aussi un drame d’amour triangulaire de facture classique, A aime B qui aime C. John Wayne (A) en devient presque humain. Mais ce qui frappe les mauvais esprits, va-t-on hardiment supposer, c’est, lancinante, l’exaltation de la nation dans le cinéma made in USA, c’est "USA forever" (ou über alles, comme on veut), et c’est "in the US, we trust" – ajoutons que Ford, c’est tout sauf exceptionnel, voir Capra, ou plus loin, Woody Guthrie (This Land is your Land): je vois peu de pays occidentaux aussi patriotes sur grand écran. On se croirait en URSS. (Haha). Pour le surplus, le site de référence ciné: https://www.imdb.com/title/tt0056217/?ref_=nm_flmg_act_37