Hiéroglyphes d'avril

Comment s'extraire? On peut sortir de chez soi, déambuler sans but. On peut fermer les yeux. On peut regarder la télé en coupant le son. On peut se jeter dans les bras de dame vodka. Mais on peut aussi lire. Ah! Ponge! Shakespeare! Kraus! Aragon!

1. Jack Black (1871-1932), You can't win, 1926, rééd. 2013 Feral House avec introduction par William Burroughs, 327 pages (offert par choute fifille), traduction française: Personne ne gagne, aux éd. Monsieur Toussaint, coll.«Les Grands Animaux», Bordeaux, 2017. Il y a du Jean Genet chez Jack Black, venu au "crime" (gentleman cambrioleur) à la suite de "mauvaises rencontres" de jeunesse, lesquelles, assez rapidement, le convaincront de ce que le "milieu" des hors-la-loi est bien plus humain, véritable et honnête que celui des bourges à la vertu bigote: impensable, par exemple, dit-il, qu'un détrousseur de coffres ne réserve pas une part du magot pour régler ses arriérés de loyer. La logeuse, on vole pas! Délicieux, le bouquin livre toutes les ficelles du parfait cambrioleur (un art! par exemple comment dérober un portefeuille d'en dessous de l'oreiller sur lequel ronfle son propriétaire, ouh! doigté!) mais, en même temps, montre bien l'extrême "pénibilité" du métier (c'est bosser 24h/24, sans pointeuse et zéro absentéisme) de même que ses risques: les copains morts de Black remplissent un cimetière et, lui-même, c'est la moitié de sa vie passée en prison. Ce monde, avec son code d'honneur, sans doute, n'existe plus. Comme toute féerie, il est fait de nostalgie. Oh! mais je deviens déprimant, là.

2. Hugues Severini (né à date inconnue mais je dirais plutôt jeunot), Big Brother is Driving You, 2016, Académie en poche, Académie royale de Belgique, 114 pages, 7 euros, impression IPM Printing (Ganshoren). On hésite un peu. Niais? Stupide? Ignare? Severini est prof d'informatique à l'ULB et il y croit, dur comme son disque dur plastifié. Il fait penser à la fable de l'usine de pinces à sucre qui, maître du monde à la suite d'une victorieuse guerre totale, asservit toutes et tous qui, finalement, l'implorant pour connaître les conditions de reddition, l'entendent répondre: ce que je veux? mais produire des pinces à sucre! Severini, c'est tout comme. Le Bonheur du Monde, c'est un Algoritme pour Tous. La bagnole "autonome"? Bienfait de l'humanité. Le frigo intelligent qui trie solo son contenu, itou. La surveillance de toutes et tous par capteurs et forêts de caméras, c'est tout bon pour le "bien commun". C'est gentiment niais. À l'entendre, les algoritmes "pensent". À le suivre, "toute la pensée économique" (sic) repose sur la "maximisation" de la satisfaction. À l'écouter, Darwin n'aurait pas capté le caractère aléatoire de la sélection naturelle. À le lire, la mainmise bancaire sur la masse monétaire est étrangère au hold-up sur la création monétaire. Sans compter d'étonnants effets stylistiques, comme lorsqu'il parle de "dictatures peu éclairées"... C'est néanmoins un truc à lire, l'esquisse du meilleur des mondes totalitaires (le mot ne l'effleure pas) où, algoritmes omniscients aidant, on anesthésiera la vieille atteinte d'Alzheimer pour plutôt s'occuper de l'enfant leucémique, ce en raison d'une "enveloppe budgétaire limitée" (notion qu'il n'interroge pas, évidemment). Mais en creux, c'est à lire aussi pour ses leçons, comme au sujet des "machines à lire" Kindle, dont le Big Boss/Brother "enregistre tout le déroulement de votre lecture ligne par ligne, le temps passé sur une page par exemple"... Morale: se déconecter! payer tout au comptant (avec la "carte", la banque enregistre tout)! Etc. Severini, qu'on veut croire sincère, n'a en tête qu'un public de classe moyenne relativement aisée - celle qui condamne le resquilleur des transports en commun comme un fauteur ès-"incivilités", qui accueille à bras ouvetts une surveillance de tous les instants parce qu'elle "n'a rien à cacher" et qui trouve sympa de se voir recommander un film ou un livre grâce à un algoritme papa. On lit et on sort son pétard.

3. Shakespeare (1564-1616), Julius Caesar, 1599, Oxford World Classics, réimpression de 2008, 136 pages (hors intro & notes), imprimé sur les presses de l'Oxford University Press à New York, 3,5 euros (Pêle-Mêle). Faut-il rappeler, il a du talent, Shakespeare, il sait charmer l'oreille et l'esprit. On a ici, bien connue, l'observation de César sur l'intérêt, pour un grand chef, d'avoir autour de lui des gens bien gras car les maigres, ils pensent, et ça c'est dangereux - comme il s'en apercevra peu après, poignardé de toutes parts. De même, la superbe harangue de Marc-Antoine s'adressant aux "hommes d'honneur" assassins (que d'aucuns auront vu joliment envoyée par Marlon Brando dans la version cinéma de Mankiewicz, 1953). Le collectionneur de curiosités linguistiques, quant à lui, fera en marge une marque au crayon à l'endroit où Brutus justifie le complot assassin: "Nous serons appelés purgeurs, non des meurtriers." C'était bien avant que Grandes Purges & Purifications Ethniques donnent au terme un tour nettement moins populaire.

4. Etiemble (1909-2002), Parlez-vous franglais? 1964, avec addenda de 1974 et 1980, Folio, 1991, 436 pages, 11,40 euros, impression Buissière (Saint-Amand). Lu professionnellement et, encore, souvent à la diagonale tant cette compilation de barbarismes donne des migraines de surdose. Car maniaque, Etiemble, il a, dit-il, noirci "quelque trois cents kilos" de fiches au cours de sa traque. Faut-il écrire tramoué (pour tramway) et métingue (pour meeting)? Pourquoi non? Ce qui est sûr, c'est que s'il sortait de sa tombe, il jugerait vaine sa lutte tant tout l'espace public s'est hollywoodisé: "fresh food", "Belgian chocolate", "open", "new" à l'infini. Malraux, idem, qui en 1959 déclarait solennellement que la France "ne pouvait admettre une colonisation de l'esprit par les États-Unis et l'Union soviétique". (Tiens! on ne croise guère dans le sabir commercial des enseignes et des pubs de mots russes.) Pauvre Etiemble. Dire qu'il a passé des heures à éplucher même des "journaux féminins, courrier du cœur, publicité rédactionnelle" etc., en vain! en vain! Il y a quelque chose de rotten dans le kingdom of Europe...

5. Patricia Latour et Francis Combes (contemporains), Le français en liberté - Frenglish ou diversité, Le Temps des Cerises, 2016, 162 pages, 12 euros, sorti de ISI Print (La Plaine Saint-Denis). Ce recueil de chroniques du langage crétinisé parues dans L'Humanité 2014-2016 est, dans le genre, qui compte beaucoup d'impétrants, parmi les meilleurs. On se délecte. Ainsi, du savoureux de la langue populaire, cette ouvrière qui refuse de faire du zèle: "On fait c'qu'on peut. On n'est pas des pneus, mais on crève quand même...". Ou de l'origine insoupçonnée de certains mots usuels, comme vasistas, venant de l'allemand "Was ist das?". Ou des néologismes joliment subversifs, tel ce "saventeau" pour - vous avez le choix: expert? prof d'unif? clown de télé? Ou encore des âneries de la propapagnde ambiante qui, cherchant à terroriser en parlant de terroristes, oublie que les Résistants au nazisme en étaient, de même que le FLN algérien ou... les activistes sionistes de Palestine (aux yeux des Britanniques). Latour et Combes, il faut lire pour se rendre compte de l'ampleur de l'état d'aliénation culturelle et linguistique dans le lequel a sombré le "Vieux monde" sous le règne du néolibéralisme dans sa version hégémonique états-unienne. C'est un abécédaire qui nettoie très utilement les petites cellules grises. On consulte régulièrement!

6. Aragon (1897-1982), Le musée Grévin, 1943, Le Temps des Cerises, 2011, 138 pages, 12 euros, avec intro, sept poèmes inédits et notice biographique des personnes citées, impression Coriet Numérique (Condé-en-Normandie). Aragon s'en explique: ce ne pouvait être écrit qu'en 1943, pas en 1942 ni en 1944 (où, dit-il, monte comme un espoir d'abattre la bête infâme). 1943, plus précisément l'été 1943, parce que c'est alors qu'Auschwitz pénètre dans les consciences - et que la rage s'hérisse au souvenir des Résistantes disparues, Danielle, Maie, Marie-Claude, Yvonne, cent femmes, mises à mort dans les camps allemands. C'est, écrit-il,
La bizarre saison d'une bizarre époque
Où le loup veut évangéliser la forêt

bizarre époque marquée par
Les cent enseignements de la cruelle école
Où nous auront appris l'amour d'avoir haï

En beaucoup d'endroits, cela reste d'actualité.

7. Karl Kraus (1874-1936), dossier de la revue Agone n°35/36, 2006, Les guerres de Karl Kraus, 306 pages, 10 euros (bouquinerie Aden), sorti des presses de Barnéoud. Créateur d'une "sociologie du langage" qui "démasque la société" dixit le philosophe Horkheimer, auteur de manuels "du parfait combattant contre la domination symbolique" complète Bourdieu: Karl Kraus est, comme on sait ou devrait le savoir, le fou furieux qui, dès 1933, a couché sur papier absolument tout ce qu'il fallait savoir de la barbarie génocidaire du nazisme et qui, à partir de 1945, donnera lieu aux lamentables pleurnicheries dans le registre du "on ne savait pas" (sic). Kraus n'était pas que ça. Outre une série d'analyses instructives (Edward Timms, Gerald Stieg, Stéphane Gödicke, Jacques Bouveresse, entre autres), l'homme et la femme de lettres (lire: ami et amie du mot imprimé) trouveront ici facsimilé et traduction de quelques très beaux textes parus dans la revue Die Fackel (Le Flambeau) que Kraus publiera de 1899 jusqu'à sa mort, tout seul, de A à Z à partir de 1911, dont le projet de numéro "spécial" prophétique de 1933, Troisième Nuit de Walpurgis (300 feuillets qui, la mise en page pourtant achevée, ne seront publiés qu'en 1952, après sa mort - pour la traduction traduction française, 2005, voir le catalogue Agone.)

8. Christian Lutz (né en 1954), Lettre ouverte à Madame la Ministre, 2019, éd. Samsa, 77 pages, 10 euros, "imprimé en Belgique" (sic). Lutz est un garçon malheureux. Directeur des éditions Le Cri depuis 1981, le voici contraint de fermer boutique en raison d'imbécilités réellement crétines de la Bureaucratie de la Culture en Communauté française, ressortant de la ministre Alda Greoli (Parti Humaniste et Chrétien). C'est assez mal écrit et pas très bien pensé. Mais, quant au fond, révélateur du mépris dans lequel est tenu le livre par la gente politique. Résultat, rappelle-t-il, des quelque 26 libraires actives à Bruxelles au début des années 1980, il n'en reste qu'une poignée. Et sur les 300 alimentant le pays entier en 1981, il n'en subsiste que 61. Et là, c'est sans compter les vendeurs de magazines et journaux qui sombrent les uns après les autres. Il paraît qu'il y a des élections prochainement mais, sauf erreur, pas un parti, pas une vedette de l'affichette politique qui a pour le livre et le journal une attention quelconque, aujourd'hui pas plus qu'hier ou demain. Autant alors voter avec les pieds.

9. Céline (1894-1961) Entretien avec le Professeur Y, 1955, Gallimard nrf, 153 pages, 6 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), constituant le 3.152ème exemplaire (sur 7.000), imprimé "en France" (sic). Les amateurs du vieux fou peuvent tranquillement passer à côté, c'est une production strictement alimentaire: revenu depuis peu (1951) en France et nanti d'un contrat avec Gaston (Gallimard), fallait l'honorer. Au fil des pages de cette vraie-fausse "interviouwe", il demande à tout bout de champ au drôle imaginaire qui note ses propos "Dites, à combien de lignes on est, là?" C'est qu'il tire à la ligne, comme on dit. On n'en fera cadeau à personne.

10. Umberto Eco (1932-2016), Sur les épaules des géants, 2017, Grasset, 2018, 443 pages, 33,70 euros, impression Errestampa (Italie). Richement illustré de reproductions d'œuvres d'art (assez correctement mais trop petites bien souvent), relié cousu-ccollé avec forte couverture. C'est plaisant, comme lorsqu'il évoque la métaphore des géants et des nains (les seconds, c'est-à-dire nous, avons l'avantage, montés sur les épaules des premiers, nos aïeux, de voir plus loin qu'eux, donc, c'est l'idée que le fiston est à même d'être plus sagace que son paternel) et enchaîne en disant que, néanmoins, le risque, vu l'évolution de la société actuelle, est de voir "des hordes de nains s'asseoir sur les épaules d'autres nains". Drôle, non? Drôle, aussi, l'anthologie de paradoxes & aphorismes tordus, tels "Dieu doit exister parce qu'il ne serait pas mesquin au point de me faire croire qu'il existe si c'est pour ne pas exister.", ou "Dipsomanie: mot scientifique si beau qu'il donne envie de se mettre à boire.", ou "Réfléchis bien avant de penser!" Bref, c'est d'une lecture bien agréable. Et, puis, le livre fermé, on le rouvre aussitôt pour ne "lire" que les images, la belle Uta von Ballenstedt (13e siècle, cathédrale de Naumburg), l'insolite Dame au rat (de Paoletta Saraval, 2016) ou, fascinante, Marie-Madelaine (buste en bois, 15e siècle, musée de Cluny)...

11. Jean Paulhan (1884-1968), Les fleurs de Tarbes, 1941, poche idées/gallimard, 1973, 249 pages, 3 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), imprimerie Buissière (Saint-Amand). Ce qui fait tiquer, c'est la date.1941, en pleine guerre, le petit Jean commet et publie - pince-sans-rire - un libelle contre les "terroristes" du bon goût littéraire, la race des critiques qui faute d'avoir pu devenir écrivain s'amuse à les démolir à tout-va. Paulhan, parfois, est amusant: "Il existe une façon pratique d'éviter la contagion des maladies: c'est de supprimer les malades." Suffisait d'y penser. Et puis, on garde au chaud la réplique constante de l'abbé de Saint-Pierre dès lors qu'il avait à juger de l'œuvre d'autrui: "Ceci est bon, pour moi, quant à présent." Voilà qui surpasse de loin le légendaire peut-être qu'ben oui, peut-être que ben non. Certes, Paulhan, c'est daté. Les critiques qu'il critique ont tous des noms à juste titre oubliés. Et ce qui faisait débat dans le microcosme des littérateurs parisiens (être ou ne pas être suspect de "verbalisme" creux) tomberait à plat dans les réseaux Twitter & Cie. Ce qui n'empêche, qui veut s'instruire ici s'instruira.

12. Francis Ponge (1899-1988), Treize lettres à Castor Seibel, 1970-83, 39 pages, 8,90 euros (librairie André Leto, Mons), éd. L'Échoppe, 1995, impression J.-P. Louis (Tusson). Après Paulhan, Ponge, qui loue le premier, dans une lettre du 14 août 1974, pour avoir, avec Malraux, "si tôt découvert, encouragé, soutenu, imposé" lepeintre et sculpteur Jean Fautrier. Ponge est de ceux qui ont plus ou moins disparu de "l'offre" de l'industrie culturelle, dont les libraires sont au mieux les serviteurs réticents. Raison de plus. Les disparus sont les enfants chéris des flâneurs en littérature.

13. Hjalmar Bergman (1883-1931), Hans nåds testamente, 1910, Klassikerförlaget 1994, 207 pages, 50 couronnes (+/- 5 euros), impression Aktietrykkeriet (Trondheim). Petite chose délicieuse que ce tableau tout en joyeuse ironie de la "bonne société" suédoise (notables, bien-nés, fortunés) où l'ont suit un vieux baron qui se réjouit de déshériter sa pimbêche de sœur (marmaille parasitaire incluse) au profit de deux jeunes gueux, fruits de ses escapades libertines. Mais, dommage, pas traduit en français: rien sinon (cinémathèque!) un vieux muet du grand Victor Sjöström (His Lordship's Last Will, also known as His Grace's Last Testament, 1919 - ce qui donne en français Le testament de son excellence).

14. John (1926-2017) et Yves (né en 1976) Berger, À ton tour, 2019, éd. L'Atelier contemporain, 100 pages, 20 euros, publication posthume d'un échange de courriers, joliment illustrés, entre père et fils, tous deux amoureux pratiquants de l'art pictural. Passent en revue devant leurs yeux de connaisseurs fervents, Dürer, Poussin, Coldstream, Bonnard, Caravage, Manet, Zurbaran et bien d'autres, de même que leurs propres dessins. C'est les (re)découvrir autrement. Avec plongée, par exemple, dans l'art de broyer sa propre couleur blanche (avec du titane), quoique, certes, comparée à la blancheur de la neige, "plus semblable à de la pisse qu'à du miel". Fait partie des livres qu'une fois refermé, on relit direct. Plus lentement.