Läst/Lu/Read - Juilliy 2017

1. Frederic Jameson (né en 1934), Représenter Le Capital, 2011, Éditions Amsterdam, 2017 (trad. de l'anglais, Nicolas Vieillescazes). Jameson est sans conteste parmi les marxistes les plus brillants et pénétrants actuellement et, sur la signification du Capital (1er livre) aujourd'hui, c'est le livre de l'année. On ne peut que lui souhaiter une très longue vie productive. Résumer en quelques lignes, impossible naturellement. Que ce soit sur les tâches de la critique (l'urgence de produire une théorie du capital financier aujourd'hui, par exemple), sur l'exquise musicalité (!) du Capital de Marx, sur l'aliénation de l'homme-marchandise, sur la fameuse "doctrine de la paupérisation" chez Marx (si souvent raillée mais désormais en cours de généralisation) ou sur le chômage. Terminons par cela, soit le chômage entendu comme la politique consistant pour le capital à "employer [les travailleurs surnuméraires, en nombre croissant] pour ne pas être employés; ils remplissent une fonction économique par leur non-fonctionnement même". Sortir le crayon et souligner trois fois. Chez Jameson, ce sont à toutes les pages, jusque-là voilés, des "mais c'est bien sûr!" Jouissif.

2. Constantin Simonov (1915-1979), Compagnons d'armes, 1952, traduction Julia et Georges Soria (Les Éditeurs Français Réunis, 1954). Un ami me demandait voici peu pourquoi lire des écrivains de feu-l'URSS. Ben, tiens! Parce qu'ils donnent à voir de l'intérieur ce que la Guerre froide (nota bene: 1917 à nos jours) n'a eu de cesse de déformer. Ici, l'aperçu charmant de la trajectoire d'une jeune Moscovite: sept années d'école, puis deux comme fraiseuse dans une usine d'outillage, puis encore une année d'école technique d'électromécanique et, enfin, engagée, après des cours du soir, comme électricienne dans une usine aux confins orientaux du pays, où elle obtiendra, comme y a droit quiconque a travaillé durant quatre ans, un congé de six mois. Dans le livre, extraite de l'anonymat de l'histoire des peuples, la jeune fille se nomme Macha, elle est éprise du jeune journaliste Sintsov, lequel est appelé en 1939, comme Simonov (il fut entre autres correspondant de guerre, Extrême-Orient, Stalingrad, chute de Berlin), à couvrir la guerre aux frontières de la Mongolie entre le Japon et l'URSS, qu'un pacte d'assistance mutuelle liait au voisin mongolien. Chronique d'un fracas des armes. Simonov: avant tout un conteur hors pair, renommé chez lui dans les années quarante et cinquante, depuis injustement oublié.

3. Jean-Luc Nancy (né en 1940), Chroniques philosophiques, 2004, éditions Galilée. Il s'agit de onze causeries radiophoniques sur France Culture en 2002 et 2003, donc chose courte (78 pages), accessible mais néanmoins d'une profondeur exigeant un état mental de calme, luxe et volupté avant lecture et relecture. Électron libre de la philo, Nancy, et quelle plume! On se délecte. C'est l'anti-penser con dans sa plus belle expression. Sur notre époque grabataire, par exemple: "Depuis l'Antiquité tardive, il n'y a pas eu de vieillissement aussi manifeste que le nôtre. L'économie capitaliste accumule les impasses, les abcès, les désordres incontrôlables. La société qu'elle gouverne ne croit plus en elle-même." Et pour y revenir, au Capital, que Nancy met au banc des accusés lors du déclenchement de l'invasion de l'Irak: ne pas se leurrer, dit-il, Bush n'y était pour rien, c'est le Capital qui était à la manœuvre, lui qui "emporte et lamine ostensiblement depuis trente ans à peu près tout ce dont nos démocraties et nos (a)théologies étaient en droit prometteuses" - et lui encore, en Irak, qui y apportait la preuve de sa "puissance à double face: l'autoproduction de la technique et l'autoproduction de la valeur comme équivalence générale. Il s'agit de gestion et, de fait, chaque bombe aura été un investissement." Voilà qui dégrise.

4. Bernard Weber (né en 1961), Demain les chats, 2016, Albin Michel. Là, je triche. Je n'ai lu qu'un tiers en râlant illico après sur la perte de temps. Weber ne vaut pas un clou et n'est mentionné ici que parce que, sidérant, à la Foire du livre de Bruxelles, il y avait une file interminable de gogos qui attendaient une dédicace. On ne sait s'il faut en rire ou pleurer. Son bouquin chat est d'une stupidité crasse, du Google en écriture automatique. Pour faire avancer la poussive narration, il invente deux chats parlants, l'un expliquant doctement à l'autre, savant comme le premier crétin venu, comment comprendre le monde des humains (lire: comment Weber le comprend, enfilade de banalités convenues). Hop! on passe à autre chose...

5. Friedrich Nietzsche (1844-1900), Le cas Homère, 1869, éd. de l'EHSS, 2017, trad. Guy Fillion & Carlotta Santini. À l'époque, la question agitait: Homère est-il l'auteur des écrits d'Homère? D'une étude minutieuse des sources, le philologue Nietzsche répond par la négative, tout en concluant, à l'encontre de "la race d'avaleurs de poussière professionnels" (joli!), que l'Iliade est bien l'œuvre d'une seule personne. La question ne plus guère débat, raconte Pierre Judet de La Combe dans la postface: depuis la fin des années cinquante, jugée insoluble, dès lors oiseuse, elle "s'est éteinte d'elle-même." On note cela avec intérêt. Le même fournit une jolie définition de la philologie, c'est à l'origine, dit-il, un "art de lire", travail "patient et critique, geste émancipateur de résistance aux évidences admises". Le monde aurait besoin de plus de philologues.

6. Jean Vogel (contemporain), Le testament du Che, 2008, éditions Aden. Écrit avant que ne soient publiées les notes 1965-66 d'économie politique de Che Guevara (aux éditions Mille et Une Nuits, évoqué dans notre chronique du mois de mars), cette monographie en offre une précieuse synthèse commentée avec finesse, sur le côté "stalinien" de Guevara, par exemple, qui ne reprochait au dirigeant soviétique qu'un "vrai crime", celui d'avoir négligé l'éducation communiste. À un moment où les beaux esprits vont se repaître des vieux "restes" de 1917, il n'est pas inintéressant de se pencher, plus près de nous, sur le théoricien de la révolution ici-et-maintenant des "sixties" qu'était, les mains dans le cambouis, le Che - hélas défiguré en pantin de tee-shirt potache, comme on sait.

7. Benjamin Jonson (1572-1637), Volpone or the Fox, 1605, Les Belles Lettres. Ah! J'ai eu le bonheur de trouver cette vieille édition bilingue de 1946 dans je ne sais plus quelle bouquinerie, couverture rose-orange délavé. L'amusant dans cette farce sur la cupidité bourgeoise est que les flèches décochées par Jonson contre le Roi Argent ("Why you gold (..) it transforms the most deformed, and restores them lovely") ont un bel air de famille avec celles que Marx prisait dans le Timon d'Athènes de Shakespeare... Et puis, le délice de l'édition bilingue: lecture dans l'original, bien sûr, avec en regard, dès qu'on hésite, la traduction de Maurice Castelain.

8. Charles de Gaulle (1890-1970), Le fil de l'épée, 1944, éd. 10/18, 1962. Un curieuse petite chose. Écrite au terme de la Deuxième Guerre, et donc de "L'étrange défaite" française (telle que vue et nommée par Marc Bloch, à relire facile en Folio, et sur le même sujet, les Manuscrits de guerre de Julien Gracq, Corti, 2011), le Général n'en souffle mot ici. Ce ne sont que motifs guerriers anciens qui viennent soutenir cette brève théorie des forces armées et du Grand Chef. Il y a du Lénine et du Napoléon chez de Gaulle ("Saisir les circonstances, s'y adapter, les exploiter"), et du gaullisme pur jus: "On ne fait rien de grand sans de grands hommes." À une époque où la grandeur est mesurée en centimètres (et pixels médiatiques), il y a là de quoi méditer un peu.

9. Françoise Choay (née en 1925), L'urbanisme, utopies et réalités - Une anthologie, 1965, Seuil. Acheté et lu en vue d'écrire un papier. De ce tour d'horizon (du 18ème siécle à 1959 environ) de la transformation des villes en camps de rééducation (connue sous le nom bureaucratique de planification urbaine), on retiendra, pour faire court, que des deux grandes tendances historiques opposées en urbanisme qu'identifient Choay dans sa longue et très fouillée introduction, à savoir celle du "modèle progressiste" (rationnaliste, épurateur, hygiéniste, glacial) et celle du "modèle culturaliste" (romantique, préservateur, individualiste, chaleureux), c'est d'évidence le premier qui a gagné la partie, il suffit de regarder autour de soi: verre, acier et béton. Lecture instructive. Tout comme le suivant: tout autre regard sur une toute autre réalité...

10. Owen Hatherley (né en 1981), Landscapes of communism, 2015, Penguin (richly illustrated with photos). A most interesting study of Soviet era city-building. It shows us, among other things, that whereas political economy (or more recently political ecology) have become well-known concepts, it's still very hard to conceive in the West that political urbanism (or city-planning) does in fact underlie all blueprints of top-down administrative tinkering in the way any man-built scenery ought to look like. In the Soviet Union, it was taken for granted: urbanism is political. It's meant to celebrate socialism, it's there to magnify the revolution and the worker's grandeur, its purpose is to be a gateway to tomorrow's new society. Such was the dream.

11. Goethe (1749-1832), Faust I et II, rédigé durant soixante ans, 1771-1831, GF Flammarion, 1984, poche, 2015, trad. Jean Malaplate. Grandiose, cela va de soi, y compris dans la coupure entre le premier Faust et le second, fantasque, sans rapport avec la première partie immortalisée dans le monde francophone par la traduction de Gérard de Nerval en 1840. Malaplate y a mis de nombreuses années pour, vers par vers, faire de vers d'autres vers. Cela donne bien sûr une envie, un projet d'avenir, se le procurer en allemand. Voir par exemple ce que dit l'original de ce joli trait de Méphistophélès, résumant l'effet de la disparition de Satan dans les consciences sécularisées: "Ce sont antiquités / Inscrites désormais au livre de la Fable. / Le Malin n'est plus là. Les Malins sont restés. / Et l'homme, pour autant, n'est pas moins misérable."

12. Hermann Weber (1928-2014), Lenin, 1970, un délicieux petit "rororo" de Rowohlt, obtenu 3 euros bij Het Ivoren Aapje (la plus féérique bouquinerie de Bruxelles), que je n'ai pas lu l'ayant acheté principalement pour la très riche iconographie de cette collection (par exemple, photo aussi inédite que fascinante d'Alexandra Kollontai, la passionara soviétique, page 96). Bon, et puis 12 bouquins, cela fait plus sérieux que 11, non?

Statistiques d'équilibrismes spirituels: quatre œuvres littéraires pour huit de "non fiction", dont trois philosophes; répartis en quatre françaises, trois allemandes, trois britanniques, une russe et une belge et, en termes de plaques tectoniques temporelles, une du 17e siècle, une du 18e, une du 19e, quatre du 20e et cinq post-années zéro. Cela peut se défendre. Un peu moins: le très gros tas de bouquins entamés laissés en friche: Handke, Hegel, Mankell, Boutang, Montaigne, Lukacs. Scan-da-leux!