Läst/Lu/Read - Marsz 2017

1. Natacha Polony (née en 1975, la quarantaine aujourd'hui), Bienvenue dans le pire des mondes, Plon, 2016. Polony vaut la peine d'être lue par sa critique acerbe et lucide du désastre mental dû à maintenant plus de quarante ans de pilonnage idéologique"néolibéral", notamment dans l'enseignement qu'elle analyse bien ici: ce désastreux "socle de compétences", par exemple, venu remplacer la transmission de savoirs et devant lequel quasi tout l'appareil politique s'écrase comme au temps des Te Deum. Certes, ce matraquage omniprésent, qu'elle nomme "soft totalitarisme" (pourquoi non?), manque sans doute, pour qui pense à gauche, de cadrage théorique, mais le phénomène Polony, par le simple fait qu'elle tient une chronique dans le journal très conservateur Le Figaro (les samedis), porte à réfléchir sur la raréfaction des lieux où puisse encore s'exprimer une pensée non inféodée (idem avec Éric Zemmour, chronique les jeudis, qu'un manichéisme robotisé de gauche invite à vilipender les yeux fermés: on l'y a pourtant vu récemment écrire que, pour cadrer tel académique, ex-ministre sous Mitterrand, on a toujours intérêt à situer quiconque s'exprime publiquement, règle de conduite qu'il introduit ainsi: "Jadis, les marxistes auraient demandé: d'où il parle. Les marxistes n'avaient pas toujours tort." Et cela, donc, dans les colonnes du Figaro!). Morale: il faut lire Polony, crayon en main, en multipliant en marge les points d'exclamation et... d'interrogation. (Le livre est présenté comme une affaire collective due aux membres d'un Comité Orwell; voilà qui est sans grande importance: popote interne.)

2. George Perec (1936-1982), Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour, 1966, lu en poche Folio, régulièrement réédité et maintenant dans les Folio Classiques (mais allez aujourd'hui chercher en librairie un Schiller ou un Lessing: dé-mo-né-ti-sés, par le Marché). Perec, délicieux, bien sûr, à relire au moins une fois de l'an, comme Dickens, Balzac ou Brecht, la santé mentale l'exige. Avec Perec, c'est l'innocence devant le langage, la capacité d'en user hors de tous les modèles préconçus, comme l'enfant voit et découvre le monde (un enfant ou un chaton), c'est nota bene un art qui est tout sauf donné, cela s'apprend à la dure, la vraie spontanéité est le fruit d'un lent travail sur soi et sur l'outillage. Assez dégoisé! Pour un peu, j'en deviendrais aussi barbant qu'un speakerin de télé invitant un expertin de la Banque mondiale. (Voir encore: http://oulipo.net/fr/oulipiens/gp)

3. Alain Badiou (né en 1937 & toujours pétant des flammes!), Qu'est-ce que j'entends par marxisme, éditions sociales, 2016, un mince volume de 78 pages (8€) où on retrouve "l'impénitent maoiste" (cliché convenu) au mieux de sa forme, donc pas illisible comme bien souvent. L'exposé est clair, didactique, discutable par endroits, mais c'est là inhérent,comme le dirait André Tosel, aux 1.000 marxismes (pluriel!). On n'oserait suggérer que le bouquin mériterait de faire partie des lectures obligées dans les "trajets d'intégration", quoique... (Mais l'intéressant est que ce texte est celui d'une conférence donnée en avril 2016 à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, ce dans la cadre d'un séminaire d'étudiants "Lectures de Marx" entamé en 2009, dont voici le programme complet http://adlc.hypotheses.org/seminaires/lectures-de-marx, signe que d'aucuns placeront sous le signe d'une renaissance marxiste. Welcome home!)

4. Friedrich Engels (1820-1895), Ludwig Feuerbach, 1888, éditions sociales, 1966, trad. Gilbert Badia. Il est difficile aujourd'hui de concevoir l'importance, dans notre vision sécularisée du monde centrée sur l'homme, d'un Feuerbach et son L'Essence de la christianisme (1841): ici et là baptisé "père de l'athéisme", Feuerbach n'en restait pas moins ferré dans ce que Engels nommait "une religion de l'amour boursouflée" (le trait n'est pas absent chez de nombreux illuminés contemporains) et, partant, constituait surtout une étape sur le chemin de l'émancipation des esprits. Mais soyons juste, c'est Feuerbach, rappelle Engels, qui a fait l'observation, plus que jamais actuelle: "Dans un palais, on pense autrement que dans une chaumière." C'est à graver dans le marbre.

5. Che Guevara (1928-1967), Notes critiques d'économie politique, éditions Mille et Une Nuits (Fayard), 2012, trad. René Solis. C'est une brique, près de 500 pages, mais on en aurait volontiers accueilli le double. Ce sont deux livres en un, en réalité: ses notes 1965-66 sur le Manuel d'économie politique officiel de l'URSS (lecture très critique et minutieuse) suivi d'une sélection des rapports de réunion (janvier 1962 à décembre 1964) qu'il tenait en tant que ministre de l'Industrie à Cuba, qui montrent une tout autre face du "Che": l'expérimentateur de l'économie planifiée, corps et âme dans son job (visites d'usine deux fois par mois: quel ministre aujourd'hui?!), cherchant sans cesse à innover ("Soyons inconoclastes jusqu'au bout: nous allons tout balayer", lance-t-il à un moment), jusqu'à, savoureux, se réjouir de voir des travailleurs mis à pied: "Notre souhait, notre plus beau souhait, serait d'avoir deux millions de gens privés de travail grâce à l'automatisation des industries, et que, sur ces deux millions, il se trouve un million de savants, même si l'autre million ne fait rien". Ben oui, perdre son job peut rimer avec études et élévation intellectuelle... en économie socialiste, celle que Cuba s'est efforcé de bâtir.

6. Theodor Adorno (1903-1969), Prismes - Critique de la culture et de la société, recueil de textes 1938-53, Petite bibliothèque Payot, 2010 (trad. Geneviève et Rainer Rochlitz). Encore un Adorno... Mais envoûtant, toujours. Deux petites citations suffiront: "Le progrès, c'est l'adaptation, rien d'autre." Sur la marchandisation de tout: "L'indistinction du vrai et du faux besoin caractérise essentiellement la période actuelle." Bon, puisque vous en redemandez, une troisième et dernière: "L'ataraxie, qualité première de la bourgeoise." (Cherchez pas. Ataraxie: état d'une âme que rien ne trouble. Petit Robert).

7. Lena Kallenberg (1950---), Farmors son, 2014, Karneval förlag. Inte bra. Grötig. Själslös. Bakgrundsmaterial är Ådalen 31 och kommunistiska "terroristers" frihetskamp mot Hitler: då läser man hellre, respektivt, Birger Norman och Peter Weiss.

8. Norbert Elias (1897-1990), Humana conditio, 1985 (au et pour le 40e anniversaire de la Libération), traduction Laurent Cantagrel, réédité en 2016 par l'École des hautes études en sciences sociales, et on se demande bien pourquoi. À entendre notre sociologue allemand, toutes les guerres n'ont pour cause que "l'ivresse hégémonique des nations" (sic), point de vue totalement an-historique, et d'une hénaurme banalité. L'amusant est que Elias, à 87 ans, en 1985, juge improbable la (très prochaine) réunification allemande, et probable une guerre entre l'URSS et les États-Unis, à l'issue de laquelle, suggère-t-il, on pourra envisager la création d'une "cour de justice des États unis de la Terre". Tout cela est d'une stupidité consternante.

9. Véronique Robert-Chovin (née en 1952), Lucette Destouches, épouse Céline, 2017, Grasset. Délicieux récit des dernières années de Lucette jusqu'à son 103ème anniversaire. Souffre-douleur de son célèbre mari, qu'elle accompagna dans son périple à travers l'Allemagne nazie en ruines jusqu'à Copenhague (avec Bébert, le chat!), Lucette lui a joliment survécu: plus de cinquante ans! Et elle garde toute sa tête, raffole de homard et de champagne, c'est un rêve éveillé où la visitent les fantômes du passé. Détail: sa grand-mère maternelle, ostendaise, et un grand-père liégeois: sources de sa robustesse? (En passant, alors qu'on assiste à un regain d'écrits et de docus-télé voués à noircir Céline: pas plus facho, pourtant, qu'un Flaubert ou un Luther, par exemple.)

10. Paul Valéry (1871-1945), Variétés I et II (le 1er, 1924, le second, 1930), livre de poche Folios Essais (2014), où on trouve également La crise de l'esprit (1919) avec, après Verdun, le Chemin des Dames, sa célèbre formule "Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles." Fine lame, Valéry est d'une fréquentation très agréable. Homme de l'équation Europe = Rome + Christianisme + Grèce, il est aussi, sur le sujet, celui de l'ironie glacée: "L'Europe deviendra-t-elle ce qu'elle est en réalité, c'est-à-dire: un petit cap du continent asiatique?" On aime.

11. Peter Handke (né en 1924), Histoire d'enfant, 1980, poche Folio, 2001 (trad. G.-A. Goldschmidt). Handke, c'est un univers très insolite. J'y entre difficilement. Mais j'ai une affection particulière pour cet auteur qui, avec un Debray ou un Vergès, s'est courageusement employé à démolir la propagande de l'UE-Otan sur l'ex-Yougoslavie. Cela lui a valu quelques ennuis. On peut lire Diana Johnston et M.-A. Coppo sur ce sujet-là: http://math.unice.fr/~coppo/memoire.pdf

12. Balzac (1799-1850), Le curé de Tours et Pierrette, 1832, dans une édition Folio de 1975. Chez Balzac, le mal a pour coutume de triompher du bien. Ou du benêt, comme ce curé, victime d'une cabale savante, sans rien n'y comprendre: il est de ceux qui, ne sachant rien voir, ne peuvent rien éviter: "tout leur arrive". C'est vrai du benêt, ce l'est aussi de l'âme innocente: Pierrette, fillette à laquelle ses parents d'adoption feront tout subir, jusqu'à la faire mourir, jusqu'à lui faire perdre le procès posthume censé rétablir son honneur. Ah, mais! logique: tous les notables ligués contre elle, par intérêt, par lâcheté ou par le qu'en dira-t-on. Balzac clôt sa vraie-fausse fable par une pensée exquise: "Convenons entre nous que la Légalité serait, pour les friponneries sociales, une belle chose si Dieu n'existait pas."

13. Ilya Ehrenbourg (1891-1967), Retour des États-Unis, 1947. Dans quelle langue originale fut publié ce petit reportage (167 pages imprimées aéré) du plus cosmopolite des écrivains soviétiques: les éditions Nagel de Paris qui le publiait cette année-là ne le disent pas. Ehrenbourg, sur invitation officielle et accompagné de Constantin Simonov et du général Galaktionov, ouvre des yeux de Persan en parcourant le pays, New York ("Il y a de la grandeur et du tragique dans cet amas de béton armé; ici, l'art a su traduire la cupidité, la fièvre, l'essor et l'inhumanité de l'impérialisme."), les petites gens ("ils vivent d'une façon commode, mais désagréable. (...) Il y a trop de boutons, d'interrupteurs, de leviers."), le Sud raciste (tout autant que le Nord: Juifs non admis à l'Hôtel Victoria à New York), les ghettos noirs, le climat d'intolérance (Chaplin!) que la presse alimente à flux tendu: "Le lecteur d'un journal stupide devient lui-même stupide.". Toujours très actuel, cela!

14. Joar Tiberg (contemporain), Ingenting händer, 2002, Manifest. Depprimerande läsning, men nog så instruktiv, därtill ytterst välskriven. Tidsbergs rundresa i Sverige, från Lule älv i saminska Norrland till fågelstationen söderut vid Ottenby på Öland via Ramnäs, Upplands-Väsby och Forsmark, är en berättelse om miljöförstöring, industriell urholkning, samhällelig utarmning, landsbyggdsutrotning systematiskt genomförd av lagstadgad kapitalistisk rovgirighet. Hos Tiberg är det folket som kommer till tals, de utslagna men ej underkuvade. En svensk Studs Terkell skulle man kunna säga. Han har det rätta örat, det skärskådande ögat, och vad han sett och hört återges med livslevande poetisk penna. Läs honom!

15. John Reed (1887-1920), Esquisses révolutionnaires, éditions Nada, 2016. Ce livre vaut surtout pour la longue introduction historique (77 pages) des éditeurs (anonymes) et la quantité de reproduction de photos, de caricatures d'époque et des Unes des journaux auxquels Reed collaborait: The Liberator 1918-24, The New Republic, socialiste de 1914 à 1947, et The Metropolitan Magazine, 1895-1924 et The Masses 1911-17, où parurent 11 des 16 articles de Reed traduits ici par Jean-Christophe Bardeaux. Cela étant dit, presqu'aucun de ces articles, quasi tous écrits et publiés entre 1913 et 1916, ne présente aujourd'hui un grand intérêt, pas plus qu'ils ne donnent la mesure de ce géant du journalisme militant. Relire plutôt ses Dix jours qui ébranlèrent le monde sur Octobre 1917 ou la belle biographie de Robert Rosenstone, Romantic Revolutionary (Knopf 1975, Vintage 1981), dont on attend toujours une traduction. Sur The Liberator, voir (accès intégral au contenu): https://www.marxists.org/history/usa/culture/pubs/liberator/

16. Julien Gracq (1910-2007), Liberté grande, 1946, José Corti, 8ème réédition de 1985, acheté 12 euros à la charmante bouquinerie Abelard à Ixelles. Du grand styliste et puriste de la belle langue, Gracq, on prend tout, à chaque page, on apprend un mot nouveau, c'est-à-dire ancien, et puis c'est une autre planète, où règne l'Esprit. On a mis une majuscule, là, vous avez remarqué?

17. Walter Benjamin (1892-1940), La Commune (1928-29 et 1934-40), éditions Pontcerq, Rennes, 2016. Bijou que cette petite chose! Tant par sa forme (11x14,5) et sa couverture reproduisant le système élaboré de codage utilisé par Benjamin pour indexer ses notes, que par son contenu (richement annoté), soit la "liasse «k» du Livre des passages", projet "total" surhumain (et inabouti, il se suicide en 40 dans sa fuite du IIIe Reich) pour lequel Benjamin accumulait les citations les plus diverses. On a ici, encadré par une belle préface de Marc Berdet, l'intégrale des notes sur la Commune de Paris (20 pages) suivies de leur traduction et d'un appareil critique féerique. Répétons: un bijou, et pas cher, 6 euros.

18. Régis Debray (né en 1940), Allons aux faits, 2016, Gallimard/France Culture, qui n'est en réalité que la version écrite de conférences données en radio (France Culture) et... d'un Debray de fort médiocre facture. Au "poste", il a causé religion et histoire; à l'écrit, c'est l'étalage d'une érudition superficielle assénée par un garçon qui a la plume facile et qui se laisse emporter par son tourbillon. Qui aime bien, châtie bien: là, c'est mauvais. On va fourguer à Pêle-Mêle.

19. Andrej Platonov (1899-1951), Lyckliga Moskva, 1933-36, Ersatz förlag 2008 (övers. Kajsa Öberg Lindsten). Utgavs först i Ryssland 1991 och inte undra på det: Platonov själv, död fyrtio år tidigare, hade nog inte tillåtit publiceringen av detta ofullbordade manus utan att ha - ja, kanske - bearbetat utkastet för att - till exempel, kanske - göra två böcker av berättelsen, som ju handlar (första halvan av boken) om den underbara fallskärmshopperskan Moska Ivanovna Tjestnova för att så småningom helt lämna henne (och läsaren) i sticket och istället (andra halvan) skissa porträttet av huvudpersonen nr 2, en stackars sates dystra och menlösa öde. Ändå är alstret härligt och läsvärt, inte minst för inblicken det ger i sovjetunionens vardagsliv: bygga det nya samhället, den nya sovjetiska människan var en verklig gemensam strävan, i motsatsställning till den mardrömsbild den västerländska propagandan målat upp och vant oss vid, då som nu. (Betecknande är att Ersatz valt att också ge ut Platonovs Tjevengur, 1926-28, även den utgiven postumt, 1972, Paris, istället för den lång rad böcker han publicerade under sin livstid.) Om Platonov (inkl. problemen med censuren), kan man med behållning läsa (English) http://www.sovlit.net/bios/platonov.html och https://monoskop.org/log/?p=9935