L'été est paginé (I)

Adorno et Weil, quel rapport? me direz vous. Hé ben parce que Maïakovski et Pilniak! Et pourquoi pas Berger, Neruda et Marilyn Monroe tant qu'on y est? Le fil conducteur, rouge, de la littérature est forcément abracadabrant. Sinon quel intérêt?

1. Olivier Rolin (né en 1947), Vider les lieux, 2022, Gallimard Nrf, 221 pages, 18 euros, impression Nord Compo. Ancien mao repenti, ce que jeune âge et inculture politique excusent, repentir inclus, Rolin est entre-temps devenu vieux (75 piges!) et, par ses proprios, considéré comme un moins-que-rien: contraint de décamper les lieux qu'il a habité depuis 37 ans au nom de la spéculation immobilière. C'était rue d'Odéon (6e arr.), à côté du Luxembourg, du Sénat, de Saint-Germain, rue mythique puisqu'elle a abrité les célèbres librairies de Sylvia Beach (Shakespeare & Co) et d'Adrienne Monnier. Le voilà donc obligé de mettre ses 6.000 bouquins en caisse (26 cartons pesant environ deux tonnes) et de faire les poussières, abondantes, entre autres sur la montagne de lettres qu'il a gardées au fil des ans. De cela, il a fait un roman introspectif, se remémorant où et quand il a lu tel bouquin: en voyage, souvent, ce qui donne souvent au récit les allures somnolentes d'une brochure touristique. Mais pour le bibliomane, le tour d'horizon est attrayant et invite à une reconnaissance des parages (j'ai fait, muni de cet agréable compagnon qu'est Une traversée de Paris d'Eric Hazan, Seuil, 2016), d'autant que Rolin, belle plume avouant n'avoir eu de télé sème les bons mots, sur la beauté, par exemple, elle n'est que "fioriture", ou l'abêtissement généralisé des médias ("massification, uniformisation, arasement complet (...) rien ne dépasse, pas le plus petit brin d'herbe"). À un endroit, il dit ne plus faire que "marginalement partie du monde vraiment vivant". Cela nous arrivera à toutes et tous.

2. Chateaubriand (François-René de, 1768-1848), ... et la révolution de 1830, présenté par Thomas Bouchet, éd. La Fabrique, 2022, 143 pages, 15 euros, impression Floch (Mayenne). De celui qui eût pu être roi des Belges (à l'époque, proposition tout ce qu'il y a d'officiel avait été faite) et dont les Mémoires s'étalent sur 42 volumes, on a ici une petite centaine de pages - qui valent le détour. Les 29 juillet 1830, à l'aube, ce ne sont pas moins de quatre mille barricades qui enjolivent Paris. Il avait travaillé toute la nuit, le peuple parisien, à desceller les pavés (leçon apprise: il n'en reste plus guère!) et, comme note le mémorialiste, dans les "quartiers pauvres et populaires, on combattit instantanément (... tandis que) les femmes aux croisées encourageaient les hommes". Pour un résultat assez navrant, il est vrai, une monarchie dégénérée (Charles X) sera remplacée par une autre (Louis-Philippe d'Orléans). Ce que montre assez bien Chateaubriand en dépeignant non tant le face-à-face armé dans les rues mais, à longueur de pages, l'agitation en coulisse des "cabinetards" en quête des strapontins que faisait miroiter cette "fenêtre d'opportunité". Des légalistes fidèles au roi, des orléanistes, des républicains et des bonapartistes, on sait qui gagnera et peu importe. Pas le peuple.

3. Joseph Roth (1894-1939), La crypte des capucins, 1938, éd. poche Points Seuil 2010, trad. Blanche Gidon, 205 pages, 6,70 euros, impression Nord Compo. Comparé à La marche de Radetsky, ce roman apparaît quelque peu comme un "produit dérivé" de qualité nettement inférieure, attisant les mêmes braises de nostalgie pour la "Belle époque" de l'empire austro-hongrois et son commerce pacifique entre peuples et cultures différents (que le nationalisme chauvin de l'Europe redessinée par Versailles fera éclater). La crypte du titre? Il faut attendre la page 113 de l'édition de poche pour apprendre qu'il s'agit du lieu où repose, dans le cimetière de Hietzing (13e arr. de Vienne), l'empereur François-Joseph. Nostalgie, on vous l'avait dit. Si on peut sans dommage se passer de lire, on y trouve néanmoins quelques perles d'historiographie contemporaine. Sur l'antisémitisme viennois, par exemple, dont Roth dit que, au temps de l'Empire finissant, sa variante "positive" dans la noblesse était devenue "une mode chez les concierges, les petits bourgeois, les ramoneurs, les tapissiers." Oufti!

4. Theodor Adorno (1903-1969), Terminologie philosophique (2e partie, semestre 1962-1963), 387 pages, éd. Klincksieck, 2022, trad. Marc de Launay. Contrairement à la première partie, évoquée voici peu, celle-ci est nettement plus ardue. Si on ne s'improvise pas philosophe, il s'ensuit qu'on le fait guère avec plus de succès en tant que lecteur. Adorno en donne quelques raisons, dont celle qu'un mot, lorsqu'il est concept, varie de sens d'un philosophe à l'autre et - on s'accroche - n'est jamais bien compris s'il n'est pas éclairé par l'ensemble (de mots, de concepts) dans lequel il prend place. La philo, c'est du très, très "slow food". Le texte n'en reste pas moins piqué de fusées éclairantes, par exemple: "la philosophie, comme l'a dit Platon, est l'art de s'étonner", ou "les dieux, comme l'enseigne Épicure, sont du reste des divinités très cultivées, qui parlent grec", ou encore, à propos d'Épicure, auquel ses contemporains reprochaient "d'avoir laisser des femmes participer aux discussions", un biographe du 19ème s'offusquant de ce que, parmi ces dames, il y avait en sus des filles de joies (des hétaïres), Adorno donnant là libre cours au sarcasme: "comme si les hétaïres n'avaient pas été des femmes, et comme s'il n'était pas de notoriété juridique que dans l'Antiquité, on ne pouvait avoir de conversations sérieuses qu'avec elles." Mais, impossible à résumer, à commencer par les belles pages sur Marx, dont "l'une des réalisations décisives" a été des prendre "très rigoureusement" le système hégélien, "le dernier et le plus grandiose des systèmes, pour ce qu'il est et qu'il y a transposé ce qui ne peut satisfaire à son exigence propre d'identité." Compris qu'à moitié? Moi, aussi. Mais à quoi rimerait la vie si elle avait un mode d'emploi?

5. Yves Depelsenaire (né? sans grande importance), Éloge de Marcel Broodthaers, 2022, éd. Ante Post (Uccle), 78 pages, 15 euros, impression Snel Grafics (Vottem). Cela n'arrive pas souvent mais, là, c'est un livre d'un crétin. Un psy, j'aurais dû me méfier. Confirmation auprès d'un de ses confrères, vieil ami par ailleurs: "un lacanien de st gilles (...) tellement pelant (...) soporifique". Ça, pour être pelant, il est. Truffé de références et citations savantes, crapahutant avec l'ardeur scolaire d'un premier de classe (de rattrapage), l'opuscule peut à la rigueur prétendre à l'humour involontaire, par exemple en assénant au sujet de telle composition de l'artiste que "Le monde avec ce qui lui est redescendu de cette scène (sic) où nous l'avons fait grimper (re-sic), c'est la guerre et notre décor : voilà ce que nous dit Marcel Brodthaers, coulant un nœud subtil entre (etc.)" Words, words, words, comme disait Hamlet.

6. Hugo von Hofmannsthal (1874-1929), Le livre des amis, 1922, éd La Coopérative, 2015, 142 pages, 18 euros, trad. Jean-Yves Masson, impression Pulsio. Il y a eu, voici bien longtemps, une mode de l'aphorisme. Les cent ans qui nous séparent de la publication de ce florilège de pensées brèves (tantôt de l'auteur, tantôt d'autres) lui confèrent cette patine: autre époque, autre passe-temps. Il en est des sympathiques ("La réalité est la fable convenue des esprits bornés.") et des profondes ("Personne ne se connaît, dans la mesure où chacun n'est que soi-même et non pas en même temps un autre." Schlegel). À siroter à petites lampées.

7. Åsa Linderborg (née en 1968), Året med tretton månader (L'année aux treize mois), 2020, Bokförlaget Polaris, 495 pages, impression Scandbook (en Lituanie). Mentionné en passant vu que, en suédois, hein. L'intérêt principal en est sa relation de la machinerie #MeToo qui brisera indûment quelques carrières dans son entourage journalistique, de même qu'une éminence grise de l'Académie suédoise (qui aimait aborder ses proies par un "Je suis sûr que vous avez une belle chatte.") et, partant, conduira à des démissions collectives d'académiciens et l'entrée en coma de l'institution. Elle-même, chroniqueuse réputée et directrice des pages culturelles du quotidien vespéral socialiste Aftonbladet, sera parmi les rares faiseurs d'opinion médiatique qui garderont la tête froide en mettant en garde contre les tribunaux expéditifs des réseaux asociaux. Cela ne lui fera pas que des amis. Une courageuse petite, élevée par un papa métallo poussé au chômage et l'alcoolisme. Encore un bienfait de la 'mondialisation".

8. Max Scheller (1874-1928), L'homme du ressentiment, 1912, éd. Bartillat 2022, trad. Jean Lacoste, 200 pages, 20 euros. Que je n'ai pas lu, juste lu sa recension en première page du supplément Livres du journal Le Monde (8 juillet). C'en est l'avantage: se faire une assez bonne idée d'un bouquin sans avoir à s'en taper la somme de mots. Avec, ici, comme un gros point d'interrogation: pourquoi diable rééditer en 2022 dans une nouvelle traduction révisée un vieux machin de 1912 sorti chez Gallimard en 1932? Et ce sur la thèse (un "petit récit" parmi tant d'autres) d'un auteur catho plutôt réac, admiré par Heidegger, qui analyse la Révolution française comme "la plus grande décharge de ressentiment dans les temps modernes". Entendre, comme note la recension (qui en signale la parenté avec Bernanos et Bloy): Scheler voue au gémonie "l'avènement d'une classe définie par sa rancœur contre les nobles et la concurrence: la bourgeoisie commerçante et calculatrice." De là à dire que tout combat pour l'égalité est le fait d'envieux, le pas est vite franchi. Macron, Biden, le petit Michel: tous d'accord. Et, donc, on réédite "ça". Et, donc, merci, je ne vais pas lire, c'est déjà fait.
(Note en passant: la recension signale qu'en France, Scheler a notamment séduit Sartre, penseur qu'on sait par ailleurs avoir été impressionné par Heidegger. D'où deuxième gros point d'interrogation: il a frayé aussi avec Adorno et Kojève, l'ami Sartre? Va falloir que je vérifie chez Cairn.)

9. Vladimir Maïakovski (1893-1930), Le cheval de feu, 1928, avec illustrations de Lidia Popova, éd. ymagier/ypsilon 2019, trad. Jean-Baptiste Para, 10 pages, 13 euros, impression Grafiche AZ (Vérone). Sympathique réédition venant charmer par le style naïviste, texte et graphisme, de ce conte pour enfants venant apporter son soutien agit-prop "à la cavalerie rouge". C'était à l'époque où existait une culture du peuple.

10. William Burroughs (1914-1997), Entre chats, 1986, Christian Bourgois 2021, trad. Gérard-Georges Lemaire, 113 pages, 7 euros, impression Laballery (Clamecy). Du pape de la mouvance beatnik, on a connu mieux. Il aimait les chats. Pourquoi non? Est-ce que cela fait de littérature? Non. Même les inconditionnels resteront de marbre.

11. John Berger (1926-2017), Un peintre de notre temps, 1958, éd. L'Atelier contemporain 2018, trad. Fanchita Batlle, 215 pages, 25 euros, impression Jelgavas Tipografija. C'est le premier livre publié par le regretté John Berger et il est de la meilleur eau. De même que cette édition reliée sur beau papier, cahiers cousus et couverture de carton fort: c'est bien avec raison que l'éditeur strasbourgeois rappelle en page de garde que "Dans une aucune société le produit n'est le résultat de l'effort d'un seul homme", suivi d'un hommage nominatif aux treize personnes faisant partie de l'équipe des producteurs associés. Le roman, lui, est articulé sur le journal d'un peintre hongrois exilé à Londres, journal abandonné dans son atelier après sa mystérieuse disparition en 1956 et qu'un de ses amis, narrateur, découvre, transcrit et commente de-ci de de-là. Cela donne des réflexions sur l'art, sur la vie en exil, sur la difficile sinon impossible relation en couple et - fil rouge dramatique - sur l'engagement politique. Dramatique car Janos, le peintre, est comme son meilleur ami, Lacis, communiste et tandis qu'il couvre de couleur des toiles, l'autre, fidèle à ses convictions, est resté à Budapest, y déploie une activité politique intense - jusqu'à faire l'objet d'un mauvais procès et être exécuté (en 1952, et réhabilité en 1956). Sur le coup, Janos, évidemment, est taraudé par le doute: son ami a-t-il trahi, ou est-il innocent? Ses réflexions éclairent les "grands procès de Moscou" d'une autre lueur que celles, convenues, de l'historiographie bourgeoise. Pour Janos, en effet, si son ami était innocent des accusations portées à son encontre et s'il l'avait clamé au cours du procès pour, à tout le moins, garder sauve sa réputation, cela reviendrait à "protester contre une nouvelle erreur judiciaire [qui] sèmerait encore davantage le doute et mettrait le parti en danger." Ce qu'en bon communiste... C'est un très beau livre.

12. Nancy Ireson, éd. (âge: pas trouvé), Suzanne Valadone, Model, Painter, Rebel, 2022, The Barnes Foundation & Paul Holberton Publishing, 159 pages, environ 49 euros, impression: Italie, sans autre précision. Là, c'est la catégorie (marchande) "Beaux Livres". Valadone, de son vrai prénom, Marie-Clémentine, est née, de père inconnu, en 1865. Issue d'un milieu populaire (maman fille-mère gagnant la croûte comme nettoyeuse), baignant dans l'atmosphère de libertinage nocturne de Montmartre, elle se fera progressivement un nom après avoir servi de modèle (job lucratif et émancipateur pour les femmes à l'époque, mais éprouvant), entre autres pour Toulouse-Lautrec, dont elle sera aussi la maîtresse. Son œuvre tranche. La lumière crue du demi-monde, sans fard, sans esthétisme cosmétique, nimbe ses toiles - comme ce volume richement illustré en témoigne. Un seul regret: l'omission du portrait que Toulouse-Lautrec avait fait de Suzanne Valadone (reproduite dans la recension qui m'a conduit à commander l'ouvrage), attablée dans un troquet et portant le titre qui en résume l'atmosphère: "Gueule de bois".

12-13. Günther Anders (1902-1992), Aimer hier - Notes pour une histoire du sentiment et Journal de l'exil et du retour, 1941-1962, éd. Fage, respectivement 1986 et 2012, 163 et 309 pages, trad. Isabelle Kalinowski, 18 et 22 euros, impression France-Quercy (Mercuès). Recommandé par un ami bouquiniste et bibliophile, ces deux Anders valent, le premier pour sa critique des psys ("guérir" un patient n'est-ce pas ôter une part vitale de son être?) mais plus encore pour sa critique de l'absence d'Eros chez les philosophes (leur discours: asexué!), et le second, dont je ne retiendrai que les pages 111 à 244 sur une Vienne d'après-guerre si peu dénazifiée: personne ne prononce le mot Hitler, comme s'il n'avait jamais existé... Joli complément à ce que Sebald écrivait sur le même sujet (De la destruction, Actes Sud, 2004: lecture indispensable), Sebald ou Klemperer (son Journal 1945-49, sauf erreur, non traduit, sinon en anglais).

14. Norman Rosten (1913-1995), Marilyn, ombre et lumière, 1967, éd. Seghers, 2022, 127 pages, 16 euros, trad. François Guérif, impression Normandie Roto (Lonrai). Ah! Neruda, enchanteur! Publié dans la même jolie collection que le Neruda (ci-bas), on ne peut que s'interroger sur le bien-fondé de cette traduction/réédition tardive. D'accord, Norman, poète de second ordre, était un pote de Marilyn. D'accord, encore, il y avait comme une opportunité commerciale à publier lorsque, peu après la mort de la star, Norman rentabilise la plus-value de ses carnets intimes en rapport avec la défunte. Mais, aujourd'hui? Tout n'est pas à jeter, cependant. Ainsi, on sait (ou non) que Marilyn était tout sauf une des blondes idiotes que fabrique Hollywood: lorsque Norman Mailer souhaita une rencontre, elle déclina, ajoutant "J'ai lu ses livres", puis, devant l'affirmation "d'une admiration sincère" de Mailer: "OK. Et moi, je l'admire aussi. Nous sommes quittes." On s'en voudrait de ne pas ajouter ici, glané ailleurs, l'essai d'Emma Smith publié sous le titre What is she reading? dans la Literary Review d'avril 2022, où il est question de la fameuse photo d'Eve Arnold montrant Monroe en maillot de bain plongée dans la lecture d'Ulysse de James Joyce. Photo de studio invraisemblable dans le genre faire-valoir artificieux, comme on pourrait le croire? Hé bien nenni. Comme l'apprennent les notes de la photographe, Monroe "gardait Ulysse dans sa voiture et en avait entamé la lecture depuis longtemps: elle disait qu'elle en adorait les sonorités et qu'elle le lisait à voix haute pour arriver à piger - mais que ce n'était pas évident." J'en connais beaucoup qui ne se débrouille guère mieux, à commencer par moi-même.

15. Pablo Neruda (1913-1995), Tes pieds je les touche dans l'ombre, 1959-68, éd. Seghers, 2022, 230 pages, 14 euros, trad. Jacques Ancet, impression Normandie Roto (Lonrai). Ah! Neruda, enchanteur! Ces inédits, fonds de tiroir posthumes, réjouiront tout amoureux du mot vibrionnant. Citons le seul poème où, apprend-on, figure chez Neruda le téléphone: "Je me suis corrompu jusqu'à livrer / mon oreille supérieure (vouée / innocemment à oiseaux et musique) / à une prostitution quotidienne, / branchant à mon ouïe cet ennemi / qui a fini par s'emparer de moi. Je suis devenu téléphin, téléphonin / téléphant sacré (...)". Sûr que Neruda aurait vomi iPhone & Cie.

16. Boris Pilniak (1894-1941?), Le conte de la lune non éteinte, 1926, éd. Interférences 2020, 88 pages, 13 euros, trad. Sophie Benech, impression F. Paillart (Abbeville). Jolie édition aux cahiers cousus comme quoi il ne faut pas désespérer. Que cette nouvelle ait en 1926 indisposé les censeurs n'étonnera guère puisque ce récit kafkaïen met en scène un célèbre commandant de l'Armée rouge happé par la broyeuse chargée de traquer, à tort ou à raison, les "traîtres". Sur ce thème, voir plus haut chez John Berger. La traductrice et postfacière ne fait pas dans le détail: cet immense écrivain a été fusillé en '39 et son œuvre mise à l'index. D'autres sources conjecturent une mort de cause inconnue en 1941, allez savoir. Mais une grande plume, oui. Voici, dès la première page: "Les sirènes hurlaient longuement, lentement - une, deux, trois, beaucoup - elles se confondaient en une plainte grise au-dessus de la ville: c'étaient les sirènes des usines qui hurlaient dans le silence du petit matin, mais des faubourgs montaient les sifflements stridents et lancinants des locomotives, des trains qui arrivaient et qui partaient - et il était parfaitement clair que ce qui hurlait dans ces sirènes, c'était la ville, c'était son âme." Pilniak, on en redemande.

17. Simone Weil (1909-1943), L'agonie d'une civilisation, 1941, éd. Fata Morgana, 2017, 51 pages, 12 euros, impression Agpograf (Catalogne). Comme le précédent, édition soignée, cahiers cousus non coupés, illustré de dessins de Vincent Bioulès. Curieux texte, écrit peu avant sa mort, et dans le fracas des armes. Quiconque s'intéresse un peu au passé, son histoire, connaît le problème des "coupures". À quel moment (période) s'installe en maître d'orchestre le capitalisme - et le "néolibéralisme": coupe-t-elle quelque chose? Et la "mort" de Dieu: ce sont les Lumières ou Lucrèce? Simone Weil fournit à ce genre de méditation une coupure inédite, celle du XIIe et de la civilisation d'Oc, qu'elle qualifie de Renaissance, terme pour elle usurpée, quelques siècles plus tard, par celle - fausse, dit-elle - qu'on désigne ordinairement ainsi. De cette civilisation, occise par les armes, ne subsiste qu'un fragment de poème, la Chanson de la croisade contre les Albigeois, quelques chants de troubadours, l'une ou l'autre "merveilleuses églises" et de rares textes à propos des Cathares. Un autre monde est possible, entend-t-on, mais il en existe aussi d'englouties qui espéraient autre chose. Il vaut la peine d'y réfléchir.