Lectures d'un juillet translucide

Les juilletistes forment un cortège haut en couleurs. Ruskin attaché au parasol, Babel glissé dans le chapeau, Diderot en guise de guide touristique et Ponge comme irremplaçable GPS portable. Les paradis artificiels sont des escargots en papier

1. Dominique Desanti (née Persky, 1920-2011), À bras le corps, 1953, Les Éditeurs Français Réunis, 365 pages, 5 euros (bouquinerie Aurora, RIP), imprimé sur les presses de Paris (rue Clavel, 19ème). Le coup de foudre pour une couverture, ça arrive: triptyque composé d'une usine plutôt Stalag, d'une jeune mondaine en robe de soirée et d'un ouvrier-fraiseur à la tâche. Et c'est tout à fait charmant, un mélo communiste avec inversion des rôles, ce n'est pas la pauvrette qui prend l'ascenseur social en se faisant aimer d'un type plein aux as, non, c'est la jeune fille de bonne famille qui s'éprend d'un métallo pour prendre l'escalator dans le sens de la descente. Bien sûr, vieilli, tout ça. Qui fiche encore un délégué syndical dans le récit d'un roman? Au centre de l'action, une occupation musclée d'une usine rapidement encerclée par les CRS avec incarcération d'un des combattants (l'élu du cœur de notre demoiselle qui plaque la bourgeoisie, bien sûr) au départ d'un dossier monté de toutes pièces. Il y aura happy end, le vieux juge, attaché à l'indépendance de sa fonction, acquittera, malgré les pressions de l'Intérieur ("ils" n'avaient "qu'à transmettre un dossier consistant", peste-t-il). C'est certes vieilli mais on ne peut s'empêcher de sourire, vu le tamtam récent autour de Notre-Dame, lorsque les amants, se retrouvant à roucouler devant, ils "regardent les tours trop célèbres, les tours faites de mains d'homme pour émerveiller les siècles". Œuvre d'ouvriers! Cela change un peu de Macron... (Dessanti, née en Russie, journaliste, écrivaine, résistante, un temps communiste, combative jusqu'au bout, tiers-mondiste, vaut d'être explorée plus outre: http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article22400

2. Tom Lannoye (né en 1958), Décombres flamboyants, 2017, éd. Le Castor Astral, 374 pages, 23 euros, trad. (néerlandais) Alain van Crugten, imprimé par les Ateliers Graphiques de l'Ardoisière (Bègles). C'est l'histoire de Gidéon et Youssef. Gidéon est un marginal qui bégaie et qui n'a aucun ami mais il s'est construit un univers paradisiaque fait de merveilleux brics et brocs de récupération. Youssef, lui, est un déplacé, terme constatif qui rend plus mal que bien l'étiquette consacrée de "migrant", en l'occurence un fuyard venu de Syrie qui trouve un asile chez Gidéon, pour devenir son meilleur ami. On l'a compris, c'est un roman qui surfe sur l'actualité médiatiquement dite brûlante. Ça fait un bon livre? Arrivé à la page 47, le doute s'est installé: est-ce que cela m'intéresse? À vrai dire, non. Mais Lannoye est bon conteur (quoique par moments du type boute-en-train payé pour égayer la salle) et les apartés sur la boîte où le duo bosse sont savoureux, une entreprise (Extreme Cleansing) qui débarrasse les immeubles explosés, écroulés ou taudisés de cadavres (entiers ou fragmentés), cafards, plâtras, matières pourries en tous genres. À un moment, l'intrigue semble glisser vers la question du "seuil de tolérance" interculturel, l'ami Youssef ayant fait venir sa femme et ses deux gosses, la fillette prenant voile pour imposer qu'on ne boive ni ne fume à la maison. C'est, si on veut, divertissant. Ce l'est un peu moins lorsque Lannoye, pirouettant vers le roman d'anticipation, introduit des jihadistes semant la mort dans la gare d'Anvers - et son lot de poncifs pêchés au Café du Commerce ("j'ai appris en ces jours-là que le terrorisme est une forme de théâtre primitif" - là, on hoche gravement la tête: bien dit Tom, ho! chef, encore une bière! Bref, cote de 12 sur 20.

3. Diderot (1713-1784), Jacques le fataliste, 1778-80, éd. de La Bibliothèque mondiale, non daté (années cinquante), 244 pages, 3 euros. Pure délice que cette fantaisie qui d'emblée invite à un regard narquois sur la "scène" philosophique contemporaine: imagine-t-on un Morin, un Sève, un Russell ou un Wittgenstein délaisser leurs Travaux pour pondre une élucubration fantasque? Que non, bien sûr, si pas sérieux, s'abstenir. On verra ici une critique entre les lignes de l'illusionnisme clérical (ce "C'est écrit là-haut" hilarant qui sans cesse tient lieu d'explication causale) mais, plus encore, les amours de nos protagonistes formant fil conducteur d'une narration emboîtant les poupées russes, la marque d'un érotisme proprement torride, à faire pâlir les producteurs hollywoodiens de baisodromes ripolinés (séquence désormais obligée pour tout film tablant sur un bon "box office"). C'est bien simple. Il y a là une scène de séduction féministe (c'est Elle qui est aux manettes) qui fait direct penser à Gustave Courbet, sa Femme aux bas blancs (1864), on vous la livre gratos: https://www.meisterdrucke.fr/fine-art-prints/Gustave-Courbet/31625/La-Femme-aux-bas-blancs.html. Mais, stop, Diderot, un peu porté sur le voyeurisme, on veut bien, mais quel style! c'est d'abord, souverain, un style: faisant suite, par exemple, à un échange de propos entre Jacques et son maître, en présence de deux toutous: "les deux chiens debout, le nez en l'air et comme émerveillés d'une scène qu'ils voyaient pour la première fois." Ini-mi-ta-ble! À relire une fois de l'an.

4. Isaac Babel (1894-1940), Histoire de mon pigeonnier, années 1920, éd. Le Bruit du Temps, 2014, 162 pages, 7 euros, trad. Sophie Benech, impression La Tipografica Varese (Italie). Qui ne connaît pas Babel recopiera 100 fois "Moi Isaac, toi Jane" sous la forme de palindromes à chaque fois différent. Parce que Babel, un conteur & styliste de première. Ici, ce sont des souvenirs de jeunesse, notemment à Odessa, dans le sous-sol familial dont le tapis rouge est fait de terre battue. C'est la période 1905-1918, quand il a entre 9 et 22 ans, environ, vie de pauvreté mais ô combien fortunée. Ce sont, aussi, sinistres, les pogroms de 1905, ainsi que les débuts d'une débrouille (faire la réclame pour un théâtreux foireux, par exemple), puis à traduire pour une bourgeoise du Maupassant (ces femmes oisives entretenues, "transformées en graisse rose sur leur ventre, leur nuque et leurs épaules rondes") et, là, déjà, en position de commander à "l'armée des mots"... Son style: un exemple entre mille: "Le crépuscule se teintait de turquoise. Les acacias en fleur hurlaient le long des rues de leur voix grave qui s'effeuillait." On a aucune peine à comprendre que Gorki ai détecté chez Babel la perle rare. Ses fréquentations, cependant, manquaient de discernement: fusillé en 1940. Comme beaucoup d'autres. L'époque n'était pas à la rigolade.

5. Enrico Norelli (né en 1952), La naissance du christianisme, 2014, éd. Folio, 2019, 415 pages, 8,40 euros, trad. Viviane Dutaut, impression Novoprint. À verser dans la bibliothèque de qui est curieux (curieuse) de nos origines conceptuelles lointaines, voire encore, plutôt actuel, migrations aidant, du procès d'insertion d'une religion étrangère dans le corps social: le christianisme n'était qu'une secte durant les trois siècles précédant son élévation au rang de religion de l'empire romain en 325. L'ami Norelli est très érudit et son livre s'en ressent: les témoignages écrits d'époque (fragments bien souvent) forment l'essentiel de l'analyse historique, donc aucune données archéologiques, par exemple, et, inévitablement, les "sûrement", les "sans aucun doute" suppléent aux données tangibles, parfois même péromptoirement (ainsi ce "l'immense majorité des gens étaient convaincus que les dieux (etc.)" d'inspiration quasi divine...). Néanmoins, devant cette énigme - comment du jour au lendemain, quasi, une population païenne est-elle devenue chrétienne? -, il livre quelques indices valant d'être garder en mémoire. Primo, au temps de Pline le Jeune (61-62 à 113-115 AD), le quidam ayant à répondre devant les autorités d'une profession de foi non teintée de christianisme devait faire la démonstration publique du fait qu'il "adore l'image [de l'empereur Trajan] et les statues des dieux" - bref, un paganisme bureaucratique dont on voit mal qu'il ait pu soulever l'enthousiasme des foules. Secundo, le rôle puissant joué dans l'adhésion des futurs convertis par une politique "d'aide sociale intense" mise en œuvre (2ème siècle) par le réseau des églises chrétiennes. La popularité du Hamas, Frères musulmans & Cie au Moyen-Orient a souvent été expliquée sur les mêmes bases "caritatives"... Ajouter sans doute encore, dès le 2e siècle, mentionné en passant par Norelli, les craquements de fin du monde de l'empire: invasions dites barbares, épidémies de peste, famine... Source d'irritation, pour finir: évoqué à toutes les pages, il faut attendre la page 108 pour savoir ce que recouvre le terme "église" (voire "l'Église de Rome"), peu de choses, en réalité, souvent une petite assemblée de croyants réunis au domicile de l'un d'eux; idem pour l'évêque, dont le mot est récurrent mais non le contexte historique de son institution.

6. John Ruskin (1819-1900), Les sept lampes de l'architecture, 1849, éd. Klincksieck, 2011, 231 pages, 25,40 euros, trad. George Elwall, imprimerie SEPEC (Péronnas). Un fou furieux de la plume, Ruskin, l'édition totale fait 30 volumes mais cela date du début du siècle défunt lorsque ses bouquins se vendaient comme des petits pains (un de ses "fans": Proust, qui l'a traduit) mais pas par après: malgré une prose scintillante, ses idées, il faut dire, n'étaient en rien consensuelles, du genre rabbique, et réactionnaire, et passéiste (après la civilisation de l'art gothique: rien de bon), et chrétien fondamentaliste. Tout cela transparaît dans ce manuel de la beauté en architecture: ce qui n'est pas fait de main d'homme, poubelle; les arts décoratifs, incongrus; la ferronerie, pouah!; l'inscription de lettres sur un édifice, barbare et moche; la symétrie, preuve de mauvais goût (exemple type: cette mocheté de tour de Pise), etc. Cette fureur a quelque chose de sympathique, finalement, comme lorsqu'il s'élève contre l'idée même d'un travail de restauration: laissez les belles pierres vieillir et périr, dit-il, aux antipodes de nos pouvoirs publics qui éventrent avec fracas les rues de nos villes pour faire du neuf, donc, du toc, emblème de la corruption (des esprits) ambiante. Et, puis, il y a son attachement à la fonction de l'ombre dans l'art, cette lumière noire indispensable pour saisir l'essence du monde visible (maîtriser l'ombre dans le dessin d'un objet est le BA-b.a. de l'art pictural enseigne-t-il dans son Elements of drawing, hélas non traduit). Et puis encore, shakespearien: "Puisque notre vie n'est au mieux qu'une vapeur qui apparaît un instant pour disparaître aussitôt, qu'elle apparaisse du moins comme un nuage dans les hauteurs du Ciel, et non comme ces ténèbres épaisses que grossissent le souffle de la fournaise et les révolutions de la Roue." (En passant: que l'éditeur Klincksieck n'indique pas la date de publication originale est un scandale en passe de devenir coutumier.)
L'anglophone lira ses Éléments du dessin ici https://ebooks.adelaide.edu.au/r/ruskin/john/ ou encore, illustré, là https://makingamark.blogspot.com/2011/08/new-website-john-ruskin-and-elements-of.html

7. Giuseppe Boffa (1923-1998), Le grand tournant, de Staline à Khrouchtchev, Cahiers libres n° 9-10, Maspero, 1960, 337 pages, 4 euros (bouquinerie Aurora), trad. Jean Noaro, imprimerie La Semeuse (Étampes). Boffa était journaliste et historien, membre du PCI dont il était le correspondant, pour l'Unita, à Moscou. Entre-temps, d'autres "grands tournants" ont coulé sous les ponts, l'URSS n'est plus, ni le PCI, ni son quotidien l'Unita - et bien d'autres choses. Il raconte ici ses cinq années 1953-1958 dans l'URSS du "dégel" et de la déstalinisation en cherchant à faire la part des choses - qualité rare dans le climat de démonisation du premier État ouvrier, dès 1917 et jusqu'à nos jours. Tout n'était mauvais sous Staline, tout ne sera pas nécessairement rose après, mais il y croit, le Kremlin ouvre ses portes au public, la démocratisation fait son chemin (certaines réformes feront l'objet de discussion au travers de 514.000 assemblées) et la réflexion théorique sortira de son ankylose: étonnant, par exemple, ce discours de Krouchtchev en 1958 au congrès des jeunesses communistes (Komsomols) où il rappelle la nécessité d'un processus de "dépérissement de l'État", cela change du ronron insignifiant auquel le marketing politique nous a habitué. Plus encore, dans cet exercice de dépaysement intellectuel auquel convie le livre de Boffa, c'est la soif renouvelée pour la culture, aidée par des universités à l'inscription gratuite et l'attribution d'un salaire aux étudiants, environnés de livres tirés à 100.000 exemplaires et vendus en deux jours (dont un Aragon, précise Boffa). Le "grand tournant" suivant sera moins plaisant: des quelque 80.000 librairies à la fin de l'ère soviétique, il n'en restera qu'environ 15.000 en 2018, indique un dossier Russie paru dans Le Monde (21 mars 2018).

8. Francis Ponge (1899-1988), La rage de l'expression, sept textes de 1938-43, éd. de poche Nrf coll. Poésies, 1976, 215 pages, 3 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), impression Firmin-Didot. Pour causer "ado", il est magique, Ponge, il est même trop. Mais plus très facile à trouver, donc, on tient l'œil ouvert sur les étals (où j'ai eu la joie de trouver le gros cahier de L'Herne 1986, stocké comme bouée pour les moments de désespoir). Sa quête de la phrase juste qui fait parler la chose, un oiseau, par exemple, va jusqu'à lui donner la parole, pour ensuite l'écouter se décrire, "Édredons et coussins emportés sur le dos, / Où nous pouvons à peine nous blottir, / Capot sous l'aile et parfois une patte" - oiseau dont il s'émerveille de voir contenir toutes les voyelles, la consonne pouvant, selon lui, prendre, sans inconvénient, l'aile (un oileau) ou le v d'avis (oiveau). Plus loin, même procédé pour devenir l'intime d'un bois de pins (arbre qui produit le plus de bois mort), à l'aide cette fois encore du Littré, en y trouvant entre autres "Branchu: qui a beaucoup de branches. Une idée branchue est qui offre deux branches, deux alternatives." avec citation de Saint-Simon, "Croyez-vous que cette idée branchue et affreuse de l'une ou l'autre de ses branches (...)" Dans une lettre annexée, Ponge refuse le qualificatif de poète, son cahier d'exercices sur le bois de pins consistant plutôt en "une tentative (bien loin d'être réussie) d'assassinat d'un poème par son objet." C'est le genre de tentatives dont on ne se lasse pas.
PS: Le Littré, aujourd'hui, c'est un abrégé en format poche, aucune réédition de l'original en 4 tomes de 1863 ne semblant avoir eu lieu (certains tomes disponibles, sur tel site, à près de 50 euros pièce), par contre, il y a une foule de versions consultables ou téléchargeables sur la Toile. On voit très mal Ponge feuilleter un écran.

9. Åsa Linderborg (née en 1968), Mig äger ingen (= Moi, je n'appartiens à personne), 2007, éd. Atlas de 2008, 294 pages, 1,5 euro (Pêle-Mêle), impression Nørhaven Paperback (Danemark). Non traduit et je résume brièvement parce que Åsa (prononcer: Aú-ssa), jusque récemment chef du service des pages culturelles du quotidien vespéral Aftonbladet, proche du parti social-démocrate suédois, a eu une trajectoire qui sort du lot et fait sembler bien terne la mienne et celle de beaucoup, je suppose. Tôt séparée de sa mère (qui claque la porte quand elle a quatre ans), elle va vivre avec son cher métallo de papa, alcoolisé, toujours sans le sou, usé à quarante ans, communiste mais discrètement (quand on a une famille à nourrir, on ne peut pas se permettre de se faire repérer, explique-t-il - non sans raison: de 1945 jusqu'en 1967, au moins, la sûreté d'État les plaçait sous surveillance), partant à l'aube sur le porte-bagages du vélo de papa, qui la dépose devant la porte fermée de la petite école. Elle vit ainsi dix ans, différente de ses petites camarades aux foyers "normaux", aimée et aimant son papounet, partageant tout avec lui, et les grands-parents paternels qui bien souvent suppléent une table vide; elle cite le grand écrivain prolétarien Ivar Lo-Johansson: "La pauvreté est un crime puni d'une peine d'emprisonnement à perpuité." C'est un univers où la conscience de classe est aiguë, encore plus chez la maman, qu'elle rejoint à l'âge de quatorze ans (claquant à son tour la porte d'une existence faite d'impuissance résignée). Car maman, fille d'une mère russe, donc soviétique, militante, c'est le jour et la nuit comparé à papa - qui se verra déqualifié au boulot, puis "remercié" (à 51 ans), puis chômeur à vie, les quelques années qu'il lui reste (il meurt à 60 ans). Åsa fera son chemin, d'une moins que rien à une des voix qui comptent sur la place publique. Conte de fées? Dans la sinistrose ambiante actuelle, ça fait du bien.
Son signalement (avec photo) sur le Wiki anglophone: https://en.wikipedia.org/wiki/Åsa_Linderborg

10. Rao Pingru (né en 1922), Notre histoire - Pingru et Meitang, Seuil, 2016, 350 pages, 23 euros, trad. François Dubois, impression Pollina (Luçon). C'est un livre illustré pour enfants destiné aux adultes, car il est vrai que les aquarelles de l'auteur de ces mémoires sont exquises et, pour nous visages pâles loin du soleil levant, d'un attrait subjugant grâce à un rendu naïviste ancré dans la tradition picturale chinoise. Si on va sur Google Inc., cependant, c'est aussi un livre de propagande, l'auteur ayant passé 22 ans dans "les camps de Mao" - sujet pourtant relativement absent chez l'auteur: militaire dans l'armée du Kuomintang (participant à la 3e guerre sino-japonaises en 1940), atteignant le grade de capitaine d'une compagnie de mortiers, il avait d'évidence le mauvais "profil" lorsque, en 1949, le pays arbore l'étoile rouge. Ses enfants connaîtront un sort voisin avec des séjours en "camps de rééducation" - mais attention! Pingru précise qu'ils y "travaillèrent et firent des rencontres amoureuses." Sapristi! rien n'est blanc ou noir. Cela dit, pour tout de même en venir au vrai sujet du livre: son grand amour pour sa courageuse petite épouse, Meitang, jusqu'à ses derniers jours lorsque, en 2007, elle sera atteinte d'une maladie dégénérative, perdant peu à peu la raison. Moment poignant que celui où, quelques heures avant qu'elle ne meure, il voit "une larme perler doucement au coin de son œil droit." C'est pour elle qu'il a peint et écrit ce livre de souvenirs. On l'aime d'autant plus.

11. Diderot (1713-1784), Ceci n'est pas un conte, 1772, L'Herne, 2017, 93 pages, 7,50 euros, impression: quelque part dans l'UE (sic). Encore Diderot? Ben, oui, encore, cette fois dans cette sympathique collection "Carnets", minces volumes laqués noir se glissant facile dans la poche-revolver (terme facétieux: faudrait signaler à Trump qu'on a pas ici de flingue mais bien la poche pour). Petit bémol: la préface indique que ce petit texte, ainsi que Madame de la Carlière, inclus dans le mince volume, "doivent être considérés ensemble" avec un 3ème conte, lequel, lui, pffuit, il n'y est pas (je l'ai heureusement trouvé dans l'édition Folio de 2002, achetée 3 euros peu après). Dans ces trois tableaux de mœurs, peu glorieux pour le genre humain, surtout mâle vis-à-vis du deuxième sexe, c'est un Diderot en verve qu'on retrouve. Ici, une affaire de cœur et d'infidélité avec sa "foule imbécile" prompte à condamner sur les apparences (air connu), là, les déboires (même foule imbécile) d'une femme de tête ignonieusement lâchée par son amant, qui avait de plus hautes ambitions (air connu) et là, enfin, l'histoire de deux amis inséparables dont l'un mourra pour l'autre et, l'autre, inconsolable, se faisant contrebandier hors-la-loi: historiquement intéressant car, sur le point d'être pendu par l'Autorité pour violation de la gabelle (impôt sur le sel), il sera sauvé par la "populace" - comme indique l'appareil critique, "Les cas d'émeutes lors d'exécution publique n'étaient pas rares". Déjà, la lutte des classes, si on veut. Ce qui, en outre, est délicieux avec les anciens auteurs, ce sont les mots et expressions perdus de vue qui viennent effectuer un petit pas de dance devant nos yeux: le "caquet public", par exemple, qui rend bien le bavardage en radio, télévision et réseaux dits sociaux; ou, dans un même registre, les "vieilles brelandières", commères des bistrots. Rappelons que Diderot était encyclopédiste et, pour parler avec Ponge, membre adhérent du parti des Lumières. (À faire renaître de ses cendres, çui-là.)

12. Astrid Lindgren (1907-2002), Nya hyss av Emil i Lönneberga (= Nouvelles farces d'Émile à Lönneberga), 1966, éd. Rabén & Sjögren, 2003, impression Fälth & Hässler (Värnamo). En passant. Je constate que la créatrice de Fifi Brindacier, conteuse chérie des enfants petits et grands, a également bénéficié de traductions pour sa série hilarante sur les aventures du petit farceur Émile (rendu en français Zozo la tornade). Ah bon, me dis-je, ben tant mieux. Le petit Émile-Zozo, terreur des bons pères de famille (et de leur bourgeoise), a failli être expulsé comme le dernier des migrants va-nu-pieds indésirables. C'est que la communauté villageoise s'était cotisée pour lui payer un aller simple pour l'Amérique. Furax, la maman: "Émile est un petit garçon charmant. Nous l'aimons tout juste comme il est." Espiègle, toujours à jouer des tours qui, finalement, ne sont pas bien méchants. Je suis sûr que Hegel aurait aimé.

13. Anne Cauquelin (née en 1925), Aristote - Le langage, 1990, PUF coll. Philosophies, 128 pages, 4 euros, Imprimerie des Presses Universitaires de France (Vendôme). Lu pour raisons professionnelles. Paraît qu'en matière de linguistique, comme en presque tout autre chose, il faut commencer par Aristote - c'est fou ce qu'on leur doit à ces mauvais élèves dispendieux de l'Union européenne! Ce que dame Cauquelin propose ici est un condensé analytique, un raccourci pour student pressé, si on veut. Il donne à voir qu'on n'a jamais cessé d'apprendre: par exemple, ceci que "aucune parole ne peut se prononcer sans qu'elle trace autour d'elle le lieu de son écoute." Rapport à Facebook et Twitter, rappel utile.