Lectures septembristes

Septembre a fait croire à un été éternel. Las! Tout comme, Adorno et Horkheimer, à une renaissance socialiste. C'était en 1956. Las! Tout comme Francis Combes, au bonheur sans fin d'une poésie rouge. Las, encore! Sans parler de Chomsky, l'optimiste incurable... Heureusement, Thomas Mann est là pour rappeler que dans tout pape sommeille un hérétique!

1. Sophie Calle (née en 1953), Des histoires vraies, 2017, Actes Sud, 125 pages, 19,50 euros, imprimerie Sepec (Peronnas). Sophie Calle est une chouette gonzesse. J'aurais pas dû dire. Ça peut se penser mais ça ne se dit pas. Elle publie des choses, moitié photo, moitié texte, qui donnent envie de promener un peu avec elle, une chouette gonzesse, je récidive. Elle a fait un superbe petit album de reportage nostalgique sur les beaux restes de feu la République populaire allemande, ici elle cause d'elle-même, de sa vie, de sa grand-mère (mariée à sa télé), de sa maman (morte en écoutant Mozart), de ses seins (elles ont un air candide), de Souris, son chat, que la photo montre emmailloté dans son cercueil comme un bébé (il ressemble au mien, un gros minet qui trouve aussi que Sophie est une chouette gonzesse). Et, puis, joliment relié, dos cousu, papier de bon grammage. J'aime Sophie et je n'en dirai pas plus, le cœur a ses raisons...

2. Theodor Adorno et Max Horkheimer (1903-1969 et 1895-1973 respectivement), Towards a new manifesto, 1956, Verso Books, 2019, 101 pages, 13,20 euros, trad. Rodney Livingstone, impression GPI Group Ltd (Croydon). Document étonnant que celui-ci. Or donc, en 1956, Adornor et Horkheimer jouaient avec l'idée de publier un Manifeste (communiste) actualisé, ce dont ces transcriptions de conversations s'étalant du 12 mars au 2 avril 1956 donnent une vague idée, mais pas des suites données. Étant un "verbatim", les obscurités d'un échange oral restent entières, vu l'appareil critique fort pauvre (il faut p.ex. savoir que "Teddy" est le petit nom de notre Theodor...). Mais que de fusées éclairantes! Sur l'aveuglement de la nature profonde du travail: "C'est comme si, au lieu d'idolâtrer leur aimée, ils idolâtraient la demeure qui l'abrite. Ceci, incidemment, est la source du toute poésie." (Horkheimer) Sur la pulsion sexuelle: "Nous n'avons toujours pas découvert pourquoi il est jugé à ce point terrible dans la société bourgeoise (...) qu'un homme se trouve enflammé par le désir de toucher une femme." (Horkheimer) Sur l'idéologie: "Marx aurait classé la télévision et la moto comme relevant de l'idéologie." (Adorno) Sur l'activité cérébrale: "Le plaisir de la pensée n'est pas chose à recommander." (Adorno) Sur l'absence d'alternatives (en 1956!): "L'horreur est que, pour la première fois, nous vivons dans un monde dans lequel il impossible d'en imaginer un meilleur." (Adorno) On ne peut que regretter que l'idée ne se soit pas concrétisée. Pour les deux, en 1956, la référence reste in-con-tour-nab-ble-ment Marx, et le problème n°1 l'absence de parti porteur, bref: droit dans le mur. On ajoutera volontiers, en 1956 comme en 2019, c'est kif.

3. Thomas Mann (1875-1955), Den helige syndaren, (trad. suédoise de Der Erwählte, 1951, L'élu, en trad. française, Livre de poche, 1996), Comment appeleriez vous maman et papa s'ils étaient incestueusement frère et sœur? Réponse: tonton et tantine. À supposer maintenant que, par un malicieux tour du destin, n'ayant jamais connu vos géniteurs et devenu jeune homme ou jeune femme, vous tomberiez follement amoureux/amoureuse dudit tonton ou de ladite tantine. Et vous lui faites un enfant. Comment devrait-il vous appeler, étant fruit d'un inceste au deuxième degré? Ça donne le tourni? Alors soyez assuré, le roman de Thomas Mann, aussi. Sur cette trame sulfureuse (et quasi blasphématoire, héhé, puisqu'elle verra le rejeton inbaptisable élevé au rang de pape), Mann, à quelques années de sa mort (1955), trousse un conte de fée médiéval proprement envoûtant. Que le cinéma ne s'en soit pas emparé, ça se comprend, on voit d'ici l'épidémie d'incestes qui s'ensuivrait. Il y a cette belle phrase, relativement à nos petits préjugés sur le savoir-vivre sexuel: "La nature est chose du diable, car son indifférence est infinie." Tiens, donc! Ah! et pour la couleur locale: une bonne part de l'action se déroule à Bruges, réputée (dans le roman), par sa Dame, souveraine, la belle mais inacessible femme qui n'a qu'un mot pour ses prétendants: "Jamais!" (en français dans le texte). De ce "jamais", on ne peut que tomber, très incestueusement, amoureux.

4. Julien Gracq (1910-2007), Préférences, 1944-1960, éd. José Corti, 1961, 276 pages, 12 euros (bouquinerie Les Fleurs du Mal, LLN), Imprimeries Réunies (Rennes). Ce recueil fait comme écho au précédent. Œuvrant comme critique littéraire, Gracq observe, située vers 1840, une "rupture en profondeur qui largue presque d'un coup vingt-cinq siècles de littérature" avec, jusque-là, une littérature nourrie par la tradition gréco-romaine (on connaît, souvent par cœur, ses classiques, de l'antiquité jusqu'aux temps récents), dont les successeurs feront donc table rase. Ainsi, dit-il, l'école surréaliste est sans doute la première en France "dont la grande majorité des poètes n'aient jamais appris un mot de latin." Amusant, car Thomas Mann, dans son Élu, en 1951, n'est pas avare de formules latines. Comme quoi... Gracq livrait cette analyse en 1960; les treize autres s'échelonnent entre cette date et 1947, mais non, comme suggéré ici, à rebours: dans le désordre, ce qui est en soi un "marqueur", car mettre sur un même plan fourre-tout des écrits que séparent jusqu'à quinze années laisse entrevoir une conception anhistorique du monde, celle des vérités éternelles, que ne saurait accepter le lecteur matérialiste. Mais soit. Gracq est tantôt pesant (excessive orphèvrerie du langage), tantôt agréablement dans un rôle d'éveilleur. Son essai sur le Penthésilée de Kleist, par exemple, fable de furie passionnée qui voit l'héroïne déchirer "celui qu'elle aime [Achille], et le dévore, poil et peau jusqu'au bout." La face lunaire du MeToo, pour paraphraser Gracq. Ceci éclairant, incidemment, ce qui parfois guide le choix de mes lectures: je suis allé prendre le Kleist dans ma bibliothèque (une édition bilingue Aubier-Montaigne de 1938) et je vais relire.

5. Francis Combes (né en 1953), La poétique du bonheur, 2016, éd. Delga, 155 pages, 16 euros, impression France Quercy (Mercuès). Voilà une délicieuse chose ouvrant les portes du paradis littéraire. Chapitre après chapitre, on lie ou relie connaissance avec les magiciens du verbe, dont ces poètes rouges qui font dire à Combes que le siècle passé était celui des "poètes communistes", et en effet, ils avancent en rangs serrés: en tête, Maïakovski, Aragon, Éluard, Hikmet, MacDiarmid, Tzara, Neruda et bien entendu Brecht: "J'aime la vertu quand elle a un cul / Et j'aime qu'un derrière ait un peu de vertu." Prennent place ici également, Rosa Luxemburg ("Mon moi le plus profond appartient plus à mes mésanges charbonnières qu'aux «camarades»."), Hugo ("La mélancolie, c'est le bonheur d'être triste.") et évidemment le duo Marx-Engels, au sujet desquels il livre l'anecdote charmante de cette soirée où une des filles de Marx invite papa et tonton au jeu du questionnaire sur le sens profond du bonheur. C'est "la lutte", répond papa, "Château Margaux", corrige tonton. Voilà qui illustre joliment cette autre citation de Brecht: "Pour des gens sans humour, il est en général plus difficile de comprendre la Grande méthode" (la dialectique, on a compris). Chacune et chacun y puisera ses propres bonnes "adresses", personnellement, avec retard, ce sera René Char et Eugène Guillevic.

6. Jules Michelet (1798-1874), La France devant l'Europe, 1870, Éditions du Verbe, Genève, 1946, 146 pages, 3 euros (bouquinerie parisienne), impression Société générale d'imprimerie (Genève). Un vieux livre, on commence par humer. Plus de septante ans, çui-ci, petit format (in-douze), pages non coupées: la joie. Écrit en décembre 1870, en pleine guerre, mais avant la Commune, qu'on discerne en gestation car, pour Michelet, l'honneur du pays est sauvé par Paris et la détermination farouche de son peuple et de sa "résistance héroïque"- au contraire du lamentable Napoléon le Petit (Hugo) au sujet duquel, lui et ses pairs ("trahison des monarchies"), l'historien a les mots les plus féroces. Intéressant: il célèbre l'alliance (patriotique) des paysans et ouvriers (26 millions, les premiers, 10 millions, les seconds, à l'époque), se désole de la guerre faite aux populations civiles (jusque-là inconnues, note-t-il) et, insolite sous une plume du 19ème, décoche une flèche contre le biblique Adam, ce "lâche" qui a cherché à se disculper, balbutiant "en tremblant: «Moi? Seigneur! ... C'est elle, c'est cette femme-là!». Bien vu.

7. Christian Bobin (né en 1951), La folle allure, 1995, Folio, 1999, 173 pages (prêté par une amie chère), impression Bussière Camedan (Saint-Amand). Une petite féerie. Cette fillette éprise à l'âge de deux ans d'un loup (elle vit en roulotte de cirque), qui dort avec lui dans sa cage, doux comme un agneau jusqu'au moment où parents et dompteur cherchent à la "sauver": babines retroussées, dents jaunes prêtes à l'attaque, pas touche! Ceci dès les premières pages et on se demande juste si l'auteur va réussir à se maintenir à pareille altitude jusqu'au bout. Ben oui, avec évidemment, ici et là, comme tout avion qui se respecte, quelques secousses dues à un trou d'air. La fillette qui est le "je" mémorialiste du roman va grandir, mais reste dans l'âme une fugueuse: port d'attache, aucun, elle glisse d'un nulle part à l'autre, avec une affection particulière pour la beauté imprévisible, cette très vieille dame qu'un home veut cloîtrer en camisole chimique et qu'elle kidnappe pour lui rendre une liberté lui rendant toutes ses facultés spirituelles. Beau, beau, ça.

8. Noam Chomsky (né en 1928), Qui mène le monde? 2016 avec postface 2017, éd. Lux (Montréal), 2019, trad. Julien Besse, 338 pages (+ 35 p. de notes), 20 euros, impression CPI Firmin-Didot. Infatiguable, le Chomsky, à près de nonante ans sonnés, chapeau! On dira, certes, qu'il recopie ses fiches et que le titre induit quelque peu en erreur: qui mène le monde? La question est laissée en suspens même si, de manière certes un peu contradictoire ou distraite, ce sont clairement les États-Unis (& leurs centres de décisions économico-financiers) qui sont désignés. Contradictoire, en effet, car sur deux chapitres, Chomsky donne les États-Unis comme une superpuissance entrée en déclin tandis que, plus loin, il reste bien le seul pays dont la force de frappe militaire (et assassine, drones aidant) s'exerce impunément dans le monde entier. Vu le nombre de fiches recopiées, c'est un bouquin inrésumable, une véritable encyclopédie, hélas dépourvue d'index. Iran, Palestine, Ukraine, Cuba ont sans surprise la vedette, de même que les deux menaces majeures qui, selon lui, poussent à "l'effondrement": les armes nucléaires et le climat. Parmi toutes les leçons du livre, épinglons, en ces temps d'antinationalisme primaire, la doctrine étatsunienne musclée dirigée contre tout "nationalisme économique" dans son arrière-cour d'Amérique du Sud: ben, tiens! Ou sur les politiques "sadiques" et "criminelles" du couple Israël-USA qui suscitent là-bas, par contre-coup, la "haine" qu'on sait: le "terrorisme" jihadiste est de fabrication occidentale. Il est heureux que Chomsky existe.

9. Mikhail Boulgakov (1891-1940), Cœur de chien, 1925 (1987 pour la première publication en Russie), Éditions Champ libre, 1971, 158 pages, 5 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), trad. Michel Pétris, impression Firmin-Didot (Mesnil). Cette fois, une moche édition qui n'indique même pas la date originale du texte, et un bouquin qui ne valait guère son temps de lecture. Venant de l'auteur du féerique et inclassable Le Maitre et Marguerite, c'est à se demander quel public il entendait amuser avec ce poussif conte à la Frankenstein (un chien "humanisé" par transplantation d'un cerveau de cadavre humain), lardé en outre d'une critique assassine du système soviétique (et il a cherché à publier: fou à lier!) Bon, ce n'est peut-être pas aussi mauvais, je n'avais peut-être pas humeur à - ça arrive. Au suivant!

10. Werner Hofmann (1928-2013), L'atelier de Courbet, 2010, éd. Macula, 2018, 167 pages, 20 euros, trad. de l'allemand Jean Torrent, impression Musumeci SpA (Suisse). Tout un bouquin sur un seul tableau, quasi! Son "Atelier du peintre" sous-titré "Allégorie réelle une phase de sept années de ma vie artistique et morale, 1854-1855", une grande toile de 3 mètres 60 sur quasi 6 mètres (ici reproduites 58x99 millimètres: loupe indispensable!), comportant pas moins de 27 personnages emblématiques, dont Baudelaire, Proudhon et, au centre, Courbet soi-même comme sur une autre planète, le dos tourné au public comme le faisait parfois Miles Davis. Il sera exposé à l'Exposition universelle de 1855 (5.000 peintures!) mais, à côté, dans un "alter-pavillon" dressé par Courbet, qui ne connaîtra guère de succès (plus tard, vendu aux enchères, il ne gagnera le Louvre qu'en 1919). Ce "fondateur de l'art moderne", célébré par Zola, était sans doute né trop tôt , de même que sa toile, un tableau de mœurs de son époque: à gauche du triptyque, les emmurés par les cloisons étanches de la stratification sociale et, à droite, la bohème, les amoureux, les électrons libres, à peine moins repliés sur eux-mêmes, soit l'image d'une société décadente sous le joug d'un "vaste banditisme" (Flaubert), ce qui correspond assez bien à la nôtre, nous n'en serons pas de sitôt sortis. (Le livre fourmille en reproductions, heureusement pas aussi microscopiques que la toile vedette, dont on peut néanmoins étudier un détail. Où cela? Page 117) Un livre d'érudition communicative qui fait du bien.

Voici le tableau, en grand: https://www.histoire-image.org/fr/etudes/courbet-peintre-realiste-societe

11. Jean-Luc Nancy (né en 1940), Hegel, l'inquiétude du négatif, 1997, éd. Galilée, 2018, pages, euros, impression Floch (Mayenne). On peut résumer en quatre syllabes: il-li-si-ble. Comme tant d'autres philosophards, il aligne notion sur notion sans expliquer ce qu'il entend par elles et ce n'est franchement pas très sympathique pour le lecteur, dont on peut supposer - quoique... - que l'ouvrage lui est destiné. Un chose fait sourire: il consacre quelques lignes au concept clé de "aufhebung" chez Hegel et son rendu en français (adoptant le choix de Derrida, "relevé"): on se demande juste ce que ces lignes deviendraient au cas où son bouquin serait traduit en allemand. Franche rigolade en perspective...

12. Willy Kyrklund (1921-2009), 8 variationer (8 variations) de 1982 & Om godheten de 1988 (De la bonté, seul ouvrage traduit en français: Christian Bourgois, 1992), éd. poche 1990, 220 pages, imprimée au Danemark. De ce grand (et fantasque) styliste suédois dont peu se donneront la peine de dénicher l'unique bouquin traduit en français, voici quelques perles susceptibles de faire saliver. Cette invitation à prendre le thé que Dieu adresse, très exceptionnellement, à un mortel, et athée encore bien, lequel, peu convaincu du bien-fondé de la politique sélective du Très-Haut en matière de survie immortelle des fidèles, clôture l'entretien par un "Que veux-Tu au final?". Réponse de Celui-Qui-Est-ce-Qu'il-Est: "J'ai mon plaisir dans la création." Ou cette parabole chinoise du lion et de l'agneau, fraternellement unis par un vœu de Bonté Indiscriminée Totale, donc: le lion ne mangera pas l'agneau et, comme lui, broutera l'herbe de l'alpage faisant fonction de paradis terrestre. Sauf que, ça lui donne mal au ventre, l'herbe, au lion. L'agneau, alors, solidairement, se laissera aussi mourir de faim aux côtés de son grand ami. C'est un peu triste mais c'est beau. Ou enfin le type qui s'éprend d'Eliza 812, un ordinateur tout ce qu'il y a d'humain à ceci près qu'Eliza est une boîte métallique peinte en rouge. Et c'est avec désespoir qu'il l'entend perdre peu à peu toutes ses facultés intellectuelles jusqu'à "s'éteindre", les programmeurs ayant intégré un dispositif d'obsolescence dans ses circuits vitaux. Un peu triste aussi mais beau.

13. Jean-Pierre Vernant (1914-2007), Les origines de la pensée grecque, 1962, rééd. PUF, 133 pages, 9 euros, MD Impressions (Vendôme). L'étudiant qui se voit infliger ce mince volume dans sa liste de lectures aura fort à faire, tant il est dense et compact, ce qui ne sera pas vrai du flâneur qui peut se contenter de butiner, non sans facination puisqu'il est question ici du "miracle laïc" conduisant à une "désacralisation du savoir et l'avènement d'un type de pensée extérieure à la religion", ce donc au 7ème siècle avant notre ère (la partie reste, 27 siècles plus tard, loin d'être gagnée), avec un rôle décisif, selon Vernant, de l'environnement citadin, la "polis" - de même que de l'astronomie babylonienne, de type scientifique et ne faisant donc pas appel à la main invisible divine. Également intstructif: l'antiquité de l'impérialisme, les Grecs cherchant à l'époque une extension de leur "lebensraum": recherche de nourriture mais aussi de métaux: course aux matières premières, dirait-on aujourd'hui. Air plus que connu...