Lus avpril 2018

La trompette du jugement dernier? Lançant un ultimatum? Jusqu'à preuve du contraire, c'est le meilleur titre d'ouvrage toutes catégories de tous les temps. Pour le reste, de Gramsci à Aragon en passant par Olga, Bruno, Francine et ce bon vieux Karl, le choix aura été comme à l'ordinaire éclectique.

1. Eric Chauvier (né en 1971), La petite ville, 2017, éd. Amsterdam, 106 pages, 10 euros. La petite ville s'appelle Saint-Yrieix-la-Perche, dans le Limousin, un petit sept mille habitants dont quasi la moitié âgés de plus de soixante ans et c'est au bas mot le nombre d'années qui se sont écoulées depuis que la bourgade s'enfonce dans le marasme désindustrialisé du capitalisme triomphant. Chauvier y est né d'un papa instituteur, il a tôt quitté pour des horizons meilleurs et, là, il retourne pour voir. Rues aux boutiques fermées. Piscine municipale comblée. Le boulanger a été remplacé par un "distributeur de pains". Lotissements et aires récréatives commerciales en périphérie. Son regard est perçant. Les gens de la "haute" ont gardé leur rang (des 68 familles "bien nées" répertoriées en 1789, 30 demeurent propriétaires de 29 domaines) tandis que la piétaille corvéable continue "jusque dans les années 1950 de vivre comme des métayers - sans qualification, leur seules échappatoires étant les mines de kaolin et la confection de feuillards". Les "seigneurs" ont beau avoir changé de nom, ils sont toujours là. La région, rappelle-t-il, était le lieu de création de la CGT et "un des hauts lieux de la résistance communiste durant la Seconde Guerre mondiale". Aujourd'hui, c'est le Front national qui a la cote, 22% aux régionales de 2015. Ce n'est pas venu "tout seul". Chauvier explique cela très bien.

2. Olga Andreyev-Carlisle (née en 1931), Des voix dans la neige, Maspero, 1963, 195 pages (trouvaille à 3 euros chez Oxfam). Olga est la petite-fille de Leonid Andreyev (1871-1919, voir, superbe, Les sept pendus, réédité en 2010 chez Sillage), née de parents exilés à Paris et, dès 1949, domiciliée aux États-Unis. Il s'agit d'un reportage pour le compte du The Paris Review qui l'envoie en 1961 dans sa patrie ancestrale, à Moscou et Leningrad, rencontrant notamment Cholokhov, Ehrenbourg, Evtouchenko et Pasternak. Cela donne à voir le socialisme réellement et délicieusement existant, ces pompes à essence, par exemple, fermées entre midi et quinze heures "pour la pause de déjeuner", ces repas où on se jette sans cesse cul sec des verres de vodka ou ce village, Pérédelkino, où poètes et écrivains disposent d'une maison aux frais de l'État. Mais la petite Olga manque singulièrement de maturité politique. À la "doctrine du réalisme socialiste", elle ne comprend rien sinon une étroitesse d'esprit "chez les officiels". Son regard est celui d'une bonne petite Américaine, sotte comme on peut l'être en respirant cet air-là. Tout dans ce livre est entre les lignes - et, là, c'est un régal.

3. Louis Aragon (1897-1982), Les communistes, tome 4, Livre de Poche, 1968, 446 pages (pour un petit 50 centimes chez Oxfam, mais c'est bien ma déveine, trouver le tome 4, ce sera croix et bannière pour tomber ensuite sur les autres...)(et c'est en sus la version revue et ré-écrite de 1967 d'un cycle publié à l'origine en 1945...). Mais soit. Cet envoûtant roman de "réalisme [socialiste] sans rivages" conte l'invasion allemande en mai-juin 1940 telle que vue dans toute son horreur (familles entières mitraillées par avion sur les routes de l'exode, un soldat anglais prisonnier aspergé d'essence et brûlé vif, les tirailleurs tunisiens victimes d'une cruelle traque à l'ennemi non aryen) et dans son pitoyable burlesque (Churchill s'informant à Paris des ressources militaires françaises, leur "réserve stratégique" quoi! et Daladier: "Il n'y en a aucune.") ou le général Weygand, taraudé par le besoin de garder des forces suffisantes après la défaite pour maintenir l'ordre contre la populace... On suit ici pas à pas la percée allemande jusqu'au rembarquement de Dunkerque sous une pluie de feu apocalyptique. Après, ce sera Pétain ou, pour reprendre l'expression d'un ouvrier désabusé: "Pourquoi pas Mistinguett?". Le côté sinistre de la comédie humaine.

4. Elsa Triolet (1898-1970), L'écrivain et le livre, ou la suite dans les idées, 1948, réédition Aden, 2012, 138 pages (acquis par troc à La Vieille Chéchette). Compagne d'Aragon jusqu'à sa mort, durant plus de quarante ans, résistante comme lui, elle note ici avec amertume (en entrant en combat contre) que les livres d'écrivains antinazis ornant la devanture des librairies en 1944 sont peu à peu, et massivement, remplacés par des auteurs états-uniens ("780 traductions dans l'année 1947"). Ah! plan Marshall et construction européenne made in USA à l'horizon... Triolet, c'est un mémoire de défense de la littérature de gauche, celle qui parle au peuple, qui dira "pomme" d'une pomme, donc dans un langage compréhensible à tous. Une des grandes introductrices & traductices de Maïakovski, elle lui consacre ici quelques belles pages, notamment par une citation à l'appui de sa thèse: "Pourquoi dois-je écrire sur l'amour de Pierre et de Marie, et non pas me considérer comme une partie de l'État qui construit la vie?" Le nombrilisme artificieux petit-bourgeois, ce n'est pas pour elle.
Sur Elsa, voir la notice biographique: http://8mars.info/elsa-triolet?lang=fr

5. Louis Aragon (mort, on l'a dit, 1982), Servitude et Grandeur des Français - Scènes des années terribles, 1945, éd. La Bibliothèque Française, 1945, 231 pages (exemplaire dédicacé à parution en 1945 par un inconnu l'offrant pour ses "noces d'argent" à une non moins inconnue "chère madame", sotte ou revêche, faut croire, car aucune des pages n'a jamais été coupée: j'ai eu cette joie, avril 2018). Forcément, dirait Duras: si on commence avec Louis et Elsa, eh bien on continue. Avec ces sept vignettes sur la vie quotidienne sous l'occupation, Aragon, dans le droit fil du roman réaliste prôné par Triolet (écrire clair, comme on parle), nous donne un curé qui s'emmerde dans un petit bourg où il ne se passe rien, tout heureux de cacher un poseur de bombes, mais encore un vieux couple perquisitionné par des demeurés de la Milice qui cassent tout (perle d'anthologie: "On ne vous accuse pas, Madame, on vous soupçonne, c'est pire..."), mais encore ce pauvre crétin, rêveur d'un stupide destin chevaleresque, qui dénonce à la Gestapo ses voisins à tout va: pas de bol, les courriers sont interceptés par un postier droit dans ses bottes et ça se termine par une exécution clandestine sans sépulture pour le traître. Aragon sait raconter.

6. Antonio Gramsci (1891-1937), Cahiers de prison, tome 1, Cahiers 1, 2, 3, 4 et 5, 1929-1932, Gallimard NRF, 1996, édition critique réalisée par Robert Paris dans une traduction de Monique Aymard et Françoise Bouillot), 430 pages hors intro & notes, 26 euros à la bouquinerie Images (référence que celle-là). Je n'avais lu jusque-là que des recueils de textes choisis, reconfigurés. Lire Gramsci quasi au jour le jour, c'est autre chose, l'incroyable étendue et profondeur de ses centres d'intérêt, le droit d'emphytéose, l'apport des migrants qualifiés italiens en Europe, l'art militaire, la consommation de sel, les annales diplomatiques, Dante, le budget d'État, telle expédition polaire, l'économie du pétrole... Se vérifie là la règle d'or: toujours aller aux sources, pas se fier aux intermédiaires. Impossible à résumer, cela va de soi. Échantillons: à propos de la question sociale, il mentionne en passant, pas dupe, "les tendances collaborationnistes du B.I.T."; sur les difficultés de voir clair dans la marche du monde, il relève que "la réalité est riche des combinaisons les plus bizarres"; sur l'impérialisme (terme qu'il n'utilise pas une seule fois dans ces cahiers, nota bene): "les États-Unis cherchent à devenir la force politique hégémonique de l'Empire anglais, c'est-à-dire conquièrent l'Empire anglais de l'intérieur, et non de l'extérieur, par une guerre.", ceci vers 1929... Ou encore, toujours à la même époque, prémonitoire, le déplacement de l'axe du monde: "Si la Chine et l'Inde devenaient des nations modernes avec une production industrielle massive, leur détachement de la politique européenne romprait précisément l'équilibre actuel". Là, il ne me reste plus qu'à entreprendre les quatre autres tomes. Mais une chose à la fois.

7. Bruno Bauer (1809-1882), assisté par Karl Marx, La trompette du jugement dernier contre Hegel, l'Athée et l'Antichrist. Un ultimatum. 1841, Aubier-Montaigne, 1972, trad. H.-A. Baatsch, 186 pages, 8 euros (bouquinerie Images). Apprenant l'existence de cet écrit, bien avant de l'avoir déniché, j'en ai longtemps savouré le titre, quasi dadaiste, irrésistible comme aucun autre. Pas sûr cependant que son contenu suscite aujourd'hui une réaction comparable à celle de ce lecteur, contemporain de sa publication: "J'ai ri de bon cœur en la lisant." Il s'agit d'une satire, on l'aura compris. Sous couvert d'une vraie-fausse critique en règle de l'athéisme de Hegel, on a ici une exposition spirituelle, quasi biblique, de la pensée du philosophe, dont cette pépite fameuse: "Je ne suis pas un des antagonistes mais je suis les deux combattants et le combat lui-même." Ce n'était pour plaire au manichéisme bigot. Cela reste éminemment savoureux.

8. Hannah Arendt (1906-1975), Walter Benjamin, 1968, éditions Allia (trad. de l'anglais par Agnès Oppenheimer-Faure & Patrick Lévy), 2007, 106 pages, 6,20 euros. Publiée à l'origine dans le New Yorker (le même qui avait en 1961 publié son reportage sur le procès Eichmann), cette brève biographie de Benjamin, par moment trop thésarde, offre quelques aperçus lumineux sur la trajectoire de ce flâneur inclassable et comme poursuivi par la malchance: fuyant Paris à l'hiver 1940-41 par peur d'un bombardement (alors que "aucune bombe ne fut jamais lâchée sur Paris") pour se réfugier à Meaux, "centre militaire, et probablement l'un des rares endroits de France à être sérieusement menacés durant ces mois de la drôle de guerre", et le scénario se répète lors de sa fuite en Espagne qui va l'acculer au suicide puisqu'on ne bloquait les gens au poste de frontière ni le jour avant, ni le jour après son arrivée. Le lecteur honnête placera précieusement l'opuscule dans la rangée Benjamin de sa bibliothèque.

9. Francine de Martinoir (contemporaine), La littérature occupée - Les années de guerre 1939-1945, Hatier, 1995, 295 pages, 5 euros (Oxfam). Il est toujours bon de s'en souvenir. La scène littéraire française sous l'occupation nazie et vichyste comptait un joli paquet de planqués, d'antisémites et de collabos, tantôt fervents, tantôt incultes (Cocteau par exemple qui qualifiera Hitler en 1943 "d'homme de paix"), mais cela vaut assez largement pour la population: le raciste Rebatet publie en 1942 ses mémoires, un vomi haineux contre les Juifs, mais attention, note de Martinoir, ce document "laisse rêveur, si l'on songe au succès qu'il obtint". Sans commentaire. Un des bons points du livre est que, passant en revue le comportement d'une centaine d'auteurs, leur âge à la déclaration de guerre est à chaque fois signalé; un des manques, à l'inverse, est que ces portraits biographiques s'arrêtent à la Libération: rien ou presque sur le sort de la littérature résistante dans les années qui suivent. Pour ce, voir Triolet.

10. John Ruskin (1819-1900), La Bible d'Amiens, 1880, traduite et préfacée par Marcel Proust (1871-1922) vers 1900, réédition 10/18, 1986, 347 pages (50 centimes, vente Croix-Rouge). L'auteur, critique d'art (et de civilisation) inclassable, au style inimitable et échevelé, ouvrant sans cesse parenthèses et incises façon poupée russe, chrétien "fondamentaliste" au sens noble et subversif du terme, d'une immense culture, il analysera les mutations de la foi au 14e siècle comme suit: quand le "peuple commença à trouver le christianisme trop grave, imagina pour la France une foi plus joyeuse et voulut avoir partout des Madonnes-soubrettes aux regards brillants, laissant sa propre Jeanne d'Arc aux yeux sombres se faire brûler comme sorcière; et depuis lors les choses allèrent leur joyeux train, tout droit «ça allait, ça ira», jusqu'aux plus joyeux jours de la guillotine." Citation un tantinet longue mais pour goûter Ruskin, il faut. On comprend que Proust a aimé - et passé des heures à annoter le texte.

11. Antoine Compagnon (né en 1950, Bruxelles), La littérature, pour quoi faire?, 2006, publié en 2017 par Pluriel/Fayard/Collège de France, 75 pages, 3,45 euros. C'est la reproduction de la leçon inaugurale prononcée au Collège de France en novembre 2006, cela ne mange pas de pain, le style et le contenu sont convenus, circonstances obligent. Sur la toile de fond du combat d'idées entre tenants de la "poétique" (l'œuvre nue, atemporelle) et de la "philologie" (l'œuvre contextualisée, historicisée) divisant la critique en France depuis le 19e siècle, Compagnon rappelle que la littérature demeure l'irremplaçable moyen "de préserver et de transmettre l'expérience des autres, ceux qui sont éloignés de nous dans l'espace et le temps". On le savait mais cela valait d'être dit à nouveau.