Lus en Prairial-Messidor 2018

1994, c'est l'année de publication moyenne des onze livres lus en juin. Il n'y a pas lieu d'en être fier. Trop récent, trop récent. Une bonne pratique de lecture est d'alterner les siècles, histoire de ne pas être obnulié par l'air du temps. Mais bon, il y a ici une invite à reprendre langue avec Shakespeare, et les années vingt de Zweig, et Montaigne, Kleist, Dante, Nerval. Et c'est sans compter avec l'intemporel Handke...

1. Bill Bryson (né en 1951), Shakespeare, antibiographie, 2007, Petite bibliothèque Payot 2012, trad. Hélène Hinfray, 220 pages, 8,70 euros. Bryson est un vulgarisateur agréablement fréquentable et, ici, en quelques pages, on a le Barde sous toutes les coutures, et quelques pépites historiques en prime, le fait par exemple que les petits écoliers anglais du 16ème usaient de la culotte leur banc de six heures du matin jusqu'à cinq-six heures du soir et bûchaient le latin au point d'atteindre un niveau supérieur à "la plupart des diplômés en lettres classiques d'aujourd'hui", ou encore que le fameux London Bridge, à l'époque, était le lieu de promenade par excellence vu sa pléthore de boutiques et l'absence des odeurs pestilencielles de rues sans égoûts, et puis attraction: orné de piques avec des têtes de criminels exécutés! Sur Shakespeare: rappel utile de la friabilité des archives laissées par le passé. Aucune trace du Barde entre 1585 et 1592. De son théâtre, le Globe, réduit en cendres par un incendie en 1613, ne subsiste qu'un croquis réalisé en 1596 et découvert seulement en 1888. De la chronologie de ses œuvres rien n'est certain. Son portrait: source de polémiques érudites. Son existence même: mise en doute par une série de zozos auxquels même un Freud, même un Orson Welles accorderont foi. Tout ça c'est bien amusant, sur le mode trivial. Pour du sérieux: lire et relire Shakespeare, cela va de soi.

2. Jaime Semprun (1947-2010), Défense et illustration de la novlangue française, 2005, Encyclopédie des Nuisances, 90 pages, 12 euros. Fiston de Jorge et fondateur de la susdite maison d'édition, Semprun Jr. livre ici un assez plaisant pamphlet contre le sabir orwellien (nous sommes tous à des degrés divers contaminés) sous couvert d'une plaidoirie venant le célébrer. Voilà qui dégage les sinus cérébraux.

3. Philippe Derlem (né en 1950), Et vous avez eu beau temps? - La perfidie ordinaire des petites phrases, 2018, Seuil, 2018, 15 euros. Certes, c'est léger, ça se lit en moins d'une heure et ici ou là, des billets ont l'air de donner dans le remplissage. Mais ce petit recueil des automatismes de langage (sa boîte à clichés) a le don d'éveiller à ce qui d'ordinaire passe inaperçu, voire d'en prévenir, demain, l'usage idiot: ce "Je me suis permis" dont on truffe les courriers les plus lourdauds, ce "En même temps je peux comprendre" qui annonce l'énoncé qui défonce ce qu'on vient de dénoncer (variante: "C'est pas pour dire mais") ou encore, faussement con, "J'dis ça, j'dis rien". Amusant et pas seulement: éducatif. (Il aurait pu inclure: "On m'y reprendra pas.")

4. Peter Handke (né en 1942), Je vis dans une tour d'ivoire, 1972, Pierre Bourgois coll. Titre n°37, 1992, réédition 2007, trad. Dominique Petit, 275 pages, 7 euros. Recueil de textes de théorie critique publiés entre 1966 et 1971. Ils aident à comprendre, et à lire, cet auteur pour le moins difficile. Sa "théorie" de la littérature, valant programme, veut en effet que la mission de l'écrivain est de dynamiter la page écrite (faire éclater "toutes les images du monde apparemment définitives") et que les écoles "réalistes" passent toutes à côté de l'essence du langage qui est "réalité en soi" organiquement disjointe de la chose prétendument décrite. Ce faisant, Handke ne cherche qu'à y voir "plus clair" en lui-même et, partant, contribuer à ce que chacun fasse de même. À un endroit, il évoque "cette impuissante idiotie des phrases". Ah ben oui...

5. Peter Handke, Mon année dans la baie de Personne, 1994, Gallimard nrf, 1997, trad. Claude-Eusèbe Porcell, 485 pages (acquis par troc à La Vieille Chéchette). Lu cette volumineuse chose avant le précédent et m'a frappé, en un temps où on entend qu'un "autre monde (serait) possible", que cette aspiration exige un peu plus qu'un chansonnier béat de formules toutes faites mais, au contraire, un réel effort pour voir (et dire) le monde autrement. C'est, me semble-t-il, ce à quoi Handke s'emploie page après page, ligne après ligne. Et c'est ce qu'il nous offre: une des possibilités de voir et dire le monde autrement. Ce n'est pas une mince affaire. Cela étant, concrètement, s'il fallait trouver une "morale" chez Handke, c'est: il faut beaucoup marcher, seul, dans les bois, de préférence, faire ami avec les moineaux, les hérissons, les mouettes, les feuilles mortes et, devant les arbres, s'écrier: "Ah, vous êtes tous là. Eh bien, on peut y aller." Où? Nulle part, mais fermement! (En passant: le premier propriétaire du livre a souligné au crayon jusqu'à la page 136, jamais là où je l'ai fait, il en a corné une à la 216ème et un signet Tropismes avait été laissé page 355, mais là, sans garantie qu'il ou elle ait été jusque là... Lire en deuxième ou énième main offre comme la magie d'une deuxième ou énième lecture.)

6. Stefan Zweig (1881-1942), Le Bouquiniste Mendel, 1929, éditions Sillage, 2013, trad. Manfred Schenker, 43 pages, 6,50 euros. C'est une nouvelle d'une exquise mélancolie venant dresser ici la pierre tombale du bouquiniste juif gallicien Jakob Mendel installé à Vienne au café Gluck dans l'entre-deux-guerres, protégé des grands de ce monde à l'âme bibliophile mais vidé comme un malpropre par le nouvel aubergiste lorsqu'il deviendra "improductif": son souvenir ne subistera plus que chez la "madame pipi"... Mendel n'avait qu'une religion, celle du "scintillant polythéisme des livres". Dans un curriculum (de lutte pour la survie), cela ne pèse pas lourd.

7. Patrick Fort (né en 1970), Le voyage à Wannsee, 2018, Gallimard nrf, 190 pages, 18 euros. Un coup dans l'eau! Replonger dans l'atmosphère entourant le double suicide de pur désespoir romantique d'Heinrich von Kleist et d'Henriette Vogel le 21 novembre 1811 sur les rives du lac Wannsee tenait évidemment de la tentation irrésistible. Las! Autant sont délicieuses les lettres d'époque reproduites, autant Patrick Fort, prenant la plume (plutôt le clavier de traitement de texte, je dirais) pour raconter le drame en se plaçant dans la peau de Peguilhem, l'ami de Kleist, est tout à fait à côté de la plaque. Lorsqu'on veut faire accroire que le narrateur est un personnage bien réel du tout début du 19ème siècle et qu'on use de la prose hachurée du journalisme paresseux, de termes contemporains tels que "cohésion sociale" et "société bien-pensante" (sic), d'expressions platement potaches non moins contemporaines telle que "du vent, du balai!" (re-sic) mais encore de clichés idiots ("sa vie avait basculé", archi-sic, ou ces bûches qui "brûlaient dans un morne crépitement continu", méga-sic), hé ben, on gache tout son effet. Pour utiliser la terminologie orwellienne, Patrick Fort, c'est du "doubleinbon". Mauvais-mauvais, quoi!

8. Alain Mascarou (né en 1945), Lecture, 2017, éditions Manucius, 119 pages, 10 euros. Avec Mascarou, on est en bonne compagnie, Montaigne, Proust, Dante, Canetti, Nerval... Ses méditations sur la lecture - "Ce qui est transmis en lisant touche plus d'une corde. Ce frémissement soulève le réel, lui donne la légèreté d'un décor ambulant, d'une toile peinte." Ses acrobaties de lexicographe des belles lettres, sur l'art de feuilleter, qui relève du "genre littéraire qu'on appelle spicilège, du latin spica, épi, recueil assemblé à la manière de ces épis que l'on glanait après la moisson.", ou sur ce qu'il nomme la "lecture opportune", qui mène à bon port, à condition de prendre le mot opportun dans son sens originel, lorsqu'il était appliqué au vent: celui, donc, "qui pousse vers le port". À lire dans une chaise longue à l'ombre des jeunes filles en fleur.

9. Rolf Recknagel (1918-2006), B. Traven, romancier et révolutionnaire, 1965, éditions Libertalia, 2018, trad. Adèle Zwicker, 468 pages, 12 euros. Traven, alias Red Marut, 1882-1969, l'auteur du Trésor de la Sierra Madre (1927, filmé John Huston 1948) a fait mieux que Pynchon et Salinger, une vie totalement secrète, brouillant sans cesse les pistes, multipliant les pseudonymes, les boîtes "poste restante", les leurres masquant sa période de révolutionnaire allemand, jusqu'en 1925, puis de reclus zapatiste mexicain se faisant passer pour yankee. Forcément, ça fascine. Ce n'est pas, hélas, cette brique pesante et pédante qui rapprochera de l'homme invisible, elle cite surtout l'œuvre (à longueur de pages) pour lui appliquer, sans y parvenir, un visage - c'est assez soporifique et j'ai beaucoup lu en diagonale pour éviter l'endormissement. Quelques perles, cependant, sur la presse, "cette catin publique", sur la "majorité silencieuse", ces "proxénètes et autres parasites de ce salmigondis qu'on nomme classe moyenne", ses références obsédantes à Max Stirner et ses théories fumeuses - ah! ça, moins bon, ça...

10. George Steiner (né en 1929), Errata - Récit d'une pensée, 1997, Gallimard nrf, 1998, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, 231 pages, 6 euros (Oxfam). La trouvaille du mois, Steiner! Parisien de naissance, Viennois quelques années avant que les hordes nazies l'en chasse, Étatsunien ensuite, mais si peu, sa famille porte les noms de Homère, de Racine et de Dante, ce qui a fait lui un "polymathe" dans la meilleure veine des encyclopédistes. De ces onze chapitres largement autobiographiques qu'il aborde par les rivages de la guerre, de la judéité, du monde universitaire, ce sont peut-être les deux derniers qui font le saut d'ange, consacrés l'un à la géographie du silence (trouver aujourd'hui un havre de calme sans bruitage décervelant!) et, l'autre, à une méditation sur l'idée d'un dieu (dont l'absence pourrait par hypothèse s'expliquer parce que Ses pouvoirs auraient été "circonscrits ou épuisés") qu'il conclut par un agnosticisme nourri de Leibniz ("Pourquoi n'y a-t-il pas rien?"), non sans trouver dans la Chute biblique comme un baume théorique aux horreurs du monde, ces hommes, femmes et enfants qu'on tue et torture partout ici et maintenant à tout va. Steiner, on en redemande. (C'est fait: son Heidegger est sur la pile.)

11. John McPhee (né en 1931), Draft N°4 - On the Writing Process, 2017, Farrar, Straus & Giroux, New York, 192 pages, relié, 26 euros (trouvé dans la librairie plus que féerique Shakespeare and Company, 37, rue de la Bûcherie, à Paris, en face de Notre-Dame: rendez-vous par excellence des "buveurs d'encre"). McPhee, écrivain attitré de la rédaction du prestigieux The New Yorker (mais il ajoute de suite: "euphémisme signifiant pigiste non salarié proche du magazine") où il aligne des articles-fleuve sur les sujets les plus improbables, sur le fruit de l'oranger par exemple: 55.000 mots, soit quelque 70 pages tapées serré en corps 11. Pour s'y retrouver et rédiger, jusqu'en 1984 (après, l'ordi s'en chargera), il étalait sur une grande table des petits cartons de renvois par mots clés à ses carnets de notes, ensuite ciseaux et colle pour l'assemblage des bouts de tapuscrit: un fignoleur, McPhee, un texte, dit-il, n'est bon qu'à la quatrième version (d'où le titre). C'est donc un livre sur l'art (les coulisses) de l'écriture. Il abonde en anecdotes savoureuses, par exemple sur tel "fact-checker" (vérificateur des faits, pratique courante aux États-Unis) qui passera des journées au téléphone avec la Suisse pour vérifier ici un nom, là un grade militaire, là encore le sigle d'un train - ou encore, pour rappeler qu'il est indiqué de ne pas égarer le lecteur avec des références peu connues, cette classe de dix-neuf élèves d'une classe de haute école dont tous savaient qui est Woody Allen, Winston Churchill et Hamlet, mais seulement un seul Laurence Olivier, Richard Burton et Vivien Leigh... C'est peut-être l'endroit d'un truc rigolo: McPhee rappelle que le souci d'exactitude exige de ne pas dire d'une personne vivante qu'elle est morte ("Cela les embête.") Or, retournant voici peu dans le Badiou/Cassin sur Heidegger (le "Lus" du mois de mai), sans doute turlupiné à mon insu au plus profond des fosses océaniques de la mémoire, je vérifie et découvre que les auteurs, citant des penseurs influencés par Heidegger, alignent les noms, "pour s'en tenir aux morts", de Sartre, Derrida, Foucault, Lacan, mais aussi Jean-Luc Nancy! Quoi! Enterré vivant? Il est permis de penser que Nancy a dû en être un peu "embêté"...

Statistiques: Les chiffres de l'édition en Belgique 2017 viennent de sortir https://le-carnet-et-les-instants.net/2018/06/26/statistiques-marche-du-livre-2017/ ... On commentera peut-être la fois suivante.
De ce petit cercle d'amis de la graphosphère, nous sont parvenus des vivats pour Max Frisch (recommandant "Stiller" et "Homo Faber") et pour Cicéron (plaidoiries contre Verres), il ne reste qu'à mettre sur la pile.