Lus novembresques

Sous le signe du centenaire: 1918, l'Armistice, la Révolution allemande (étouffée), la Contre-révolution social-démocrate (victorieuse) qui enfantera Hitler et ses "corps francs", préparant un nouveau centenaire d'ici à peu, 15 janvier 1919, l'assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg. Heureusement, il y a Hegel, et le peuple souris de John Berger...

1. Heinz Rein (1906-1991), Berlin Finale, 1947, Belfond 2018 (trad. Brice Germain), 860 pages, 23 euros, Normandie Roto Impression. C'est la brique du mois. Les derniers jours du Troisième Reich à Berlin, du 14 avril au 2 mai 1945, façon holocauste & rock around the bunker. Un peuple vaincu mérite de mourir disait Hitler comme on sait. Là, il meurt heure par heure sous un déluge de bombes. Il y avait, à ce moment, trois millions de civils dans la forteresse assiégée, tantôt convaincus que "l'arme secrète" allait retourner la situation, tantôt paralysés dans leurs catacombes par la terreur qu'exerçaient SS et Gestapo jusqu'au bout. Le bouquin est moitié reportage, district par distric pilonné (une carte de Berlin n'aurait pas été de trop), moitié récit de fiction romancé de la trajectoire d'une poignée de résistants, mue par l'espoir de la victoire imminente de l'Armée rouge. À ce titre, accordant naïvement foi à la capacité des (rares bons) Allemands d'œuvrer seuls à la renaissance du pays, le bouquin tient du témoignage d'époque: publié en 1947 en République démocratique allemande... Récit néanmoins captivant. Qui ne manque pas d'humour ici et là: cette parodie de communiqué nazi au 23 avril: "avancée bolchevique stoppée au premier étage de la Chancellerie du Reich, le deuxième étage se trouve fermement sous notre contrôle, le combat fait toujours rage autour des toilettes pour hommes du rez-de-chaussée."

(Sur le nazisme vu de l'intérieur, Rein ne remplacera pas Peter Weiss, L'Esthétique de la Résistance, Sebastien Haffner, Histoire d'un Allemand, Primo Levi, Le système périodique et Hans Fallada, Seul dans Berlin - on lira aussi, en anglais, De la responsabilité des intellectuels de Georg Lukács, 1948: https://thecharnelhouse.org/wp-content/uploads/2017/09/Georg-Lukács-On-the-Responsibility-of-the-Intellectuals.pdf

2. Sebastien Haffner (1907-1999), Allemagne, 1918: une révolution trahie, 1969 et (2e édition augmentée d'une postface) 1979, Agone, 2018 (trad. Rachel Bouyssou), 275 pages, 12 euros, impression CPI (Bussière). On reste (quasi) sur le même sujet: les nazis des années 1930 et 1940 sont les rejetons en descendance directe des "corps francs" (escadrons de la mort serait un terme plus approprié) constitués par la social-démocratie allemande (Friedrich Ebert, Gustav Noske) pour tuer - littéralement - la dynamique révolutionnaire des masses populaires entre novembre 1918 et l'été 1919. C'est un livre qu'il faut absolument lire et méditer, ne serait-ce que par le silence fait autour de cette page de l'histoire contemporaine - comme rappelle Haffner "ce sont toujours ces seigneurs vaincus qui plus tard ont raconté la révolution de novembre" (ce à un moment, insistons, où le centenaire de l'armistice a été célébré en grande pompe: un 11 novembre 1918, soit trois jours après le déclenchement d'une grève générale et à peine une semaine après le début de la constitution dans tout le pays de Conseils populaires décidés à abattre l'ordre prussien ancien...) À l'enthousiasme spontané des masses répondra une "terreur blanche" qui va noyer dans le sang. Et à la révolution trahie succèdera une relation des faits travestie, comme celle consistant à imputer aux spartakistes de Karl Liebknecht un rôle (dérisoire, en réalité) qu'ils n'ont jamais joué - c'est le cas par exemple dans l'ouvrage "best-seller" Germany - Memories of a Nation de Neil MacGregor (Penguin, 2014 - qui ne souffle mot ni d'Ebert, ni de Noske, ben tiens!)

3. Inga Rossi-Schrimpf (dir) (contemporaine), The new Berlin 1912-1932, 2018, éditions Racine, 250 pages, 35 euros, imprimé je ne sais où. Il s'agit en réalité, richement illustré, du catalogue de l'exposition "Berlin 1912-1932" que chacune et chacun se fera un plaisir d'aller voir aux Musées royaux des Beaux-Arts (jusqu'au 27 janvier). Sont bien sûr à l'honneur Otto Dix, George Grosz, John Heartfield, Kurt Schwitters et bien d'autres, tels Masereel, Klee ou Kandinsky. Une petite dizaine de monographies savantes accompagne mais, très curieusement, pas un mot nulle part sur le choix des dates 1912 (pourquoi?) et 1932 (parce que ça fait juste vingt ans?)

4. Ingmar Bergman (1918-2007), Laterna magica, 1987, Folio 1991, 381 pages, 2 euros (Oxfam), impression Brodard et Taupin à la Flèche (Sarthe). Encore un centenaire, celui de la naissance du cinéaste suédois un peu névrotique et cela se comprend chez un enfant élevé dans le cadre très rigide d'une famille de pasteur. Ces mémoires zig-zaguent entre petite enfance et consécration internationale avec des moments fascinants, tel son séjour en Allemagne dans le cadre d'un échange scolaire, c'est en 1934, il a seize ans et la famille d'accueil est tout entière dans l'adulation de Hitler, que le jeune Bergman, lui-même subjugué (il le restera jusqu'en 1945... et son frère, en Suède, nazillon pur sucre), ira acclamer avec la foule à Weimar cette année-là... C'est qu'on aurait tendance à oublier la nature du "climat" à l'époque. Ses rencontres, sur le tard, avec Laurence Olivier, Charlie Chaplin et Greta Garbo, sont de belles pages. Son attachement à la musique (Bach, Mozart) et la solitude, aussi.

5. John Berger (1926-2017), Pourquoi regarder les animaux?, série de neuf courts textes écrits entre 1971 et 2009, Éditions Héros-Limite, 2011 (trad. Katia Berger, Annie et Michel Fuchs, Mireille Gouaux et Martine Richet), 132 pages, 10 euros, imprimerie Floch (Mayenne). Berger fait partie des auteurs dont on garde précieusement un livre dans les piles d'attente pour le jour où on souhaite avec certitude ne pas être déçu. Il est magique, Berger. Il ne viendrait à l'esprit à nul autre d'expliquer comment regarder un champ (un chat qui saute d'un muret, une vieille qui cherche des champignons, deux chevaux en train de paître, un papillon...). Ni de faire de quelques souris une épopée. Ni d'entrer en communication dans un zoo avec un singe: "Comment ce qui est hors du temps peut-il entrer dans le temps? me demande maintenant le gorille." Encore un type qu'on aurait tant aimé rencontrer de son vivant.

6. Ludwig Wittgenstein (1889-1951), Remarks on colours, 1951, édition bilingue due à G.E.M. Anscombe, University of California Press, 1978 (trad. anglaise Linda L. McAlister & Margarete Schättle), imprimé aux États-Unis, 63 + 63 pages, 7,50 euros (Joli Mai). Le dernier écrit du philosophe des clartés obscures: par exemple, qu'est-ce que serait une "eau blanche"? ou encore: comment "réellement penser 2 x 2 = 4" ? La morale, la voici: "Dans toute question sérieuse l'incertitude s'étend jusqu'à la racine même du problème" et, partant, "Il nous faut toujours être préparés à apprendre quelque chose d'entièrement nouveau." On garde à l'esprit.

7. Raymond Queneau (1903-1976), Bâtons, chiffres et lettres, 1950, Gallimard nrf 1950, 270 pages, 8 euros (Het ivoren aapje), impression Emmanuel Grevin et Fils (Lagny-sur-Marne). C'est à chaque fois le même émerveillement devant un bouquin aux pages non coupées, et ici depuis près de quatre-vingt ans! Queneau, certes, on a connu plus charmeur. Son truc, ce n'est pas l'écriture inclusive mais le français tel que parlé (il est pour, simplifions!), et pourquoi non? "Avrédir, sémêm maran (...) Mézifobyindir, sé un pur kestion dabitud. On népa zabitué, sétou." Ça date un peu (sadat hunpeu). Mais c'est tout l'intérêt: Queneau cite plein de noms de littérateurs complètement oubliés, mais pas de lui ni de son temps bien sûr, tout comme nos starlettes & speakerin des étals de librairie, demain, hein: rayés de la carte. Cela relativise. Ah! pour encore enfoncer le clou: dans ses pages de journal septembre 1944 à novembre 1945, il rappelle que "On n'a pas besoin, en effet, de la guerre pour savoir que les nazis pratiquaient l'extermination et l'humiliation systématique de leurs ennemis. Mais il s'agissait de démocrates et de juifs allemands, des «pacifistes» après tout, et les Français, menés par la bourgeoisie agissante de l'Action française, de Candide et de Gringoire ne se sont pas émus. Un Chamberlain, un Daladier sont allés à Munich serrer la main du bourreau." Sasé byindi sa!

8. Eric Duyckaerts (né en 1953), Hegel ou la vie en rose, 1992, Gallimard/L'arpenteur, 91 pages, 1 euro (bouquinerie annuelle Croix-Rouge), Imprimerie Floch (Mayenne). La section philo à la Croix-Rouge était maigrichonne et pour cause, il y a eu ruée, me glisse une aimable bénévole. Le plaisir de cette découverte fortuite en était d'autant plus grand: une rêverie à moitié somnanbule sondant les moutonnements séparant la vérité de la certitude. La plume est alerte et espiègle: pour qui l'ignorait, comparé à Heidegger (et ses "vagues lueurs", non sur la vérité mais sur "la question de la vérité, c'est dire si tout cela était désespérant"), Hegel "était quand même plus marrant." Marrant? À sa manière. Souhaitant insérer un "petit complément" au sixième chapitre de sa phénoméno, raconte Duyckaerts, il s'informe auprès de l'éditeur: c'est possible? cela fait juste 300 pages... Bon, on l'a compris, Duyckaerts, sé osi hun maran.