Oktbrr ('18)

De Lukács à Adorno en passant par Sophus, le chat de Derrida. Sur le bas-côté, Sartre et Döblin. La vie est faite de tris...

1. Georges Lukács (1885-1971), Correspondance de jeunesse 1902-1917, François Maspero, coll. Bibliothèque socialiste, 1981, (trad. István Fodor, Józsey Herman, Ernö Kenéz et Éva Szilágyi), 327 pages, 10 euros (bouquinerie Joli Mai), Imprimerie Franklin. En 1902, Lukács a 17 ans, en 1917, septembre, quand s'arrête la correspondance, juste avant le tremblement de terre russe, 32 ans. Toutes ces lettres se trouvaient depuis lors dans une malle et n'ont été découvertes qu'en 1973. On y cause surtout théorie littéraire. Il y a des phrases superbes, par exemple sur "l'érotisme de la brume des thèses abstraites" (1909, à son meilleur ami Leó Popper, qui mourra à 25 ans). Il y a aussi un amour impossible, avec la peintre Irma Seidler, qui se suicidera âgée seulement de 28 ans. Lukács vit encore chez papa-maman à 26 ans; dans sa chambre trônent 28 volumes de Hegel. Hegel, l'obscur, comme Lukács lui-même qui, au reproche d'être ardu à lire, répond (à MaxWeber, janvier 1916) que "Tout ce qui est vraiment bon doit être lu deux fois". Ah mais c'est bon, ça.

2. Sadegh Hedayat (1903-1951), La chouette aveugle, 1936, Librarie José Corti 1953, éd. de 1995 (trad. du persan Roger Lescot), Imprimerie de la Manutention (Mayenne), 196 pages, 2 euros (Oxfam). Féerie des Lettres: un livre écrit en 1936, encensé en 1960 par le critique littéraire italien Roberto Bazlen dans un recueil traduit en français en 1999, réédité 2018, laquelle version m'amènera à en prendre note et, enfin, en trouver, voici peu, un exemplaire original de 1953 en furetant dans une bouquinerie Oxfam. Le labyrinthe du Minautore, c'est de la gnognotte en comparaison. Le bouquin tient d'un noir élixir signé ETA Hoffmann revu par Franz Kafka, cela donne des phrasés de type "Il faisait un temps terrible et délicieux.", mais ce n'est franchement pas mon truc. On ne peut pas tout aimer.

3. Erri De Luca (né en 1950), Le tort du soldat, 2012, Gallimard 2014 (trad. de l'italien Danièle Valin), 96 pages, Imprimerie Floch (Mayenne), reçu en prêt d'amis chers. C'est un petit livre plutôt envoûtant autour de la "parenthèse" génocidaire nazie (quoique, parenthèse: elle caractérise peut-être mieux tout l'avant et tout l'après) telle que perçue - un peu déconcertant - au travers de deux narrations parallèles successives. La seconde est de la fille d'un forcené italien du Troisième Reich pour qui le seul tort, à jamais inexcusable, du pouvoir hitlérien réside dans sa défaite. La première est d'un littérateur chargé de traduire du yiddish une œuvre due au frère d'Isaac Bashevis Singer (Nobel 1978). Il y a des belles sentences: "Il existe un seuil du crime au-delà duquel la justice est moins que du papier toilette." Cela m'a donné l'envie de relire, fresque monumentale sur le soulèvement du ghetto de Varsovie, John Hersey: The Wall, 1950 (mon éd. Pocket Book, 4th printing de 1961), que j'ai trouvé et acheté après avoir lu la traduction française, La Muraille (Gallimard, 1952, 2e éd.), superbement préfacée par Joseph Kessel.

4. Theodor Adorno (1903-1969), L'Actualité de la philosophie, 1931, Éditions Rue d'Ulm, 2008, 2018, essai suivi de, même époque, L'idée d'histoire de la nature et Thèses sur le langage du philosophe, trad. Pierre Arnoux, Julia Christ, Georges Felten et Florian Nicodème, 108 pages, 13 euros, Imprimerie Maury S.A.S. Toujours une joie, Adorno. Sur la différence entre science et philosophie: cette dernière ne se distingue pas "par un degré supérieur de généralité", ni "par l'abstraction de ses catégories", ni encore "par la nature de son matériau", mais, "de manière centrale", parce que "chaque science accepte ses diagnostics (..) comme des résultats irréductibles et stables, tandis que la philosophie appréhende déjà le premier résultat qu'elle rencontre comme un signe dont il lui incombe de lever l'énigme." À la philosophie, il n'est "rien donné de plus que des indications fugaces" et c'est pourquoi "il lui faut toujours recommencer".

5. Benoît Peeters (né en 1956), Trois ans avec Derrida, 2010, Flammarion, 248 pages, 6 euros (Oxfam), imprimé en France (c'est vague). Scénariste BD (avec Schuiten), biographe (Hergé), il s'est lancé en 2007 à l'assaut du monument Derrida (80 volumes publiés), l'accompagnant, d'une pierre deux coups, de ce récit du travail effectué, dont ses rencontres avec les "derridiens" et autres membres du cercle peu ou prou intime encore vivants (Sollers, Nancy, Nora, Kristeva), certains l'envoyant paître (Bloom, Agacinski). Peeters est tombé dans le philosophe "graphomane" (Peeters) et "talmudiste" (Debray) Derrida en 1974 quand il avait 18 ans, plus séduit alors par l'écriture de son idole que par sa pensée dont il "ne comprenait pas tout" et qu'il qualifie "d'irrésumable". Pour qui aime picorer, il y a abondance. Ainsi, sur le truc pour devenir une "pop star" de la philo marchandisée grand public: "inventer deux ou trois concepts «zarbis» et les «seriner» le reste de sa vie" (Bernard Pautrat, ami de Derrida, parlant de çui-là). Ou cette délicieuse anecdote où Derrida se défend d'avoir dédicacé un de ses livres à son chat Sophus: "Mais enfin, on ne dédicace pas un livre à un chat!", lui lance un convive, et Derrida de répliquer: "Pourquoi pas? C'est un ami."

6. Lénine (1870-1924), Télégrammes 1918-1920, éditions Alain Moreau, 1971 (trad. Ingeborg et Paul Kornprobst), 188 pages, 3 euros (bouquinerie Joli Mai), Imprimerie Desvignes Nevers (Paris). C'est une image tout à fait différente que ces brèves missives donnent à voir de celui que l'historien A.J.P Taylor qualifiait d'un des trois plus grands hommes d'État de ces derniers siècles, aux côtés et à l'égal de Napoléon et de Bismarck. C'est, ici, pour se préoccuper de la création d'un jardin d'enfants, là pour s'inquiéter du traitement de douze prisonniers de guerre français, là encore pour obliger un camarade surmené (Tchitchérine, commissire du peuple aux Affaires étrangères) à prendre du repos, rien ne lui échappe, rien n'est trop petit pour ne point requérir son attention (ces scientifiques méritant un local supplémentaire, entre mille autres exemples): cela peut faire un peu "totalitaire" mais si peu, voir sa demande à une bibliothèque de pouvoir, exceptionnellement, emprunter chez lui, de nuit, des dictionnaires censés rester en salle de lecture: "JE LES RENDRAI DÈS LE MATIN" souligne-t-il en lettres capitales. Et puis ce message, du 23 mai 1918, s'insurgeant contre la décision de porter son salaire de 500 à 800 roubles, augmentation manifestement "contraire à la loi" décidée "arbitrairement" et méritant "un blâme sévère". Autre temps, autres mœurs.

7. Carin Önnestam (née en 1930), Maria på Älvsjö Gård, 2018, Bokförlaget Intensic, 219 pages, imprimé par Scandbook (Falun, Suède). Série de portraits jaunis de la faune rebelle en banlieue cossue de Stockholm. Dont celui du "banquier rouge" Olof Aschberg (1877-1960), s'attelant en 1912 à la création d'une banque des ouvriers, plus tard chargé de veiller aux intérêts de l'Union soviétique (ses réserves en or, entre autres) et protecteur à Paris des réfugiés brigadistes fuyant Franco. Ou encore de quelques grandes figures du combat féministe suédois, par exemple Carin Sophie Adlersparre (1823-1895, nom de plume et de guerre: Esselde), "bien née" mais tôt en rupture de ban: elle fondera en 1874 un club de broderie dont la fonction émancipatrice (on l'oublie, aujourd'hui) prendra des teintes révolutionnaires en invitant les femmes à ne plus se cantonner dans le blanc (virginal, imposé par la société mâle) mais faire exploser de toutes les couleurs leurs travaux de broderie. On a parcouru du chemin, depuis. Si peu, en réalité.

8. Pierre Chiron (contemporain), Manuel de rhétorique, 2018, Les Belles Lettres, 210 pages, 17 euros, imprimé par Laballery (Clamecy). Petite chose délicieuse que celle-ci. Retour à l'art antique de l'argumentation, bien perdu aujourd'hui, où slogan ânonné et pleurnicheries émotives tiennent bien souvent lieu de positionnement (Trump, Macron, Juncker & Cie). Pour l'heure, regrette Chiron, la bataille est perdue, tant "le temps de l'éducation [a été] abandonné aux industriels du loisir et de la consommation, avec des dégâts cognitifs aux conséquences individuelles et collectives encore inconnues." Pour se ressourcer, ce petit manuel fait partie des indispensables.

Vu mes problèmes cérébraux-occulaires, je vais être drastiquement plus intransigeant dans mes choix de lectures, histoire de pas perdre inutilement mon temps. Ont ainsi été "abandonnés" après une vingtaine de pages:
A. Jean-Paul Sartre, Mallarmé, un inachevé rédigé en 1947-48 publié posthume par fifille Arlette Elkaïm-Sartre en 1986 (Gallimard, coll. Arcades) qui enchaîne des assertions peut-être justes mais invérifiables sans y passer un temps fou, d'autant que l'auteur lui-même n'a pas jugé utile de parachever pour publication.
B. Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz, 1929, (Folio): deuxième essai avorté, j'ai beau m'efforcer, "ça" ne passe pas, c'est lourd, c'est incongru et c'est plat, dans un genre voisin, Musil ou Faulkner sont mille fois à préférer; j'ai aussitôt troqué contre The natural history of Selborne (1788) de Gilbert White, féerique.