Pages d'automne

Les couleurs ambrées de novembre ont une feuillage d'une encre bien sympathique qui bruisse de vieux os nous faisant signe, fantômes d'Aragon, de Jünger, de Brecht et de Platonov. L'automne mourant est d'une lecture réveillant d'anciennes berceuses.

0. Quiz: Quel est le point commun entre les librairies Tropismes, À livre ouvert et Abao (Bruxelles), Point virgule et Papyrus (Namur), Livre aux trésors, Pax et Barricades (Liège) et La Dérive (Huy)? Réponse en fin du "scroll"...

1. Ernst Jünger (1895-1998), Traité du rebelle, 1951, Points/Seuil 1986, 171 pages, 1 euro (bouquinerie Croix Rouge), trad. Henri Plard, imprimerie Buissière (Saint-Amand). On sait qu'il a autant de personnalités que le chat, Jünger: enivré d'esprit guerrier en tant que le fougeux plus jeune officier lors de la Première Guerre mondiale, mais aussi entomologue regardant passer les bombardiers alliés lors de la seconde, mais encore bibliophile à ses heures, amateur de vieux grimoires - mais, là! Arrivé au terme du premiers tiers de ce bouquin, c'était un peu comme quand, à la petite école, on se trompait de classe: pleine de têtes inconnues, de mots incompréhensibles... Dit autrement, on entre ici dans un univers bizarre, par moment prémonitoire (par exemple lorsque, et c'est en 1951, Jünger cite le surpeuplement parmi les périls guettant à l'horizon - l'anthropocène, dirait-on aujourd'hui). Univers bizarre, encore, parce que qui aujourd'hui se préoccupe encore des rapports entre nécessité et liberté? Or, l'homme libre, plus que jamais à une époque où le carcan technico-administratif atteint des sommets, est ce qui fait ici fil rouge, quitte à battre en retraite dans l'épaisseur maquisarde des forêts. Dans un très beau passage, il évoque la figure de ce "jeune socialiste" qui, à Berlin, en 1933, "abattit à coups de revolver, dans le couloir de son appartement, une demi-douzaine de prétendus «policiers auxiliaires»", ajoutant que, à supposer que d'autres eussent fait de même, "tout aurait changé de face". Las! "Les longues périodes de paix favorisent certaines illusions optiques": On fait le gros dos et on se dit que "ça" passera. Erreur: ça ne passera pas. C'est le genre de livre qui fait la joie des petites cellules grises.

2. Aragon (1897-1982), Un jour du monde (chroniques de Ce soir), 1ère partie: 1938 - La crise de Munich, 1938, éditions Delga, 2017, 462 pages, 22 euros, impression Coriet Numéric (Condé-en-Normadie). Tombé dessus par hasard, numéro 19 de la collection Les Annales que j'aurais bien peine à caser dans ma bibliothèque si par folie je les voudrais tous. D'autant que: intérêt surtout bibliothécaire, les articles publiés par Aragon tout au long de l'année 1938 n'avaient de réelle valeur informative qu'au moment de leur publication. Ce qui retient cependant l'attention, c'est cette chose inouïe, pour le lecteur de 2019, qu'aura été la création, en 1937, de Ce soir, un "journal populaire de gauche de grande qualité" se donnant pour objectif de "mettre fin au monopole de la presse de droite dans les milieux populaires" et ralliant, dans ce but, une flopée de plumes remarquables, tels Louis Guilloux, Jean Cocteau, Paul Nizan, Jean Renoir ou Elsa Triolet. Devant l'hégémonie de la presse de droite, aujourd'hui totale, on mesure l'hénaurmité du sombre gouffre dans lequel nous clapotons désormais. Par ailleurs, si 1938, si Munich, n'a plus guère de secrets à nous révéler, il est de saine pratique d'hygiène mentale de se remettre sous les yeux que, lorsque la France invita le sieur Ribbentrop à quelques agapes intergouvernementales, en décembre 1938, la triste équipe Daladier, histoire de faire plaisir à l'invité de marque, décida d'en exclure ses ministres juifs. Une bassesse parmi tant d'autres. Ah! encore une perle du genre caillou dans la godasse: à un endroit, Aragon, évoquant la nécessité de la Résistance, cite Lénine: "Une classe qui ne s'exerce pas au maniement des armes est indigne de vivre." Bigre! Sous forme d'écho malicieux, l'ami Jünger, cité plus haut, n'affirmait-il pas qu'il ressort d'un "vieux principe" que "tout homme libre doit être armé et non pas d'armes que l'on garde dans les arsenals et les casernes, mais qu'il conserve chez lui, sous son toit." De là à dire que Jünger était léniniste (ou aragoniste), ce serait sans doute conduire Rosinante à s'emballer. Mais, morale: Bigre?

3. Erdmund Wizisla, dir. (né en 1958), Begegungen mit Brecht (= Rencontres avec Brecht), 2014, poche Suhrkamp, 378 pages, 12 euros, impression Druckhaus Nomos (Sinzheim). Grand parmi les grands, Brecht. Ici évoqué au travers de 72 personnes qui l'ont fréquenté, dont Ernst Bloch, Elias Canetti, Walter Benjamin, Christopher Isherwood, Max Frisch. On y recroise des anecdotes connues, telle celle des Allemands qui ne feront jamais la révolution car, arrivés en gare pour l'occuper, ils n'ont pas de quoi acheter un ticket de quai - et moins connues: la fois où, invité de prestige lors d'une cérémonie, il se fait attendre, et attendre, la crème engoncée des huiles officielles du Berlin rouge (RDA) trépignant, mais où qu'il reste!? Simple: il était ponctuellement venu à l'heure mais, vu son mauvais genre de gueux, casquette et veste de cuir, éconduit comme un malpropre par le portier. Donc, il est rentré chez. Bref, il a fallu le chercher. Mais ce sont les détails de vie qui enchantent. Sa chambre cellule-de-moine, rien que des livres, des manuscrits et des notes. Et, banderolle personnelle: "La vérité est concrète." - voire, formule dérivée: "La vérité doit pouvoir être chantée." Son dédain, dans l'art, pour l'émotionnel, avec, désabusé: "Ils essaient de produire de l'«atmosphère». Je ne veux pas d'atmosphère. Ils veulent créer de l'«ambiance», je ne veux pas d'ambiance." (on entend presque, en écho, la gueule d'atmosphère d'Arletty). Enfin, mélancoliques, ses derniers jours avant de rejoindre Hegel et Fichte dans le cimetière sur lequel sa chambre de travail donnait vue. On lit ça et on se dit qu'on aurait dû naître, comme tous les gens bien, au début du siècle passé. (Note en marge: l'allemand est une langue que je maîtrise très mal, un mot sur dix je comprends pas mais, pfff, je passe: ça va bien s'éclaircir peu à peu.)

4. Ms Boudart & Bursens (coordination), La guerre de nos écrivains - Une chronique littéraire de 14-18, Archives & Musée de la Littérature, 2019, 245 pages, soldé 10 euros, imprimeur? non renseigné, un comble pour une édition de cette qualité. En fait, c'est un livre d'images plus qu'autre chose, les notes "littéraires" ne l'étant guère (George Eeckhoudt prédomine avec 33 extraits), ni sans doute très représentatives - Edmond Picard, par exemple, apprenant la prise de Liège en août 1914 accueillie par les habitants avec un flegme relatif: "Décidément, la Nation belge est pondérée même en temps de cataclysme." Les photos et facsimilés de lettres sont plus parlants, la ville de Louvain, avec sa bibliothèque universitaire, réduite à l'état de ruines et gravats ou la bonne bouille de Verhaeren qui, en gare de Rouen, chutera en novembre 1916 sur le pavé glissant, broyé, sous les rails de son train. Plongée dans une Belle Époque, proche et en même temps tellement clôturée, terminale...

5. Bernard Bourgeois (né en 1929), Penser l'histoire du présent avec Hegel, 2017, édition poche Librairie philosophique J. Vrin, 138 pages, 10 euros, impression Corlet Numérique (Condé-sur-Noireau). Hegel, encore Hegel. Par un de ses traducteurs patentés, presque centenaire à la rédaction de çui-ci. Les deux premiers chapitres, jusqu'à la page 60, ont le don de titiller. L'idée par exemple que nous vivrions toujours à l'heure hégélienne, donc dans le cadre d'un toujours indépassable État-nation, forme d'organisation sociale qui demeure de facto (concrètement) le bras armé qui sans rival tantôt protège, tantôt opprime. Jusque-là, ça va, même si son analyse de la "menace islamiste" est d'une naïveté désarmante et toute théorique (la "haine de l'Occident" dont parlait si bien Jean Ziegler, 2008, rééd. Livre de Poche 2010, prend d'évidence poussière dans la boîte aux lettres de sa tour d'ivoire). Après? Après on croise des phrases du genre "tout en ménageant des exutoires à l'exigence mégalothymique de l'élan libérateur dans l'ennui isothymique de la démocratie", de même que des termes de potaches qui recopient du "news" dans le journal de papa-maman, tels "postures", "mortifère" ou "salvifique": sic, sic et re-sic. On se demande bien quel public il avait en tête avec ce charabia.

6. Stéphanie ter Meeren (date de naissance inconnue), Le souffle du temps - Histoire peu ordinaire d'une famille belge aux origines allemandes (1830-2000), 2019, éditions Memogrames, 234 pages, 18 euros, impression: quelque part en Croatie. Le titre avait attiré. Las! très mauvais. Ça arrive. On ne gagne pas à tous les coups. (Et puis cette impression croate, course européenne à l'échalotte du moindre coût, ç'aurait dû faire tilt.)

7. Andrei Platonov (1899-1951), Djann, 1935, Robert Laffont, 1999, 235 pages, 1 euro (brocante), trad. Louis Martinez, impression Brodard et Taupin (La Flèche). Sans conteste, le livre du mois, et même plus: nominé parmi les dix grands découverts dans l'année. L'histoire est proprement envoûtante: le périple d'un jeune éducateur soviétique chargé d'une mission dantesque (entre purgatoire et enfer), savoir amener au socialisme une tribu vivant dans un dénumement quasi total (manger des racines, boire en machouillant du sable humide) dans les terres arides et perdues du Turkménistan - région qui est aussi celle de son enfance. Envoûtant? Hallucinant, plutôt. Cette rencontre avec un chameau errant, émacié, habité par la "crainte de rester seul ou de s'ennuyer": il s'en fait un compagnon de voyage (coucher contre, la nuit, ça réchauffe). Ou ces deux autres vieux chameaux nomades que l'auteur décrit, "couchés [et] qui machaient divers détritus, histoire de ne pas s'ennuyer et de ne pas avoir de vaines pensées". Bien sûr, il finira par trouver la tribu fantomatique (47 âmes en tout) mais de là à leur faire comprendre que "Le bonheur a toujours une taille immense, il est égal à la totalité du socialisme."... À un endroit perce l'ironie (qui, entre autres, bloquera la publication du livre en URSS), notre missionnaire de la Grande Cause communiste cherchera à se consoler en se disant, in petto, que "Pour Staline, c'est encore plus dur que pour moi". Le franc-parler de Platonov ne lui vaudra pas que des lauriers. Fils de métallo du rail, il prendra lui-même service en 1921-1922 pour lutter contre la sécheresse s'abattant dans la région de Voronezh, jugeant que ce n'était pas le moment de "s'adonner à aux occupations contemplatives de la littérature". Son adhésion sans faille au jeune État ouvrier lui imposait, par là même, un regard sans cesse critique, qui aura pour effet d'emmurer la moitié de son œuvre dans des fonds de tiroir - heureusement, depuis quelques années, on réédite.

8. Karl Kraus (1874-1936), Il ne suffit pas de lire, dates diverses, éd. Klincksieck, 2019, 77 pages, 17 euros, trad. Alfred Eibel, impression La Manufacture Imprimeur (Langres). Mentionné en passant. Cet assez mince volume et cette assez maigre sélection d'aphorismes (qu'une relecture plus attentive aurait conduit à supprimer quelques doublons) n'ajoute guère aux recueils d'aphorismes existants (Chez Mille et une nuits, 1998, Payot & Rivages, 2010 et 2015). Pas la première fois que KK se retournera dans sa tombe.

9. Max Aub (1903-1972), Manuscrit corbeau, 1944, éd. Héros-Limite, 125 pages, 16 euros, trad. Guillaume Contré, Imprimerie Floch (Mayenne). Ah! foi de corvidé, la gente ailée, portée sur la satire à la manière de Swift, se réjouira de ce coup de griffe: un petit tableau grinçant des mœurs navrantes de cette espèce très inférieure (bipèdes, incapables de voler!) qu'on nomme les êtres humains. Et pas n'importe lesquels car, en toile de fond, tout ce qu'il y a de plus véridique, le camp de concentration que les Français avait mis en place dans l'Ariège pour accueillir (incarcérer), les combattants Républicains espagnols après la victoire de Franco. Notamment! Car après le Blitz hitlérien, on y casera aussi "les indésirables étrangers", mais provisoirement: quelque 6.000 "pensionnaires" seront déportés vers des camps de mort allemands. Notre corbeau à la plume alerte, ça le fait ricaner: Français, Espagnols, Allemands, autant de marques d'une tare d'idiotie atavique, car, enfin, imagine-t-on d'affubler un corbeau d'une nationalité? en lui faisant en plus porter des papiers pour prouver son identité? ou amasser de l'argent: seul l'être humain, et ce "depuis des miliers d'années", a renoncé à "s'estimer pour ce qu'il était - ce qu'il était en soi, véritablement - pour se mettre à penser à ce qu'il valait." Disons le tout de suite: une merveilleux cadeau de Noël, aux petiots qui s'ouvrent à la Littérature, à mémé et pépé, car on est jamais mieux servi pour se remémorer de noirs souvenirs que par un merle, une corneille ou un corbeau, de noir vêtus pour faire espiègle. (L'auteur, apprend-on, est né à Paris d'un couple mixte, papa était Allemand, pour ensuite, à onze ans, vivre en Espagne - patrie linguistique - et, 1942, ultime exil, au Mexique, où il sera naturalisé.) À signaler encore, une couverture de toute beauté (c'est rare), signée Marfa Indoukaeva: https://www.heros-limite.com/v3/wp-content/uploads/2019/10/AUB_Manuscrit_corbeau.pdf

10. Ah! Le quiz... Réponse: le point commun entre ces librairies (et bien d'autres, sous peu), est qu'elles ont toutes ceci en rayon: Erik Rydberg (né en 1951), Zeitgeist - Vocabulaire des anti-Lumières, 2019, préface Mateo Alaluf (né en 1944), Éditions LitPol, 63 pages, 10 euros, impression Robert Clerebaut. Est-il convenable de causer de soi-même? J'ai une excuse car je l'ai lu et relu cent fois avant d'envoyer la copie à l'imprimeur... Alors, pour résumer: Rimbaud disait fameusement "On me pense" (lettre à Georges Izambard, 13 mai 1871) et il dirait sans doute pire aujourd'hui tant les mots d'usage courant dans le débat public sont pour la plupart téléguidés pour ne plus rien signifier, pour désigner le contraire de ce qui est leur sens bien entendu, pour induire à l'insu de l'être parlant des réflexes d'allégence et de servile suivisme... Entre autres! entre autres! Car les trucs et astuces du hold-up des "gens d'en haut" sur le langage pullulent - las! alors qu'existe un Atlas des couleurs identifiant pas moins de 999 teintes différentes, le répertoire des instruments de la rhétorique idéologique n'a pas encore été dressé. Ce petit essai s'en présente comme l'ébauche. Penser, on ne peut le faire qu'avec des mots et les mots, première tâche émancipatrice, il faut d'abord se les approprier, soi-même, comme un grand. (L'ouvrage peut également être obtenu en versant 10 euros (frais de port inclus) au compte Belfius BE57 0639 6804 0635 d'Erik Rydberg avec, en communication, l'adresse où l'envoyer.)