Pages estivales

La relâche juilletiste et aoûtienne s’est habillée de quelques lectures de pages gazonnées où l’on voit s’ébattre, immortels, les enfants Marx et Manchette, Rilke et Rouzeau, Véry et Desnos. Un petit tour et s’en vont et reviennent.

1. Ben Schott (né en 1974), Les miscellanées de Mr. Schott, 2002, éd. Allia, 2017, 159 pages, 15,20 euros, trad. Boris Donné, impression Lego (Italie). Il est douteux qu’un entretien d’embauche exige de connaître le nombre de mariages formés par Liz Taylor. Mais sait-on jamais. Réponse: huit (dont deux fois avec Richard Burton). Il est non moins peu probable qu’un examen d’auto-école glisse une question sur les sept péchés capitaux. Quoique, les esprits tordus sont partout. (Réponse: orgueil, avarice, luxure, envie, gourmandise, colère & paresse). Autant dire que ces "miscellanées" constituent un recueil de savoirs inutiles – mais publiées dans une si jolie et irrésistible édition, reliée avec cahiers cousus & couchée sur papier couleur coquille d’œuf noirci d’une caressante typographie serpentine. Et puis, ici et là, des joyaux, comme cette citation de l’excentrique lexicographe Samuel Johnson (1709-84): "Relisez ce que vous écrivez, et à chaque fois que vous tombez sur un passage qui vous semble particulièrement réussi, biffez-le." Je biffe?

2. Critique (revue fondée en 1946 par George Bataille, éditée depuis 1950 par les Éditions de Minuit), Adorno: suites françaises, décembre 2019 (n° 871), 90 pages, 12 euros, impression Normandie Roto (Lonrai). J’ai mis le temps à lire. Mais quel bijou! Qualifié dans un livre récent de "un des derniers génies" de notre civilisation crépusculaire, Adorno, philosophe, épistolier (quatre forts volumes), musicologue et dialecticien qui ne pouvait voir le beau sans en même temps percevoir le laid: commentant une séance musicale expérimentale, le jugement fuse "Voilà un résultat vraiment constructif, mais où est le versant déconstruction?". On connaît son regard sur la culture, industrielle, forcément, point de salut: "La cohérence totale de l’industrie culturelle est ce qui ne laisse rien de côté, ne fait qu’un avec l’aveuglement social total." tout en concédant que l’art, lui, est (peut être) "fruit de l’entêtement rebelle". Cela, c’est pris chez Alexander Kluge, autre franc- tireur de la tribu, auteur d’un film sur le projet d’Eisenstein de filmer Le Capital, interviouwé dans ce numéro par Sylwia Chrostowski, dont je me suis empressé de me procurer son Feux Croisés (Klincksieck, 2018, ce sera pour une prochaine chronique). C’est l’occasion, via Kluge, de refaire connaissance avec l’approche adornienne de ce qu’il appelle "la structure sous-cutanée de la pensée", primant sur le discursif habituel, superficiel et linéaire. Et, via Chrostowski, de faire sien "les trois refus de Marx – refus de l’anachronisme, refus de l’abstraction, refus de la contingence." Voilà qui aide à trouver son chemin.

3. Slavoj Žižek (né en 1949), Dans la tempête virale, 2020, Actes Sud, 152 pages, 16 euros, trad. Frédéric Joly, impression Normandie Roto (Lonrai). Žižek est un penseur radical producteur de best sellers (paradoxal? Nenni; d’ailleurs, Slovène, il écrit, comme ici, en anglais, pour le "global market"). Certes, il est sympa, et souvent intéressant – mais dans le cas présent, à rebours: il est comme le dentiste qui connaît très bien son affaire mais, aussitôt sorti prendre un verre au bistrot du coin, sortira les pires platitudes. Sur le Covid-19, sujet désormais commercialement porteur, on apprend qu’il a trouillé grave, restant cloîtré chez lui devant son écran, une condition qui a tendance à rendre le nombrilliste plus délirant que jamais. Aussi, il se range parmi les nombreux prophètes à la petite semaine qui voient dans cette supposée fin-du-monde une Chance, l’avènement de cette Transition qui rend transis tant de "fast thinkers" aimant tirer à la ligne leurs recettes clé-sur-porte. Les recettes de Žižek: l’urgence "de réorganiser l’économie globale" dont il dit qu’il faut la "réguler" (sic), étant entendu que "chaque État [a] le devoir et le droit de mobiliser les individus." et qu’il faudra "inventer" un "nouveau mode de vie", pour enfin enfoncer à nouveau le clou: "il est clair que notre société mondiale a suffisamment de ressources pour coordonner notre survie (etc.)" Pitoyable? Le mot est faible.
A contrario, excellent entretien dans L’Huma du 4 septembre https://www.humanite.fr/slavoj-zizek-si-nous-navions-jamais-vecu-un-moment-eminemment-politique-cest-maintenant-693115

4. Jean-Patrick Manchette (1942-1995), play it again, dupont – chroniques ludiques 1978-1980, La Table Ronde, 2020, 150 pages, 23,50 euros, impression Corlet Imprimeur. Qui n’a pas lu Manchette lève la main et illico se coiffe du bonnet d’âne pour prendre place dans un coin de la pièce où s’entassent déjà une dizaine d’ignares qui ne l’ont pas lu. Parce que Manchette, hein? Auteur de romans policiers noirs, chroniqueur ciné (prédilection pour les navets sublimes), critique de la condition déshumanisée (voir son Journal, Folio!), sceptique caustique, mort prématurément mais, donc, aussi, pendant quelques courtes années, signant Général Baron-Staff, tenant une rubrique consacrée aux jeux de société dans Métal Hurlant. Le recueil vaut déjà pour ses reproductions couleur des jeux parfaitement idiots qui faisaient ses délices. Des "war games", des "master mind", sans compter les inventions loufoques d’auto-confinés obsédés. Le tout servi avec la patte, l’érudition acérée, le je-m’en-foutisme blasé de l’hélicoptère rêvant qu’il est papillon (ou l’inverse). Il peut ainsi couper un phrase par un "Je crois que je vais aller m’en jeter un." Ou divaguer sur l’état mental de la France: "Mon but dans cette chronique est en effet de rendre les populations françaises intelligentes. Le seul moyen de les rendre intelligentes est l’invasion étrangère. L’invasion étrangère ne peut avoir lieu que lorsque la nation est abêtie. Pour rendre les populations françaises intelligentes, le plus urgent est donc de les abêtir." Je vois d’ici Lewis Carroll se bidonner. Las! Manchette n’est plus. Ne reste que la télépathie de ces écrits. C’est déjà ça.

5a. Lars Forssell (1928-2007), Dagbrott, textes 1952-85, Bonniers, 1988, 260 pages, 9 euros (bouquinerie Rönnells), imprimé en Suède sans autre précision. Ce recueil de textes de presse publié sous le titre Mine à ciel ouvert n’a évidemment pas été traduit en français, pas plus que l’auteur, poète et essayiste, n’a cherché le succès hors de la Scandinavie. Quoique. Le catalogue de la médiathèque, à la rubrique jazz, propose une chose chantée dont il module la scansion. Son truc, c’est la culture, qu’il voit avec effarement en recul programmé, surtout la poésie, cet "article de première nécessité, non corrompu, non commercial et indispensable" dont les tristes tartuffes, gestionnaires de la chose publique, dépossèdent le peuple administré. Le poète, écrit-il, "est venu au monde pour rebaptiser le monde en donnant à tout, objets comme sentiments, les gens comme les oiseaux, l’amour comme la haine, un nom tout à fait neuf." Moi, cela m’a donné l’impulsion durable de lire plus de poésie. Faites passer.

5b. Lars Forssell, Vänner (= Amis), 1991, éd. Wiken, 409 pages, c. 9 euros (bouquinerie Rönnells), imprimé en Allemagne. Réunion de textes produits au fil de sa vie entrecoupés de pauses introspectives, le regard jeté sur le rétroviseur. Les amis en question relèvent presque tous du folklore culturel suédois dans un album où se distinguent néanmoins un Charlie Chaplin et Ezra Pound. Bel adage méritant de figurer au fronton de la République des lettres: "Il existe quelques rares personnes avec lesquels on peut parler au téléphone longtemps après leur mort."

6. René Char (1907-1988), Poèmes en archipel - anthologie de textes de René Char, 1932-88, réimpression Folio 2007, 440 pages, 14 euros, impression Clerc (Saint-Amand-Montrond). Que le label Folio n’induise pas erreur, c’est une belle édition, papier d’un agréable grammage, joliment illustré car Char savait s’entourer (Picasso, Braque), sans compter les fac-similés de poèmes autographes et couvertures de livres, car il savait joindre le pinceau à la parole. Un électron libéré, Char, surréaliste mais aux marges, résistant mais déchiré (son récit d’un camarade promis à mort certaine par exécution qu’il renonce à sauver pour éviter le massacre du village entier, ça marque, ça n’est presque plus audible aujourd’hui), et jeune marié en seconde noce à l’âge de 87 ans, un an avant sa mort: on croit à l’éternité ou pas. Ses traits demeurent. Son nationalisme: "Dans mon pays, les tendres preuves du printemps et les oiseaux mal habillés sont préférés aux buts lointains." Ses aphorismes: "La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil." Sa "sociologie", rapport au nazisme, vaincu mais… "ses excréments sont enfouis dans l’inconscient fertile des hommes." (on est en 1952). Sur la condition humaine: "On ne partage pas ses gouffres avec autrui, seulement ses chaises." Un poète, ça ne meurt pas. Faites passer.

7. Marcello Musto (né en 1976), The Last Year of Karl Marx, 2016, Stanford University Press, 2020, 194 pages (dont 60 de notes & index), 26,10 euros, trad. Patrick Camiller, impression aux États-Unis sans autre précision. L’ouvrage mérite évidemment plus qu’une notice de quelques lignes. Mais, soit. C’est le récit des trois dernières années de Marx, 1881-83, qu’anéantiront les pertes de sa femme tant aimée, puis de sa fille Jennychen à l’âge de 38 ans, de même qu’un état de santé qu’une vie de travail forcené aura raison de la carcasse meurtrie. Affaibli, il continue à noircir ses cahiers de notes (quatre cahiers comptant 446 pages rien que pour ses lectures sur l’histoire universelle), il apprend puis lit le russe et… se divertit en creusant les arcanes des mathématiques en notant par exemple le côté "mystique" du calcul différentiel chez Newton et Leibniz. Mais c’est, aussi, de manière plus instructive, un livre-jalon, reflet de la réception actuelle de Marx, faisant suite aux périodes du culte aveugle et réducteur (le "marxisme vulgaire" kominternien post-1917), du black-out de guerre froide et de la renaissance, d’abord théorique (sixties) puis émotive et brouillonne (Occupy & Cie). Ce qui veut dire que, primo, on rencontre ici un Marx "féministe" ("La toute première division du travail s’effectue entre l’homme et la femme pour élever l’enfant"), un Marx anticolonial (notamment au sujet de la politique française vis-à-vis des Algériens: inégalité érigée en principe), un Marx mettant en doute la nécessité historique d’une phase capitaliste (via le "communisme" en germe des communautés villageoises russes) et, enfin, un Marx "humaniste" ayant à cœur le libre développement de l’individualité et, partant, aux antipodes d’un collectivisme dogmatique guidé de main de fer par le Parti. Certes. C’est dans l’air du temps. Mais c’est faire peu de cas du préalable essentiel à toute émancipation, individuelle ou collective, à savoir, rappelait Marx, "l’appropriation par les producteurs des moyens de production sous forme collective". Sans organisation costaude, syndicat et parti, on voit mal comment y arriver. Marx non plus. Musto aurait pu être sur ce point plus nuancé. Voilà qui ne gâche en rien cet apport précieux à la glose marxienne.

8. Kurt Tucholsky (1890-1935), Deutschland, Deutschland, über alles – Een satire met fotomontages van John Heartfield, 1929, éd. Peter van der Velden, Amsterdam, 1982, 231 pages, 8 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), trad. Ernst van Altena, impression C. Haasbeek. Lire l’allemand de Tucholsky dans le néerlandais de Louis-Paul Boon (que j’ai lu naguère en suédois), faut ce qu’il faut lorsqu’un ouvrage épuisé oblige au détour linguistique. Pour ce livre-pamphlet dont la moitié consiste en images pied de nez au nazisme montant, cela n’a aucune sorte d’importance. En 1929, c’est déjà la chasse aux Juifs. C’est aussi une misère économique qui frappe en premier lieu les gens d’en bas. C’est encore, mais hier comme aujourd’hui, une masse laborieuse exploitée qui "travaille 50 jours par an pas pour elle-même, et là dessus 2 jours pour la soldatesque, et là dessus encore 2 jours pour bénéficier de sympathiques policiers." Les Rouges, à l’époque, savaient vitrioler l’Ordre (nouveau, ancien, établi, etc., c’est kif).

9. Ezra Pound (1885-1972), Selected poems – Introduction by T.S. Eliot, 1928, rééd. Faber 1968, 199 pages, 7 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), impression Western Printing Services Ltd (Bristol). C’est le ci-devant Forssell qui, à un endroit, je cite de mémoire, dit que Pound n’a pas produit un seul mauvais vers. Pound, je viens d’acheter ses Cantos ("poche" 824 pages chez New Directions, 10e réimpression, c’est, comme mon T.S. Eliot, The Poems, 1.974 pages en 2 volumes chez Faber, pour quand je serai vieux) et, de fait, rien à redire sinon dire sa félicité. Pound est une joie. Cette petite chaste fantaisie: "Me repose d’être parmi de belles femmes. / Pourquoi toujours mentir à propos de telles choses? / Je répète: / Me repose de converser avec de belles femmes / Même si nous ne parlons que de bêtises." (Misogyne? Ah mais, il était facho aussi – nobody’s perfect). Ou cette ode au Printemps, personnifié en déesse: "O cœur perplexe, / Quoique chaque branche regagne ce qu’elle a perdu l’an auparavant, / Elle, qui évoluait ici parmi les Cyclamens, / ne meut seulement maintenant qu’un fin fantôme qui se cramponne." (Traduction littérale, c’est évidemment mieux dans l’original). Bis repetitia: faites passer.
(J’ai failli oublié cette belle formule d’Eliot dans son intro’: "pour une personne éduquée, la littérature est la vie, et la vie est littérature.")

10. Hervé Krief (à vue de nez, la cinquantaine), Internet ou le retour à la bougie, 2018, éd. Écosociété, coll. Résilience (Québec), 2020, 117 pages, 8 euros, impression Présence Graphique (Monts). Ce qui est devant le nez, on voit pas. C’est bien connu. Il faut le coup de pied au cul donné par un clown hilare, venu d’une autre planète, genre Hitchcock. Mettons, donc, pour les besoins de l’argument, que la Terre a été conquise par des petits Martiens qui pensent vraiment pas comme nous, mais alors vraiment pas. Et que, par petites touches, notre univers devient peu à peu méconnaissable, tous les repères habituels s’estompent, deviennent caducs, archaïques, ringards, en un mot inutilisables. Sûr que cela provoquerait une inquiétude existentielle cauchemardesque chez les autochtones. Eh bien, même chose avec le "smartphone" et ses humanoïdes martiens sans cesse connectés – sauf que, là, aucune inquiétude, aucun cauchemar, ce n’est que jappements extasiés devant la petite merveille "technologique" ("technique" en bon français décommercialisé). Personne ou presque pour s’interroger. Krief, pour sa part, qui certes y va un peu fort, résume ainsi: "Le XIXe siècle s’est attaché à détruire les savoir-faire, le XXe siècle a détruit le savoir-être ensemble et le XXIe siècle s’affaire à la destruction des savoir-penser." En tout état de cause, il paraît indubitable que la génération "écran" en est venue à penser autrement (ou mal, ou – Krief – pas du tout), son horizon indépassable se nommant Google, YouTube, Facebook & autres téléguidages algorithmés. Krief n’est sans doute pas le critique idéal, anti-machine "luddite", féru de décroissance (même le chemin de fer est cloué au pilori de son anti-industrialisme jusqu’à-boutiste) mais vaut d’être lu pour pas mourir con, comme disait feu l’autre, et même s’il déraille plus souvent qu’à son tour (imputer l’industrialisme tantôt à Marx, tantôt à Napoléon, c’est de l’historiographie new age).
On saisit l’occasion pour recommander plutôt, ou aussi, Manfred Spitzer https://www.en-attendant-nadeau.fr/2019/11/12/ecrans-desmurget-spitzer/. C’est du solide.

11. Joseph Roth (1894-1939), La légende du saint buveur, 1939, éd. Sillage 2016, 62 pages, 6,50 euros, trad. Maël Renouard, impression: en Union européenne (sic). Pour ce dernier écrit, à Paris, peu avant sa mort, Roth a choisi comme Petit Poucet en quête d’Éternité un personnage va-nu-pieds solidement imbibé, comme lui-même. Et vu que c’est une petite fable, il lui a adjoint un ange gardien (de seconde classe, sans ailes, comme dirait Frank Capra), un digne monsieur de pure féerie qui ouvre largement son portefeuille à l’infortuné à la seule condition qu’il rembourse un jour par une offrande à Saint-Thérèse en son église de Batignoles. Évidemment, quand il raconte qu’il a une dette envers la petite Thérèse, tout le monde ricane: quoi! Tu vas jeter ton argent à une pute? Un grand incompris, Roth. C’est tout son charme.

12. Valérie Rouzeau (née en 1967), Éphéméride, 2020, La Table Ronde, 135 pages, 16,50 euros, impression CPI Firmin-Didot (Mesnil-sur-Estrée). Sans doute est-il réservé aux gens de plume confirmés de pouvoir publier des petits riens consignés au fil des jours dans le journal intime, tantôt maussades, tantôt mondains: Untel, Untelle, avec qui on a casser la croûte ou joué à la colistière lors d’un happening culturel, qui diable peut y trouver un quelconque intérêt? Mais pour l’amie Valérie, poétesse à croquer (ses mots) et à suçoter (encore ses mots), ne peut que naître une affection spéciale, velouteuse, miaulante, irisante. Elle n’aime pas Macron ("un robot (…) sourd, cynique, méprisant") et adhère à la tribu, pas très nombreuse, qui juge l’époque "vulgaire et délétère", écrasée qu’elle est par le "règne exécrable des banquiers, des lobbies, des gros industriels". Donc, affinités électives. Et puis, ah! la poésie, elle se fait un peu rare dans ce volume, mais, exercice inusité, elle est fournie avec une paraphrase de mots & tournures favoris (mention pour "pensement" et les solécismes en abyme comme "Allez en vous") et additionnée d’un florilège tiré de son carnet de "vers uniques", dont "Ça a l’air de rimer" (Apollinaire), "Dans les rues de la ville il y a mon amour" (Char) "la dame a perdu son sourire dans les bois" (Soupault), "La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur" (Éluard) "La casserole chante et la guêpe bourdonne" (Neruda). Avec Rouzeau, on est en bonne compagnie.

13. Anthologie, Le livre des sonnets, Librairie Alphonse Lemerre (Passage Choiseul, Paris), 1949, 230 pages, 3 euros (vente Croix-Rouge), impression Lemerre. Trouvaille que ce petit volume in-12 relié à dos arrondi frappé d’un emblème parnassien avec couverture et pages de garde à motif marbré; cahiers cousus, évidemment, pour une typographie délicieusement obsolète, les "f" et "s", quasi identiques, caracolant tels des hippocampes fluets, entre autres bizarreries graphiques. Le sonnet n’est plus guère à la mode, ni les rimes à versification disciplinée. Mais, quel festival aux yeux et oreilles: "Si j’avais un arpent de sol, mont, val ou plaine, / avec un filet d’eau, torrent, source ou ruisseau, / j’y planterais un arbre, olivier, saule ou frêne, / j’y bâtirai un toit, chaume, tuile ou roseau." (Joséphin Soulary, 1815-1891). "Baise m’encor, rebaise moy & baise : / Donne m’en un de tes plus savoureux, / Donne m’en un de tes plus amoureus : / Ie t’en rendray quatre plus chaus que braise." (Louise Labé, née en 1524). Livre de chevet rangé dans le sac à dos, précieusement glissé dans la poche revolver. Convient bien à une lecture à la lueur d’une bougie.

14. George Orwell (1903-1950), Politics and the English langage, 1945 (suivi de Review of Mein Kampf, 1940), Penguin, 2013, 24 pages, 1,65 euro, impression Clays, Ltd. C’est un peu mode, les livres poids plume. Mais ce court texte publié en 1945, période de lamentable déclin de la langue anglaise, dixit Orwell, garde tout son sel – et son actualité. Le mot "démocratie", par exemple, qu’il proscrit au motif plus que sensé qu’il n’en existe pas "de définition faisant consensus et que les tentatives en ce sens rencontrent une résistance de toutes parts." Pour ce mot creux-là, on n’est pas sorti de l’auberge. Idem pour le terme de "fasciste" – ou encore, si Orwell avait vécu de nos jours, celui, plus insignifiant qu’un parcomètre, de "raciste". Il termine son analyse au picrate par les six règles à inscrire au tableau noir de toutes les maternelles: 1. jamais utiliser de métaphores usées jusqu’à la corde, 2. toujours préférer le mot court à son cousin longiforme, 3. si un mot peut être supprimer sans dommage, l’anéantir, 4. toujours préférer la tournure active à la passive, 5. fuir les termes étrangers, scientifiques ou jargonneux dès lors qu’existe l’équivalent dans le français de tous les jours, et 6. violer n’importe laquelle de ces règles plutôt que s’exprimer de manière franchement barbare. Merci de recopier cent fois. (La brève recension de Mein Kampf élude singulièrement sa logorrhée anti-juive et, décidément impie, juge plus "saines" les "vertus patriotiques et militaires" du fascisme et du nazisme que les finalités visant juste "le confort, la sécurité et l’évitement de toute souffrance" de nos gouvernances "démocratiques". Bon, on fait comme si on n’a rien entendu?)

15. Rainer Maria Rilke (1875-1926), Histoires du Bon Dieu, 1899, Folio bilingue, 2003, 307 pages, 2,50 euros (bouquinerie Pèle Mêle), trad. Claude David, impression Buissière Camedan (Saint-Amand). Romantique, éthéré, olympien, Rilke peut aussi être fantasque, et drôlatique. Ces treize contes écrits d’une traite en 1899 ont donc pour sujet le bon dieu, et ces mésaventures, car, mutatis mutandi, on a ici un dieu façonné à l’image de l’homme, un peu malhabile, un peu tâtonnant, un peu froussard, aussi, par exemple lorsqu’il interpelle Michel-Ange pour savoir si les pierres ont aussi un âme. Mais certainement fusera la réponse: c’est Toi qui les habite. C’est plein de feux follets de ce genre. Ce pauvre reclus par un âge avancé qui évoque sa "chère et vieille chaise, qui mourra probablement avec moi", ces nuages doués de parole qui n’aiment rien mieux qu’entendre racontées des histoires, cet instituteur qui trouve désagréable que ces petits élèves sachent des choses qui ne proviennent pas de sa bouche: "Il faut en quelque sorte, qu’il soit le seul trou dans la cloison par laquelle on puisse regarder dans le verger; s’il existe d’autres trous, les enfants iront tous les jours regarder par un autre trou". Pur délice.

16. Joseph Moncure March (1899-1977), The Wild Party, 1928, illustré et introduit par Art Spiegelman, Pantheon Books (Random House), 1994, 112 pages, 21,75 euros, impression USA sans autre précision. Le bouquin vaut autant pour l’image que le verbe. L’image, gravures dans la filiation d’un Masereel ou d’un Grosz, noires, glauques, interlopes, sub-érotiques – comme le texte qui eût quelques difficultés à être publié à l’époque, dépeignant, crûment, mais avec l’empathie de la complicité, le milieu alcoolisé des entraîneuses & voyous qui parasitent: c’est l’histoire d’une nuit torride où la gnôle coule à flot et la chair n’est plus que pulsions charnelles. Forcément, cela va mal finir. Un noceur s’empare de la belle d’un autre, qui voit rouge et c’est un flingue qui fera tomber le rideau. Est-ce de la poésie? Oui, raconte Spiegelman en citant William Burroughs, tous deux subjugués. C’est du métal en fusion à rime syncopée. Ainsi, l’allumeuse Kate, "slim-legged; slim-hipped / Naughty of eye, and expressive-lipped. / Always in vogue: / Vicious, / Capricious: / A rogue ". D’elle, on apprend que "She has wrecked more homes / With lust’s delight / Than most women could have / With dynamite." (Je renonce à traduire.)
Pour se faire une idée des illustrations: http://www.zverina.com/bestbooks/990329.htm

17. Robert Desnos (1900-1945), Corps et biens, 1930, Gallimard, 2018, 208 pages, 7,50 euros, impression Novoprint. Desnos, c’est particulier, comme un petit frère qui n’a que malchance, malheureux en amour, trop tôt saisi par la mort. Impossible de résister, à ceci par exemple: "Toi quand tu seras morte / Tu seras belle et toujours désirable." Ou, tiré de sa complainte de voltigeur désespéré Si tu savais: "Loin de moi un calme troupeau de bœufs se trompe de chemin, s’arrête obstinément au bord d’un profond précipice, loin de moi, ô cruelle." On a tous besoin d’un petit frère désespéré, ou d’une petite sœur aux yeux tristes. On les regarde de loin, avec un pincement au cœur: irrécupérables.

18. Pierre Véry (1900-1960), M. Marcel des pompes funèbres, 1934, rééd. Manucius, 2019, 185 pages, 13 euros, impression Présence Graphique (Monts). Dans le genre roman policier décalé, à la limite de l’auto-dérision, hors d’œuvre idéal à l’étude de Platon ou du Code Napoléon, par exemple, Véry est, avec quelques autres, van de Wetering ou Westlake, par exemple, un maître choix. Cette historiette (par exemple), fournit le témoignage littéraire rare tricotant scien-ti-fi-que-ment la Problématique de la mise en bière d’un cadavre putrescible, donc, pourrissant, l’affaire étant agrémentée par la présence loufoque de l’avocat-détective Lepicq (spécialité: découvrir avant tout le monde le criminel pour s’en faire un client devant les tribunaux: coup double!), car le cadavre, hein, n’est peut-être pas de mort naturelle passé ad patres… Et puis il y a le style, pince-sans-rire, façon Raymond Chandler, "c’était une femme courte, tout en rondeurs. Un visage comme une pomme Canada posé sur une citrouille en équilibre sur deux betteraves." Ou encore, le conseil que fait Lepicq à tout quidam gêné aux entournures parce qu’embarqué par les poulagas et soumis à interrogatoire au poste de police: à toute question, conseille Lepicq, faites systématiquement la même réponse imperturbable: "En bois." Ah mais! Au vingtième "en bois", ils commencent à manger leur képi, les limiers de la maréchaussée. À garder en mémoire, au cas où, on ne sait jamais, lors d’un de ces contrôles du flicage permanent banalisé: Carte d’identité, nom et prénom, date de naissance, adresse? En bois!