Septembre, mois des semis de seigle et de l'épandage de fumiers. Mois des feuilles mortes, aussi: Huysmans, Stendhal, Brecht et Rabelais, dont les nervures toujours enchantent. Limonov? Oubliez Limonov
1. Jacques Rancière (né en 1940), Les temps modernes - Art, temps et politique, 2018, la fabrique, 144 pages, 13 euros, Imprimerie Floch (Mayenne). Le fil conducteur, valant thèse, est l'opposition entre deux perceptions du monde, l'une, héritière des Lumières, est celle du "progrès historique" et de la "rationnalité causale", propre aux "hommes actifs" qui "vivent dans le temps des événements, le temps de l'action et de ses fins", tandis que l'autre, subie, est celle des "hommes passifs" qui vivent "dans le temps des choses qui arrivent les unes après les autres", temps "rétréci et répétitif". Cette manière de catégoriser (postulant ici une avant-garde éclairée et là une masse maléable de type majorité silencieuse) pèche par la rigidité de ses cloisons supposées étanches (on est A ou B, très peu dialectiquement), tout en contenant une part de vérité. En caractérisant les "actifs" et "passifs" comme étant, concrètement, "ceux qui ont le temps et ceux qui ne l'ont pas", Rancière met le doigt sur le fait incontestable qu'un métro-boulot-dodo ne laisse guère d'ouverture au lent, patient et fatigant travail de réflection sur le sens des "choses qui arrivent". La critique de Rancière ne s'arrête pas en si bon chemin: après le A et le B (tenants de l'épopée du Grand Récit et ceux du ballotement nihiliste paresseux), qu'ils renvoient dos à dos, il intercale un C, soit le facteur aléatoire des "moments éphémères" dont le rôle historique serait déterminant. Aléatoire? Il n'utilise pas le mot mais le concept, avancé par Althusser, est sous-jacent, de même que celui de "l'événement" cher à Badiou. Pour creuser, on renverra à ces deux auteurs-là. Rancière n'y ajoute pas grand chose.
2. Edward Limonov (né en 1943), Et ses démons, 2018, éditions Bartillat (trad. du russe Monique Slodzian), 233 pages, 22,70 euros, imprimé par CPI Firmin-Didot (Eure). C'est une notice assassine dans Le Monde (une "vraie littérature faite avec de la boue", mêlant "mauvaise foi, démagogie et cynisme") qui m'a rendu curieux. Mais, déception. C'est la chronique d'un homme de 73 ans (lui-même), malade, récupérant d'une embolie cérébrale, inquiet du sort futur du Parti national-bolchevique, qu'il a fondé et dont il reste le président: au mieux une ébauche, une série de notes susceptibles d'un jour servir. À un endroit, il recopie cinq pages d'un roman qu'il n'a jamais achevé, le premier chapitre: là, c'est bon... Pour le reste, morne amertume. Piquant, tout de même, le rôle joué par les guerriers de son parti dans la reconquête de l'Ukraine orientale (Donass et Lougansk), pour être ensuite dribblés par l'appareil moscovite. Une page méconnue...
3. Edward Limonov (né comme ci-dessus), Mort des héros modernes, 1992, Éditions du Rocher, 1993 (trad. Christine Troll), 178 pages, 7 euros (bouquinerie), imprimerie Floch (Mayenne). On s'est dit qu'on allait lui donner une deuxième chance. Ben, c'est raté. Il ne se passe rien avant la page 162, et après non plus. Écriture plate, psychologie de quatre sous, intrigue de télésérie B, carrément soporifique. Hop! poubelle. (Jamais deux sans trois, on va lui en accorder une troisième, la der des der - voir plus loin.)
4. Bertolt Brecht (1898-1956), La bonne âme du Se-Tchouan, 1938-40, L'Arche, 1975, 110 pages, 50 centimes (!), imprimé par Corbière et Jugain (Alençon). Brecht, cela fait toujours du bien. On connaît son attrait pour la sagesse chinoise. Elle fournit ici une sorte de conte de fées. La fée est une ancienne prostituée qui, enrichie par la providence, sera surnommée l'Ange de faubourgs tant elle n'a de cesse de faire le bien autour d'elle, ce dont bien sûr elle sera mal payée en retour. Parmi les personnages, un marchand d'eau déambulant avec son gobelet en espérant que la pluie remplira. Et trois petits Dieux, "inspirés", cela va de soi, aux pouvoirs néanmoins restreints: on leur demande bienvaillance plutôt qu'amour, équité plutôt que justice, simple décence plutôt qu'honneur, et ils s'écrient "Mais cela représente plus de travail!". C'est que, rappelle Brecht en assumant le rôle du chœur antique, le monde est bien mal fait: "Pourquoi les dieux n'ont-ils ni tanks ni canons / Ni cuirassés ni bombardiers ni mine / Pour abattre les méchants, ménager les bons?"
5. Frederico Ferrari et Jean-Luc Nancy (nés respectivement en 1969 et 1940), La fin des fins, 2017, Éditions Kimé, 54 pages, 9 euros, imprimé par Créaprojet (Beaune). Un peu de philo, ça fait du bien aussi. Une mince plaquette, en plus, venant limiter l'effort. C'est une brève méditation autour de ce qui est devenu poncif médiatique, "fin de l'histoire", etc. Il y est bien sûr question de la très hégélienne chouette de Minerve, mais pour rappeler qu'il y a "des crépuscules plus ou moins longs et plus ou moins profonds". De l'opposition, aussi, chez Kant, entre l'homogène et l'hétérogène, donc entre "causalité des phénomènes" et "spéculation métaphysique", où nos auteurs prennent le contrepied de Rancière (ci-dessus) en rappelant que l'un est l'état du jour (avec son "début et sa fin") et l'autre celui de la journée (avec ses "secousses, suspens, spasmes et stases"), étant cependant entendu que ces "deux registres se croisent pourtant et se mêlent, voire se tressent dans le matin, le midi et le soir". Comme c'est bien dit...
6. Vsevolod Garsjin (1855-1888), Nadeshda Nikolajevna, 1885, Författares Bokmaskin, 2018, 128 pages (trad. russe en suédois Leo Brefeld). Pas simple l'orthographe russe: en anglais, c'est Garshin, en français, Garchine - et l'héroïne de cette nouvelle, Madejda Nicolaevna, selon le catalogue de la Bibliothèque nationale de France (œuvrette publiée en 1923 par la Bibliothèque des chefs-d'œuvres russes). C'est son côté désuet qui fait le charme aujourd'hui de cette longue nouvelle: tombé amoureux fou de la femme qui pose pour lui (par sa ressemblance à l'image qu'il se fait de Charlotte Corday), le peintre narrateur vit les affres d'une relation peu recommendable, le passé de la jeune dame étant celle d'une "fille de mauvaise vie": ce n'était pas bien vu à l'époque (cfr. La Dame au camélia) et l'histoire finit mal comme de bien entendu. Garchine, lui, s'est jeté du haut d'un roide escalier à trente-deux ans. Ah! l'âme slave.
7. Stendhal (1783-1842), Le rouge et le noir, 1830, Folio, 1991, 499 pages, extrait de ma bibliothèque, Impression Buissière (Cher). Relu après avoir revu sa version cinématographique (Autant-Lara, 1954, Gérard Philippe, Danièle Darrieux et Antonella Lualdi dans les rôles de Julien Sorel, Louise de Rénal et Mathilde de La Mole). Le film rend Sorel moins fat, Louise moins sotte et édulcore la fin où Stendahl montre Mathilde serrant dans ses bras la tête de l'amant décapité: pas vraiment fait pour une sortie ciné en famille. Frappante, à la relecture, et déjà dans le film, est l'approche très lutte des classes chez Stendahl, elle court à travers l'intrigue (climax dans le discours de Sorel devant les jurés, "pas un ouvrier ou un paysan parmi vous"; de même lorsque, enrageant, il se dit "avoir assez vécu pour voir que différence engendre haine"), intrigue qui par ailleurs flirte lourdement avec le mélo. Car il y a comme deux écrivains tenant la plume, le peintre d'un tableau de mœurs sociales (gouvernées par de sordides "petits intérêts d'argent") et le psychologue un peu concierge faisant dans le sentiment. Le peintre, de nos jours, est devenu rare: qui décrit encore par le menu le pedigree social d'un personnage (né dans quel milieu, quelle classe, avec quels parrains, quels pistons?) On notera, amusant, le passage sur cette conspiration monarchiste où un gentilhomme dit craindre que "dans cinquante ans, il n'y aura plus en Europe que des présidents de la république (... et) des candidats faisant la cour à des majorités crottées." Prophétique, Stendahl...
8. Vilhelm Moberg (1898-1973), Otrons artiklar, 1973, Författarförlaget, 1973, 155 pages, imprimé par Bohusläningens AB (Suède). De cet auteur, membre de l'imposante fratrie des écrivains prolétariens suédois, existe en poche sa Saga des émigrants, exode du 19ème au cours de laquelle la Suède se vida d'un quart de sa population pour chercher fortune en Amérique du Nord (tout simplement survivre serait plus exact): épisode particulièrement émouvant (et instructif) lorsque la mère de la petite famille émigrée n'arrive plus à communiquer avec ses enfants, n'ayant pas appris l'anglais et ses enfants, oublié le suédois. Dans cette série de textes critiques, regroupés sous le titre "Les articles d'un mécréant", Moberg revient sur le sujet pour s'insurger contre le fait que l'historiographie académique (bourgeoise, mettons) n'a rien produit sur cette gigantesque saignée dans la population, au pauvre motif que les "temps n'étaient pas mûrs": elle ne s'y mise que lorsque les derniers témoins étaient morts, donc trop tard. Moberg, un très grand bonhomme. Il avait entamé à la fin de sa vie sa propre histoire de la Suède, sous-titrée "racontée au peuple". Il y a eu, en Europe, peu d'émules.
9. Walter van der Star (contemporain), Biografie van een uitgeverij/Biography of a Publishing House, 2017, éditions Huis Clos, 159 pages, 22,50 euros. La nostalgie est double. Fondées en 1986, les éditions Huis Clos (Rimber, Pays-Bas) ont, après 69 titres publiés, tous joyaux typographiques et graphiques, mis la clé sous porte en 2017. Parmi les derniers, bilingue, anglais et néerlandais, cet hommage, re-nostalgique, au couple britanico-polonais Stefan et Francizka Themerson qui, de 1948 à 1979, a révolutionné l'édition en transformant le livre en objet d'artiste artisan: production sur presse manuelle avec du papier fabriqué à la maison et, image de marque, des encres contrastant le rouge et le noir. Ils presque sont toutes reproduits (parfois très petit, faut une loupe) dans cette "biographie" de la féerique maison d'édition, Gaberbocchus pour les intimes, cela va d'Ubu Roi (1951) aux idéogrammes d'Apollinaire (1968) en passant par Kurt Schwitters (1962), Bertrand Russel (1953) et, exquis, les Exercices de style de Queneau (1958). Pour s'en faire une idée, visuelle: se rendre sur le site de Huis Clos:
http://www.uitgeverijhuisclos.nl/68.html
10. Gil Delannoi (né en 1958), La nation contre le nationalisme, 2018, PUF, 248 pages, 19 euros, Imprimerie Maury (Millau). L'idée de nation, aujourd'hui, sent le moisi, pour ne pas dire pire. Delannoi, lui, propose de reprendre la question de manière sereine, loin du brouhaha de l'émotif vociférant. C'est en soi bienvenu. Si cependant certaines de ses observations ne manquent pas d'à-propos (par exemple que les deux "forces mondialisées" œuvrant à l'anéantissement du concept de nation sont "le marché mondial" et "l'islamisme" fondamentaliste, ou encore que "l'absence de frontières est un luxe d'enfant gâtés"), le raisonnement pèche par un idéalisme anhistorique d'un académisme plutôt scolastique. Autant Delannoi s'emploie à longueur de pages à (re)définir nation et nationalisme, autant il laisse dans l'ombre la généalogie du concept de démocratie, dont il fait pourtant la clé première et dernière d'un nationalisme convenable et sur lequel il arc-boute tout son raisonnement. De la Chine, ainsi, il dit qu'elle "ignore la démocratie, qui est pourtant à sa portée"... Là, il ne fait plus œuvre d'historien (Delannoi est formé comme sociologue, il est vrai), mais de porte-valise des discours dominants. Vaut d'être lu néanmoins.
11. Rabelais (c. 1483-1553), Gargantua, 1532, Éditions de Cluny, 1939, 1 euro (bouquinerie), Imprimerie Darantière (Dijon). Peu d'auteurs ont vu leur nom désigner une manière d'être et d'écrire; pour le dire autrement, le rabelaisien n'a rien de kafkaïen. J'ai découvert vraiment sur le tard mais quelle joie! Ce Gargantua dont les première paroles en naissant sont un brâme "À boyre! à boyre! à boyre!", qui a pour religion de s'interroger devant le spectacle du monde "Où est foy? Où est loy? Où est raison? Où est humanité? Où est craincte de Dieu?" (un dieu également mis au pluriel, nota bene: ces "gerbes de feurre [foin]" offertes "aux dieux") et qui se moque des sophistes scolastiques et des bigots (ces "mache-merdes"). Le langage rabelaisien est une féerie: "barytoner du cul", raisonner en "syllogisant" ou pour désigner les parasites, ces "croque lardons". Charme, encore, que ce vieux français, si peu normé. Les accents aigus et graves ont une présence aléatoire. L'orthographe varie, "âge" est tantôt "aage", tantôt "eage". Le participe présent, aussi, ici "crachans", là "conferens" (conférant). Et, bien souvent, les mots sont plus proches de leur origine latine qu'aujourd'hui: "oultre" (cfr. ultra), "nuyct" (cfr. nocturne), "Saulveur" (cfr. l'anglais salvation), "monstrer" (cfr. démonstration), "sçavans" (cfr. science), "doubte" (cfr. l'anglais doubt), etc. Terminons par une perle en latin rabelaisien: "Omnis clocha clochabilis, in clocherio clochando, clochans clochativo clochare facit clochabiliter clochantes. Parisius habet clochas. Ergo gluc." (Rendu en note: Toute cloche clochable qui cloche dans un clocher, clochant par clochatif, fait clocher clochablement les clochants. À Paris il y a des cloches. Donc voilà.) Insurpassable!
12. Edouard Limonov (comme ci-dessus), Journal d'un raté, Albin Michel, 1982 (trad. Antoine Pingaud), 279 pages, 6 euros (Oxfam), impression CPI Firmin Didot. Verdict final: trois coups dans l'eau, cette chose aérée faites de billets n'occupant souvent qu'un tiers de page ne se hisse guère au-dessus des deux précédents. On retrouve ici Limonov à 34 ans tuant son temps de semi-clochard à New York à regarder par la fenêtre ou tringler ces dames: doué d'une forte lubricité, ses "exploits", que seuls goûteront les amateurs d'ébats au travers d'un trou de serrure, ne le lassent manifestement pas, le lecteur, oui. Adieu Limonov.
13. Paul Veyne (né en 1930), Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), 2007, Livre de Poche 2016, 278 pages, 7,55 euros, imprimé par CPI (France). Le sujet aurait pu être passionnant (à peine 5-10% de chrétiens au 3e siècle et pas loin de 100% deux siècles plus tard, ça "interpelle") mais ne l'est guère. Ce qui préoccupe Veyne au fils de ces pages est de savoir si la conversion de l'empereur Constantin au christianisme en 312 était sincère ou non. Comme si cela avait une quelconque importance. C'est donc ici et là, au détour de tel ou tel détail livré incidemment, qu'on entrevoit l'explication de la montée en puissance de l'Église (qui serait resté secte sans Constantin, dixit Veyne), savoir la volonté du nouveau converti de l'étendre "dans tout l'Empire", notamment en l'arrosant de "sommes énormes", et en en construisant lui-même (sur plan basilical à Rome, l'actuel Saint-Jean-de-Latran). Dans une note de bas page, précise Veyne, le nombre d'évêchés passe d'une demi-douzaine à une cinquantaine en Italie du Nord, en Gaule de 16 à 70, tandis qu'en Afrique (romaine), il double. La foi peut sans doute soulever des montagnes mais disposer d'une structure prosélyte hiérarchisée aux moyens matériels considérables, ça aide. On a connu Veyne moins rhéteur.
14. Joris-Karl Huysmans (1848-1907), De tout, 1902, éditions Jérôme Millon, 2018, 260 pages, 22 euros, imprimé par Présence Graphique (France). Aux éditeurs qui exhument de vieux écrits vouons éternelle reconnaissance. Dans ces articles publiés au tournant du siècle passé, Huysmans fait revivre un monde disparu, celui surtout des monastères parisiens, Carmels, Solesmes et, dans le Poitou, N.-D. de Ligugé (ce dernier s'exilant "dans le namurois"), en homme très-pieux mais, aussi, procédant avec un art consommé ne dédaignant pas l'invective, en cela proche d'un Léon Bloy (cette phrase, ainsi, sur "l'extraordinaire sournoiserie et l'incomparable fainéantise de cette race mesquine qu'est la race des Poitevins", ou encore, comparant défavorablement la Gudule bruxelloise aux églises à l'âme mystique de Bruges: les piliers de la Gudule sont énormes mais "ne s'élèvent pas; elle est pesante ainsi que le peuple qui l'a bâtie"). La richesse de son vocabulaire est un délice par sa rareté aujourd'hui. L'œil érudit qu'il pose sur l'art architectural et pictural, aussi: ces pages sur la représentation du Jésus bébé, rendu par tant de grands maîtres sous des traits "adipeux et laids", sorte de "pelote de graisse articulée" avec un "air de notaire de pygmées" et avec des "doigts qui sont des chipolatas", bref non un nouveau-né mais "un petit vieux qui bigle et qui est ratatiné comme confit dans l'alcool": fait quasi seul exception à ses yeux, Memling (La Vierge au donateur). Huysmans sait écrire.