Postface estivale (tout papier)

Terminé, l'été. Rangée, aussi, la moisson des "maisons de mots" par quoi Steiner baptisait avec bonheur les livres. Ça va du sulfureux Ezra Pound au lance-flammes Brecht en passant par la pute céleste Grisélidis Réal et le non moins lascif Pierre Louÿs, entre autres! entre autres! il y en a pour toutes les perversions

1. George Steiner (1929-2020), La nostalgie de l'absolu, 1974, éd. 10/18, 2022, 89 pages, 6,10 euros, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, impression Dupli-Print (Domont). L'intérêt bien mérité dont bénéficie l'œuvre d'érudition Vieille Europe de Steiner risque, ici, de baisser de quelques méchants crans. C'est que: sujet bateau, et rebattu. Que l'érosion de la parole divine (d'Église) est un fait, soit! Que cela a fait place à comme un vide (si tout n'est pas "écrit là haut", alors qui?) offrant un joli thème de méditation, nul n'en disconviendra! Mais de là à postuler que les créatures humaines n'ont fait que remplacer une foi, un credo, une mythologie par une autre, de même étoffe mitée, voilà qui semble un tour de passe-passe bien bancal. Exemple entre mille: lorsque Steiner évoque les écrits de Marx en utilisant les termes de "scénario théologique" pour se gausser de ceux qui se disent être "en possession du vrai message du maître", la ficelle est assez grosse pour même faire rire une couturière débutante. Donc, pfffff. Pour une discussion sérieuse, voir l'ouvrage suivant.

2. Louis Althusser (1918-1990), Que faire ?, 1978, éd. PUF, 2018, 137 pages, 14 euros, impression IGS-CP (L'Isle-d'Espagnac). Cet inédit/inachevé rédigé en 1978 offre un contrepoint bienvenu au précédent. Et bien plus. Contre les zozos (ils abondent) qui zozotent que le marxisme est au fond une religion, Althusser parle, lui, de la nécessité d'une "analyse concrète de la situation concrète". C'est repris de Lénine, chez qui Mao l'avait pris aussi. Bref, la méthode marxiste (tout sauf un credo) consiste à penser qu'il ne tient qu'à nous de comprendre - et transformer - le monde. Ce qui, insiste Althusser, suppose un minimum de "maîtrise de la théorie marxiste". Ce qui à son tour suppose d'être conscient de la "division conflictuelle de l'ensemble de la société", ce entre "deux classes fondamentales, dont l'une détient les moyens de production et l'autre vend sa force de travail." Car s'il y a bien de moins en moins d'ouvriers (en Occident), le nombre de prolétaires, contraints de vendre leur force de travail, ne cesse de croître. C'est en utilisant ces "lunettes" qu'Althusser analyse magistralement notre veau d'or de la "mobilité" comme résultant en réalité d'une stratégie de la bourgeoisie. Objectif: atomiser la classe dépossédée et, partant, dangereuse. On peut dire que c'est réussi. C'est à lire et relire, et notamment pour les pages dédiées à la comparaison de Gramsci et de Machiavel.
(Nota bene: une recension plus fouillée de ces deux ouvrages paraîtra dans le prochain numéro du Drapeau rouge, n° 94, de septembre 2022.)

3. Ezra Pound (1885- 1972), Selected poems, 1908-1959, éd. poche Faber and Faber de 1988, 185 pages, 6 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), impression Richard Clay Ltd. (Suffolk). De ce bon vieux poète fasciste (déclarés, ils sont nettement moins nuisibles qu'en costard-cravate), j'ai acquis les quasi illisibles Cantos. Ils se meurent d'un stoïque ennui sur une des mes piles de lecture en attente. Je me suis donc contenté, pour l'heure, de butiner de l'élagué. Bon ben, c'est un grand poète. Qui plus est: singulièrement radical de gauche à ses heures, par exemple en chantant ses frères aux "nerfs détraqués" et "sous l'esclavage par convention" afin que ces chants "leur apportent tout mon mépris de leurs oppresseurs" (Go, my songs (...) to the nerve-racked, go to the enslaved-by-convention / Bear to them my contempt for their oppressors.") Côté poésie "pure", elliptique, suggestive, aérienne, carrément zen, les gâteries ne manquent pas, tel ce Bah! I have sung women in three cities, / But it is all the same; / And I will sing of the sun. (Littéralement: Bah! J'ai chanté des femmes dans trois villes, / Mais cela revient tout au même; / Et je vais chanter le soleil.)

4. Bertolt Brecht (1898-1956), Les Art et la révolution, 1935-1956, volume 3 des Écrits sur la littérature et l'art, publiés par L'Arche, 1970, rééd. de 1977, trad. Bernard Lortholary, 190 pages, 15 euros, impression Corbière et Jugain (Alençon). Que serions-nous sans Brecht, je vous le demande? Bien pauvres, en réalité. On s'en rend compte dans ce recueil qui offre un éventail de ses écrits engagés sur le long cours d'une vingtaine d'années. Sur la liberté d'opinion, par exemple, pour laquelle la corporation des journalistes s'est peu agitée après l'attentat contre Salman Rushdie (agité lui-même, il a commis un texte d'un bêtise pitoyable pour le dernier Harper's Magazine), mais au sujet de Julian Assange, prisonnier politique en Grande-Bretagne, à peine un mot. C'est là que cela fait du bien d'avoir Brecht parmi ses fréquentations. Sur la question, il renvoie à Lénine qui estimait que la liberté d'opinion serait, pour le prolétariat, "un vain mot" si on ne lui procure pas salles de réunion, du papier "et des presses pour le peuple". Là, dans les faits, on sait ce qu'il en est. À la liberté d'opinion, il y a ticket d'entrée, et ce n'est pas donné. Il y a plein de trucs comme ça dans ce bouquin. Et des néologismes brechtiens savoureux, tels la "lumpen-bourgeoisie" et les "lumpen-petits-bourgeois". Ainsi que des traits d'esprit qui enchantent: "Mon amour de la clarté vient de l'obscurité de ma pensée". Livre de chevet!

5. Grisélidis Réal (1929-2005), Chair vive - Poésies complètes, 1942-2005, éd. Seghers, 2022, 241 pages, 17 euros, impression Nord Compo (Villeneuve-d'Ascq). Bien connue pour son journal intime déjà évoqué ici, Grisélidis Réal pouvait s'enorgueillir d'un profil peu commun car, en effet, rares sont les putes qui sont poètes et rares sont les poètes qui sont putes (terme non péjoratif dans sa bouche comme dans celles des gens cultivés). Donc, elle fut les deux. Et que voici, complète, sa production. Très honnêtement - mais c'est affaire de goût - ce n'est pas mémorable, et notamment en raison d'un penchant militantesque, ce qui n'est en général guère d'un attrait enchanteur. Mais, soit. À chacune et chacun ses terrains vagues favoris.

6. Louis Aragon (1897-1982), J'abats mon jeu, 1959, rééd. Stock 1997, 234 pages, 6 euros (bouquinerie Pêle Mêle), impression Brodard et Taupin (La Flèche). Quiconque regarde les dates ci-dessus s'interrogera évidemment: pourquoi en 1997 rééditer des textes de vingt ans, qui plus est alors que l'auteur est bien vivant et - pisse-copie de première - en a tant fait après? D'autant que lesdits textes sont d'un intérêt assez médiocre: discours de circonstances et envolées d'un homme du Parti - chose qui plaide plutôt en sa faveur tant la ribambelle des abonnés aux tribunes publiques s'adonnent souvent au retournement de veste (Glucksman, Cohn-Bendit & autres pitres). On range dans un coin reculé de la bibliothèque. Sait-on jamais: il est très difficile de consulter un bouquin dont on s'est débarrassé.

7. Diderot (1713-1784), Sur le génie - et autres brèves pensées, +/- 1776, éd. Manucius 2021, 106 pages, 10 euros, impression ICN. La très-sainte communauté des toxicomanes de la chose imprimée a le regret d'avoir à déplorer que cet éditeur à juste titre réputé pour ses choix éditoriaux n'ait donné que de très vagues indications sur la date de composition des douze courts textes repris dans ce volume, sinon qu'ils se trouvent dans le tome IV des œuvres complètes en 20 volumes parus en 1875-77. Vingt volumes! Il a beaucoup écrit, le camarade Diderot, pour ne pas dire énormément. Et, dans la masse, des choses de moindre qualité. C'est le cas de ces douze écrits. Néanmoins, néanmoins, ici et là, des perles. Telle l'affirmation gentiment grivoise, chez cet adversaire déclaré de la religion ("une plante rampante") et de la prêtrise ("les ennemis de la raison"), que la grossesse de la vierge Marie, expliquée par tel docte théologien comme due à une copulation hermaphrodite par laquelle la future mère s'est dédoublée en homme et femme, signifie à bien y regarder "qu'elle a éprouvé la double volupté sans conséquence pour son innocence". Fallait la trouver, celle-là!

8. Paul Klee (1879-1940), Paroles sans raison (date de rédaction non indiquée), éd. Hourra, 2022, 48 pages, 15 euros, édition bilingue joliment illustrée, trad. Pierre Alferi, impression Présence graphique (Mons). Un bien jolie petite chose qui d'emblée séduit par ses tout premiers mots, "Der Glückliche, das ißt ein halber Idiot (Le bienheureux, donc presque idiot). Klee était peintre et, d'ordinaire, ses mots ont forme de carrés, de hiéroglyphes, de bâtonnets incandescents: peut-être lui ont-ils inspiré ces poésies de Petit Poucet.

9. Auguste de Villiers de l'Isle-Adam (1838-1889), Contes cruels et Nouveaux contes cruels, 1883 et 1888, éd. Corti 2005, 503 pages, 14 euros, impression Imprimerie de la Manutention (Mayenne). Loué pour son style chez Julien Gracq, Villiers de l'I.-A. vaut à cet égard d'avoir sa place sur les rayonnages du bipède alphabétisé. Évoquant tel personnage, par exemple: "En l'examinant, on eût cherché autour de lui de l'espace, du ciel et de la solitude." Ajouter les miroitements d'une époque bien révolue, où l'on pouvait être reçu dans l'intimité d'un restaurant en se voyant offrir "les boîtes odorantes de la Havane et les cigarettes russes", ce - style encore! - lors d'une drague où notre gentleman invite une belle inconnue à dîner, "histoire de s'ennuyer de concert". Cela dit, il faut bien constater que l'univers de l'auteur ne compte aucun ouvrier, ce ne sont que des nobles oisifs qui n'éprouvent que rarement le revers de fortune venant les réduire, comme écrit Villiers, à la triste déchéance d'être "réduits au travail". Dans l'ensemble, ces courts textes sont assez gothiques, parfois satiriques (ce prélat qui, perdant au jeu, n'ayant plus le sou, propose en ultime mise "le secret de l'Église", à savoir, car il perd à nouveau: "il n'y a pas de purgatoire", hahaha), parfois encore à prétention scientifique: la tête d'un quidam décapité, pense-t-elle encore un bref moment, avec détachement? Tout cela se lit fort agréablement.
PS: L'amateur de mots rares sera également comblé, tel ce "visage lilial", ce "nettifier son esprit" ou ce plaisir donné comme étant "le suprême du pschuttisme". Je vous laisse fouiller votre Littré.

10. Friedrich Schiller (1759-1805), Le visionnaire, 1786-89, éd. Corti 1996, 195 pages (hors préface), trad. Albert Béguin, 8 euros (bouquinerie Hors limites), impression Imprimerie de la Manutention (Mayenne). Hors la beauté du livre en tant qu'objet (cahiers cousus, non coupés, couverture du meilleur classicisme), on ne peut que comprendre pourquoi Schiller a laissé ce roman inachevé: franchement pas très bon. Gothique à l'excès et lassant par son côté Sherlock Holmes ou Hercule Poirot où l'on voit s'étirer comme un jour sans pain de fastidieuses explications démontrant le caractère rationnel de phénomènes prétendument spiritistes relatés peu auparavant. Ajouter à cela des sous-intrigues abandonnées en cours de route. De l'auteur des Brigands et de Wallenstein, on a goûté plus profond et savoureux, ce qui est peu dire.

11. Pierre Louÿs (1870-1925), Manuel de civilité pour les petites filles à l'usage des maisons d'éducation, 1926, 10ᵉ éd. Allia 2014, 100 pages, 6,85 euros, impression: allez savoir. Gantois d'origine, Pierre Louis de son vrai nom, il se trouve d'ordinaire rangé parmi les symbolistes, auteur de vers exaltés dont l'humour involontaire n'est pas absent (pour présenter à une "vierge" aux "beaux pieds nus, neigeux et nacrés" un bouquet lyrique comptant des "nénuphars", il ne faut pas craindre le ridicule!). Mais c'était aussi un pornographe facétieux comme en témoigne ce petit manuel grivois, publié anonymement en 1926, souvent réédité et condamné pour outrage aux bonnes mœurs (1951, 1953, 1954) par la bigote Dame Justice - ce qui se conçoit sans peine. Qu'on en juge: "À table: Ne faites pas aller et venir une asperge dans votre bouche en regardant languissamment le jeune homme que vous voulez séduire." ou "À l'hôtel: Ne sonnez pas le maître d'hôtel à onze heures du soir pour lui demander une banane. À cette heure-là, demandez une bougie." ou "À la campagne: Rencontrée dans un lieu désert par un chemineau qui vous empoigne, laissez-vous baiser tout de suite. C'est le plus sûr moyen de ne pas être violée." Je connais des gens qui ne trouveront pas cela drôle du tout.

12. Michel Zink (né en 1945), Ce que nous devons aux anciens poètes de la France, 2016, éd. du Collège de France, 2018, 36 pages, 6,80 euros, impression La Source d'Or (Clermont-Ferrand). Délicieuse initiative que celle du Collège de France de rendre accessible au plus grand nombre ce qui n'a pu être ourdi qu'en très petite société. Zink qui a enseigné la littérature du Moyen Âge de 1995 à 2016 livre ici, en guise d'au revoir, un condensé de ces années. Qui est curieux de savoir ce qu'est "l'amour périlleux", lira. Qui trouvera matière à penser dans l'affirmation selon laquelle "l'empire" (décrié, comme on sait) est une organisation de la vie sociale qui réunit "des peuples et des langues divers, opposée à celle de pays, coupable de se définir par une identité", bon ben, celui-là ou celle-là lira aussi. Les autres? Allez savoir.

13-14. Dominique Aufrey (né en 1958), Alexandre Kojève, 1990 éd. Grasset, 455 pages, 8 euros (bouquinerie glop), impression Firmin-Didot. De ce personnage hors du commun (il a entamé son Journal philosophique à 14 ans), trois paroles suffiront à en attester le caractère déroutant. Primo, son pied-de-nez politique; "Je suis un stalinien de stricte obédience." Secundo, sur la Terreur: "Par la Terreur, l'homme prend conscience de ce qu'il est réellement: néant." Tertio, sur mai 68: "Personne n'est mort, donc rien ne s'est passé." Introducteur de Hegel en France lors d'un séminaire célèbre entre 1933 et 1939, ce après avoir préparé la chose durant les mois d'été, mais encore après avoir auparavant lu trois fois la Phénomonologie de Hegel "d'un bout à l'autre sans rien comprendre", Kojève, d'évidence, détonne. Récapitulons. Né en Russie d'une famille aisée, il quittera une URSS et un système politique, toujours proches de son cœur, car les perspectives d'études étaient meilleures en Allemagne, dont il fréquentera notamment Berlin dans le seul but d'y faire la noce, pour enfin adopter Paris comme sa seconde patrie. Il y sera professeur, ensuite fonctionnaire, de 1959 jusqu'à sa mort subite (infarctus) en 1968. Il publiera peu et en dira encore moins de sa propre vie - d'où le caractère par trop conjectural de cette autobiographie: on ne compte pas les "sans doute", les "il se sait", les "il a dû éprouver", les "nous pouvons penser que", les "plusieurs indices montrent que", etc. En marge, mon crayon s'adonnait à une frénésie de "sic".

15. Martin Nexö (1869-1954), Une fille de Kattegat, 1917-21, éd. La Sixaine, 1946, 363 pages, 8 euros (bouquinerie), trad. Robert Bebronne, impression Henri Diéval (Paris). Roman de la grande pauvreté traversant trois générations dans l'économie de chiche subsistance d'un hameau de pêcheurs danois, c'en sont les deux faces: la misère matérielle est autant un ressenti, avec indifférence plus souvent qu'on l'imagine, voire avec insouciance, qu'elle est la fossilisation d'une structure sociale esclavagiste. Il y a de la sagesse populaire dans le constat que "Travailler ou pas, c'est la même chose; nous serons toujours pauvres." À Noël, le sapin se décore de pommes ramassées dans quelque verger et, en guise de poupée, c'est avec un vieux sabot que joue la fillette du Kattegat au centre de ce récit. Les saisons, la vie, les heurs et malheurs suivent leur cours, comme au-dessus les nuages, et tout cela est aux antipodes d'un sentimentalisme bourgeois. Voir comment ici se résume une "nuit d'amour": une travailleuse des champs, "un beau matin, était allée se reposer sur l'herbe humide. La conséquence avait été que ses flancs s'épaissirent et qu'elle donne le jour à un fils." Dit autrement, c'est ainsi parce que c'est ainsi. Un beau roman.

16. Nicolas Auzanneau (né... ?), Bibliuguiansie - ou l'effacement de la lexicographie (Riga 1941), éd. PhB, 2018, 70 pages 10 euros, impression numérique en France sans autre précision. Fascinante enquête. Lui-même traducteur, heureux possesseur d'un lexique letton-français, bizarrement ostracisé par les philologues du pays, d'autant que selon l'auteur, c'est sans erreur le meilleur, produit et publié en l'année de malheur 1941: sur les quelque 90.000 Juifs, seules une dizaine survécurent aux carnages des soldatesques génocidaires. Alors, en effet, comment? Comment imaginer des gens qui, en d'aussi noires conditions, travaillent à produire un lexique? Qui étaient-ils? Que sont-ils devenus? Réponse: mystère. Car Auzanneau aura beau traquer dans tous les recoins des archives de Lettonie, la récolte sera maigre. Mais suivre cela, pas à pas, en dépit d'un antisoviétisme par moments lassant, donne à penser qu'il serait bienvenu que l'entreprise fasse école. Les soldats inconnus, de tous bords, paysans, dactylos, serveuses de bar, agents des placards d'État, intermittents du chômage à vie, speakerins grisonnants: exhumons! exhumons!

17. Mikkel Bolt Rasmussen (né en 1973), Hegel après Occupy, 2018, éd. Divergences, 2020, 73 pages, 13 euros, trad. Philippe Bouin, impression Sepec (France). C'est, sinon un livre, un sujet important: l'anticapitalisme, vent en poupe dans moult têtes bien pleines, c'est combien de divisions mais plus encore, conduites par quel général, avec quelle stratégie? Poser la question est y répondre: zéro virgule zéro. L'exploration de Rasmussen tient cependant plus de la discussion critique de quelques frères d'armes (anglo-saxons la plupart, Denning, Jameson, Osborne) que de l'apport personnel, condensé dans les cinq pages et demie du dernier chapitre. Et encore, des "volontés révolutionnaires" dont il offre avec optimisme une liste instructive, on retient surtout le caractère fourre-tout hétérogène: ça va des éphémères tous-debout états-uniens d'Occupy aux activistes de Hong Kong en passant - aussi, oui, oui - par les émeutiers du Maïdan (Ukraine, pour mémoire). Bref, on n'est pas laissé sur sa faim mais sur un atroce déficit alimentaire. Le bouquin (petit, vite lu) fourmille, malgré le style universitaire indigeste, d'observations caustiques qui font que ça vaut réellement d'être lu et médité - ceci, par exemple: "Les individus prolétaires sont certes visibles partout, mais le prolétariat n'est nulle part."

18. Georges Duhamel (1884-1966), La Belle-Étoile, 1925, éd. À l'Enseigne de la Porte Étroite, Paris, 1925, 53 pages, 15 euros, impression Artistes Imprimeurs. Dernière acquisition du mois, le 31 août, à l'exquise bouquinerie Fanny Genicot, Galerie Bordier, 15 euros, pas cher pour cette jolie chose de bientôt cent ans, imprimée en 20 ex. sur Japon, 30 ex. sur Whatman et 520 sur velin d'Arches numérotés dont le mien est le 421ème. Jolie et, grâce à la langue de Duhamel, irrésistible, car simple, poétique, comme mue par la sève du terroir - la "splendeur constellée que la plaine champenoise contemple par les nuits sereines", ces grands arbres qui "enfoncent dans la craie leurs racines inquiètes", ce ciel "envahi par un peuple de nuages affairés", c'est pur érotisme des mots! Duhamel, écrivain et médecin, a sans doute livré les plus belles pages sur le désastre 14-18 pour le petit peuple combattant mutilé (Vie des martyrs, poche Payot, 2015), il remet ici le couvert, pour notre é-di-fica-tion. Humaine, cela va sans dire.