Rentrée littéraire vétuste

L'affaire Assange, gageons que l'humaniste Pétrarque se serait également indigné de cette persécution. Le programme insurrectionnel de George Bataille, on voit Godard signer à deux mains dans un coin de paradis celluloïd. Les mots sont des armes (vieux slogan).

1. Nils Melzer (né en 1970), L'affaire Assange - Histoire d'une persécution politique, 2021, éd. Critiques, 2022, 314 pages, 24 euros, trad. Diane Gilliard, impression CPI Bussière. Nils Melzer est un juriste de haut vol avec statut de "Rapporteur spécial" des Nations unies. Il a enquêté pendant deux ans sur le cas de la persécution - inouï quand on y pense, aujourd'hui, en Europe - méthodique, illégale et incessante depuis 2010 de Julian Assange, un journaliste dont le seul "crime" est d'en avoir dénoncé d'autres, crimes de guerre bien réels, eux. Et ce par une cabale orchestrée par quatre États dont trois se claironnent comme étant démocratiques: les États-Unis, maître d'œuvre, la Grande-Bretagne, la Suède et l'Équateur. Et ce, bis, sans que les grands médias ne s'en émeuvent: inouï, disais-je. À la conférence de presse de présentation du livre au Press Club européen, le 16 septembre, il y avait combien de journalistes? Zéro, il y avait. L'enquête de Melzer lui permet de mettre à jour par le menu la succession d'irrégularités, de manipulations, de suppressions de preuves à décharge, de téléguidage de l'opinion en vue de diaboliser Assange. Le cynique dira qu'en s'attaquant aux agissement secrets, clandestins et illégaux des États-Unis et la formidable force de frappe, visible et occulte, de cette hyperpuissance, Assanger devait s'y attendre. Le silence des médias, lui, demeure inexplicable. Melzer devrait être une lecture obligée, dans les écoles, dans les parlements, dans les ordres d'avocats, dans les assemblées associatives et, bien sûr, sur la place publique.
(Une recension plus fouillée paraître dans le numéro 95 du Drapeau du rouge de novembre-décembre, un des rares périodiques critiques de qualité de langue française. L'abonnement annuel ne coûte que 15 euros - www.ledrapeaurouge.be )

2. Anatole France (1844-1924), Sur l'antisémitisme, 1904, éd. LitPol, 2022, pages, 10 euros, impression Clerebaut (Bruxelles). C'est un peu tricher, c'est un peu du copinage puisque, là, c'est moi qui édite. Lu cent fois, donc, avant impression, et encore subsistent ici et là des coquilles. Ce texte, je l'avais lu d'abord dans une vieille édition de bouquinerie de 1949 sur papier de mauvaise qualité d'après-guerre s'effritant aux marges: un recueil des interventions publiques d'Anatole France entre 1897 et 1904, l'écrivain se dépensait sans compter sur toutes les tribunes, affaire Dreyfus, sort du peuple arménien, appui au mouvement de création d'universités populaires. Et aussi, donc, contre l'antisémitisme. C'est un texte qui n'a qu'à peine vieilli, mieux: qui éclaire d'un autre jour, froidement scientifique, chaleureusement socialiste, cette forme de maladie mentale qu'est la stigmatisation d'un peuple par un autre.
(Mon ancienne collègue, la journaliste Gabrielle Lefèvre en a fait la recension sur le blog collectif Entre Les Lignes, qui mérite plus que le détour: https://www.entreleslignes.be/humeurs/l-tu-lululu/anatole-france-sur-l’antisémitisme)

3. Jean-Luc Godard (1930-2022), Histoire(s) du cinéma, 1999, éd. ECM Records, coffret de 4 volumes/CD, impression: Allemagne, sans plus. Quelque 330 pages à diviser par trois car déclinées en versions française, allemande et anglaise, additionnées de 5 CD qui en livrent la photographie sonore et quelque 80 pages d'illustrations faites de montages tirés de films... Plutôt une chose de type "collector" dont, par étourderie, on s'offre le luxe: septante euros, quand même (bouquinerie Hors-Série). Le texte? Parfaitement décousu, un collier de perles non enfilées jetées sur un tapis de billard - cela donne par exemple "Alfred Hitchcock réussit là où échouèrent / Alexandre, Jules César, Hitler, Napoléon", ou encore "on serait parfois tenté de souhaiter / qu'en France l'activité de l'esprit / redevienne passible de prison / cela rendrait un peu de sérieux / aux esprits libres", voire sur le mode badin, l'hommage rendu à Howard Hughes qui "obligeait / les starlettes de la RKO / à faire chaque samedi / une promenade en limousine / à deux à l'heure / pour ne pas risquer d'abîmer / leurs seins en les faisant rebondir". Godard, c'était du cinéma plein la tête et dire qu'on va le regretter, outre que cela tient du mauvais clip (aveu), n'est que le mauvais aveu (clip) qu'on va tous et toutes y passer. Sur l'écran: THE END.

4. Georges Bataille (1897-1962), Motattack (Contre-attaque), 1933, éd. 1/21 Press (Suède) 2021, 144 pages. Sans doute faut-il être un peu zozo pour lire Bataille en traduction suédoise mais une édition française récente (2013, éd. Ypsilon) a depuis été commandée, notamment pour la préface de Michel Surya, auteur d'une somme sur Bataille. Ce qui d'emblée frappe ici, quel qu'en soit l'habit verbal, est le radicalisme d'une pensée délibérément subversive. Dès les premières lignes: "Qu'est-ce qui maintient la société capitaliste en vie? Le travail. Qu'offre la société capitaliste à qui vend son travail? Un os à ronger." Quelques lignes plus loin: "Pourquoi ne jetons-nous les capitalistes à la mer? Tout le monde se pose la même question." Certes, le manifeste, auquel s'étaient entre autres associés André Breton, Paul Éluard, Dora Maar, fera long feu - en raison du Front populaire en gestation, ou par le côté anarcho-blanquiste du programme insurrectionnel (tout le pouvoir à la rue, que Bataille présupposait néanmoins organisé, rien à voir avec Occupy & Cie) ou par la fatigue de nos intellectuels atterrés? Allez savoir. Subsiste, sous forme d'interrogation, une leçon laissée en héritage: pourquoi si peu de radicalisme dans les mouvements syndicaux et, même, dans les formations politiques de gauche dites radicales? À droite, par contre... À méditer.

5. Joseph Roth (1894-1939), Lettres choisies (1911-1939), Seuil 2007, 526 pages, 15 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), trad. & annotations Stéphane Pesnel, impression Nord Compo (Villeneuve-d'Ascq). Roth se décrit lui-même comme "un Français venu de l'est de l'Europe, un humaniste, un rationaliste à l'esprit religieux, un catholique au cerveau juif, un véritable révolutionnaire" (dans une lettre d'octobre 1926 - il a 32 ans - où il dit alterner ses lectures entre Hugo, "un grand cœur dialecticien" et Lénine, "un grand cerveau dialecticien") mais ce qui le décrit sans doute mieux est l'aveu de n'avoir pas, depuis sa 18ème année, "vécu dans un appartement privé, [sinon] au maximum une semaine chez des amis" avec pour seule possession "trois valises" (lettre de février 1929), voire, condensé de sa lente descente aux enfers, la confidence faite à Stefan Zweig en 1936 qu'il ne dort presque pas, qu'il "se couche tout habillé à quatre heures du matin" dans des vêtements qu'il n'a pas "ôté depuis deux semaines", tel un ours dans la cage de sa chambrette de l'hôtel Foyot à Paris. Là, il ne lui reste plus beaucoup d'années à vivre. Il travaille régulièrement dix heures par jour (en 1930, à 36 ans, cela représente huit livres "et plus de 1000 articles") mais cela, la plume, ne nourrit pas son homme: constamment aux abois, ses lettres en son la litanie venant remplir une bonne part de sa correspondance. Donc, témoignage assez pathétique que cette sélection de lettres, largement dévolue à sa correspondance avec son "grand ami" Stefan Zweig. Ajouter quelques idées extradivagantes, tel cet "antisémitisme" voulant que "les juifs ont amené le socialisme et la catastrophe de la culture européenne" et qu'ils sont le "vrai berceau d'Hitler et du règne des concierges". Cela étant, un très grand écrivain, et un garçon intègre, ne cessant de venir en aide aux plus pauvres et malheureux que lui.
(Avis au fan-club: Le Financial Times du 8/10/2022 signale la parution d'une nouvelle biographie, Endless Flight: The Life of Joseph Roth due à Keiron Pim, chez Granta, 544 pages - y est-il question du coup foudre du Roth vieillissant pour une (beaucoup trop) jeune brugeoise de famille méchamment nantie, mystérieusement évoqué dans la correspondance? Dans les bottes de foin, il y a toujours une aiguille envoûtante.)

6. Stefan Zweig (1881-1942), La confusion des sentiments, 1927, poche Stock 1980, 184 pages, 5 euros (bouquinerie), trad. A. Hella & O. Bournac, impression Bussière (Saint-Amand-Montrond). Imbibé de Zweig par les lettres de Roth (à sens unique, hélas: on n'a jamais la réponse de ses correspondants), c'en devenait un coq à l'âne obligé de lire un peu de Zweig - et dans ce cas-ci, décevant. Dans les bibliothèques paroissiales, ce petit Zweig serait sans doute rangé parmi les "romans psychologiques": une huis clos où on voit se débattre un prof génial mais névrotique, son disciple transi et inhibé ainsi que l'épouse du grand malade qui sera cause d'adultère avec le juvénile admirateur, qui d'autre? La prose est convenue, somnolente et soporifique. Le seul stimuli est celui de sauter des pages, tant c'est du téléphoné. Je crois que Zweig était un garçon assez coincé. Je dis ça, je dis rien.

7. Joseph Roth (1894-1939), Hôtel Savoy, 1924, Gallimard coll L'Imaginaire, 2020, 187 pages, 8,50 euros, trad. Françoise Bresson, impression Dupli-Print (Domont). Commençons par le scandale: voici une des plus remarquables couvertures de l'année du point de vue graphique (façade d'hôtel stylisée ornée de frises composées de mots extraits du livre, avec sa limousine noire de type corbillard garée devant) mais pas un mot sur l'auteur de ce bijoux artistique! De même, le texte lui-même, d'une magnifique typo généreusement encrée et interlignée, contrastant avec la laide fadeur souvent hostile à l'œil de l'édition actuelle: il s'agit d'évidence, mais rien ne l'indique (! bis), de la reproduction photographique d'une édition ancienne, au temps où on savait ce qu'est faire un livre. Bijou, encore, enfin, que le roman lui-même: scènes d'un monde en voie de naufrage, aujourd'hui disparu, derniers feux d'une Europe de culture (haute bourgeoisie, ça existait encore), saisis sous la loupe d'un microcosme hôtelier avec son "portier en livrée", ses "femmes de chambre coquettes avec leur coiffe de nonne", son liftier, et même, au bar, des "filles nues" dont on laissait "tremper les lèvres dans les verres d'eau-de-vie" (on dirait "de jeunes cygnes" note Roth) mais qui, en réalité, étaient d'anciennes jeunes clientes qui, après avoir mis "leurs malles en gage", n'avaient trouvé d'autre moyen pour continuer à habiter l'hôtel. Lequel a allure de cour des miracles. Côtoyant les richards des belles suites, ce ne sont que réfugiés, fuyards, débris sociaux et aliénés irrécupérables aux étages supérieurs mansardés - mais les uns comme les autres, souverainement asociaux, des refuzniks de ce qu'on nomme aujourd'hui "l'intégration" et la "cohésion sociale" (sic). Roth est un magnifique conteur, et un observateur incorruptible de la condition humaine. Et puis, ce style! Exemple type: observant le portier ôter sa casquette galonnée, le narrateur note que "pour la première fois je vois qu'il a un crâne, et ce fait me surprend un peu." In-sur-pas-sa-ble!
Couverture du livre, voir: https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070709052-hotel-savoy-joseph-roth/

8. Mary Shelley (1797-1851), Matilda, 1819, éd. Sjösala Förlag, 2021, 115 pages, trad. (anglais-suédois) Daniel Martinez, impression Bulls Graphics (Halmstad, Suède). De l'autrice de Frankenstein et épouse du poète Percy Byssche Shelley, c'est une chose assez gothique, exaltée, exacerbée, les larmes à fleur de peau, bref assez 19ème. En d'autres termes, plus tellement dans nos goûts. La narratrice se dit d'emblée en partance de ce bas monde et n'a plus pour ultime tâche que de raconter sa triste histoire, enfant d'un père absent car foudroyé par la mort de sa femme, elle le retrouve cependant après quelque 18 ans et, là, c'est réciproquement l'amour fou, mais très bref car de filial d'abord, il devient vénéneux, le papounet ayant pour sa fille une irrésistible attirance charnelle - à laquelle il ne trouve d'autre issue honorable que le suicide. Oulala.
(Lu pour ma part en suédois, le roman a été publié en 1984 par les éditions Des femmes et semble toujours disponible (en ligne) à la Fnac.)

9. Philippe Moreau (éd), Op de muren van Pompeji, autour du 1er siècle avant notre ère, éd. Ambo, 1994, 38 pages, 4 euros (bouquinerie Het Ivoren Aapje), trad. (à partir d'une trad. originale Gallimard 1993) Ivo Gay, imprimeur: inconnu. Alors que, sans doute, il n'y a plus que les tout petits enfants qui jugent politiquement correct de griffonner sur le papier peint de papa et maman, les anciens romains n'étaient manifestement pas alourdis par ce verrou comportemental esthético-hygiéniste. À preuve, la quantité de graffitis égayant les murs de Pompéi, préservé comme toute la ville par l'éruption du Vésuve en août 79 de notre ère. Cela va de l'anecdote politique (votez pour Untel) au salut sportif rendu à un gladiateur, de la bouffonnerie potache ("Nous avons pissé dans le lit. Tavernier, je reconnais que ce n'est pas chose à faire. Si vous vous en demander le pourquoi: il n'y avait pas de pot de chambre.") aux - fréquentes - bravades sexuelles sur les murs de bordel: "Ici, Harpocras a agréablement baisé Drauca." Cela donne à penser. Qu'est-ce qui a changé, qu'est-ce qui ne l'a pas.

10. Georg Büchner (1813-1837), Léonce et Lena, 1836, éd. L'Arche 2004, 49 pages, 1 euro, trad. B. Chartreux/E. Spreng/J.-P. Vincent, impression Normandie Roto (Lonrai). Comme Shelley, ceint d'une même aura révolutionnaire, Büchner a eu la trajectoire de l'éclair, embrassant maturité et sagesse au pas de charge car chaque minute compte dans une vie aussi brève. On lui doit La mort de Danton, un Appel (de révolte) aux paysans de Hesse, un Woyzeck inachevé et cette délicieuse petite féerie qui sous couvert de roman de cour se moque des us et coutumes des parasites composant la haute société - avec en envoi final le contrepoint de l'utopie réalisée lorsque, advenu, le règne de la liberté décrétera qu'on "ne comptera plus les heures et les lunes que sur l'horloge des fleurs, que sur le bouton des fruits." À lire en compagnie de doux rêveurs.

11. Simenon (1903-1989), Maigret et le client du samedi, 1962, EGE Poche/Presses de la Cité, 191 pages, zéro euro (boîte aux livres), impression Cox & Wyman Ltd (Angleterre). Abandon après une quarantaine de pages. C'est bourré de clichés pépères. On peut supposer que les assidus y trouvaient comme le duvet douillet de leur pépère vision du monde, un peu glauque (les autres), empantouflée (soi-même, un verre de porto à portée de main). Mais cela donne du bon cinéma: la superbe série avec le regretté Bruno Cremer.

12. Alexandre Dumas (1802-1870), Une Amazone (1845) & Un bal masqué (1833), éd. L'Herne 2020, 120 pages, 7,50 euros, imprimeur: non indiqué. Un sacré conteur, le camarade Dumas. Dans l'une des historiettes, c'est du rendez-vous galant en passant par une planche branlante de la fenêtre d'un immeuble à l'autre, la belle et mystérieuse Amazone n'ayant qu'à effectuer une légère poussée pour précipiter l'amant transi dans le vide. Hitchcock aurait aimé. Dans l'autre, c'est l'irrésistible belle du bal masqué qui implore l'amoureux éperdu de lui rester à jamais comme un souvenir anonyme, avec un ultime rendez-vous fatal au Père Lachaise. Là, je vois plutôt Claude Lelouch. Le tout sucré de détails qui font voyager dans le temps: ce portier par exemple, qui au bas de l'immeuble vous remet le soir "votre bougeoir et votre clé, et quelque fois une lettre attendue". Et avec style! Du même portier qui se met "à sourire de ce sourire disgracieux dont les imbéciles ont le privilège."

13. Petrarque (1304-1374), L'ascension du mont Ventoux, 1336, éd. Sillages 2011, 43 pages, 5 euros, trad. du latin Yann Migoubert, impression Meilleures Impressions. Le Mont Ventoux, en Provence-Alpes-Côte d'Azur culmine à 1.920 mètres et le philosophe-poète florentin Pétrarque aurait été le premier, avec son frère, à le gravir un 26 avril 1336 (date contestée) et, là haut, admirer le superbe panorama qui s'offre aux yeux. Le bref récit qu'il en fait mêle l'anecdote et des pensées au moins aussi élevées que le Ventoux. Qu'est ce qu'il y cherche? Réponse: la béatitude - friandise bien passée de mode. Ce faisant, sans y voir la moindre contradiction, il convoque les "philosophes païens" qu'étaient Virgile et Ovide, tout en marquant sa préférence dévote pour Saint Augustin, car il est profondément chrétien et l'antiquité, polythéiste ou athée, ne lui parle plus, ni à lui ni à nous, qu'en termes de sagesse de vie honorable. Entre ces deux pôles, antiquité et monothéisme chrétien, il y a comme un gouffre qui ne laisse pas de susciter la perplexité. Ajouter les anecdotes, car Pétrarque choisit souvent dans son ascension le mauvais chemin, faussement perçu comme plus aisé, d'où sa conclusion: "l'ingéniosité humaine ne peut rien contre la nature: il ne peut se faire qu'un corps parvienne en haut en descendant!". Mais encore: passant mentalement en revue les amis susceptibles de l'accompagner dans l'escalade, il les élimine un à un, car çui-ci "trop mou", çui-là "trop nerveux", un autre "trop bête", etc. On aurait aimé savoir ce que lesdits amis ont pensé de ces portraits...