[Troisième Reich]

C'est une fresque monumentale que Peter Weiss (1916-82) a réalisée avec son Esthétique de la Résistance, aujourd'hui rééditée par Klincksieck. Le lutte antifasciste, ici, là, alors et maintenant

Peter Weiss, personnalité allemande (langue maternelle) ou suédoise (pays dont il aura la nationalité en 1946)? Un peu des deux, il a produit dans ces deux idiomes. Cinéaste, peintre, dramaturge, essayiste ou écrivain? Il s'est essayé à tout mais c'est en qualité d'homme de plume, arrivé à la cinquantaine, qu'une reconnaissance internationale tardive le rendra célèbre: Prix du mouvement ouvrier suédois en 1965, prix Heinrich Mann (Allemagne de l'Est) l'année suivante. Il est né en 1916 pas loin de Berlin, d'un père tchèque, juif, industriel, et d'une mère suisse, actrice fêtée, dont les deux fils, d'un premier mariage, devenus nazis fervents, reprocheront à leur demi-frère de ne pas être de "race pure". Ce sont des choses qui marquent.

Son œuvre maîtresse, saluée comme un des grands romans du 20ème siècle, L'Esthétique de la résistance, rédigé entre 1970 et 1980 au soir de sa vie (il meurt en 1982), est un monument dressé à celles et ceux, communistes, militants clandestins qui ont combattu l'infâme, en Espagne, d'abord, à l'intérieur du Troisième Reich, ensuite, au cœur de la machine à broyer ou dans sa périphérie, en Suède, si peu "neutre" (1). C'est de ce livre inclassable, hommage d'un écrivain engagé réputé pour son combat antifasciste et anti-impérialiste à ses frères et sœurs tombés dans un oubli de guerre froide (2), dont il sera un peu question ici.

Par quel bout le prendre, ce labyrinthe littéraire? On a l'embarras du choix. On peut choisir Brecht, par exemple. Brecht en avril 1940, dans la maison qu'il occupait dans la banlieue cossue de Stockholm. Peter Weiss offre ici une manière de catalogue des livres dont Brecht ne voulait pas se séparer. Ce sont les métamorphoses d'Ovide dans une édition de 1791. Les deux bouquins usés d'Homère édités chez Cotta. Le Tristam Shandy de Sterne et l'Ulysse de Joyce (Odyssey Press, Paris). L'Histoire de la Commune de Lissagaray. Le Contrat social de Rousseau (Reklam) et des éditions bon marché de Descartes, Kant et Taine. Ajouter Kafka, Baudelaire. Kraus. Darwin. Freud. Hegel. Et une caisse de livres sur César et son époque. De même que l'encyclopédie Britannica (2 caisses). Puis Grimmelhausen, Cervantes, Croce, Machiavel, Marlowe, Shakespeare, Goethe et Schiller. Sa collection de la revue Die Neue Zeit de 1883 à 1913. Et ses romans policiers, pas à oublier, les romans policiers, Doyle, Chandler, Carr, Sayers, Wallace, Christie... Ce n'est là qu'un échantillon. Chez Peter Weiss, l'énumération, scrupuleuse, commentée, rendue palpable par la présence de policiers suédois qui surveillent le déménagement du sulfureux personnage, occupe près de sept pages.

Et Brecht lui-même, ce n'est pas loin de 200 pages. Il est resté un an en Suède, venant du Danemark, allant vers les États-Unis, fuyard comme tant d'autres depuis que Hitler a transformé l'Allemagne en un grand camp de concentration, irrespirable et meurtrier, dans l'indifférence tacite, complice des pays voisins. Des fuyards, tragiquement malchanceux parfois, comme Walter Benjamin, il y en avait beaucoup, mais aussi des résistants antinazis agissant dans la clandestinité, au sort tragique pour la plupart, eux aussi. Peter Weiss leur a élevé une stèle aux dimensions de l'épopée.

Pour mémoire. Dès les premiers mois du règne hitlérien, en 1933, les arrestations frapperont quelque 20.000 personnes, elles seront autour d'un million durant les six années suivantes. Environ 30.000 fuiront en France - pour être massivement internés dès la déclaration de guerre en 1939. En 1936, une opération coup de poing de la Gestapo conduira à l'arrestion de quelque 12.000 résistants communistes. Les tribunaux d'exception allemands – dont pas un seul magistrat ne sera inquiété après la guerre – prononceront dans l'entre-temps quelque 50.000 condamnations à mort. On trouve tout cela et bien plus dans la monographie de T. Derbent (pseudonyme), La résistance communiste en Allemagne, 1933-1945 (éditions Aden, 2008). Là, c'est pour se fixer un peu les idées. C'est si loin, tout cela.

Hier maintenant

Brecht, aussi, paraîtra loin, de même que la Suède: qu'est-ce qu'elle vient faire dans un roman sur la machine à broyer nazie? Bonne question. D'autant que la très longue section que Peter Weiss consacre à l'escale suédoise de Brecht (avril 1939 à avril 1940) a principalement trait à une grande figure de la résistance locale, Engelbrekt Engelbrektsson, qui mena en Suède au 15ème siècle une guerre des gueux de libération nationale contre le 1% parasitaire de l'époque, châtelains, clergé et leurs mercenaires en armes, pour finir traitreusement assassiné le 4 mai 1436. De ce symbole de la lutte antifasciste, Brecht pensait faire une pièce, il y a beaucoup travaillé durant son séjour, aidé par toute une équipe d'exilés communistes allemands, dont le narrateur du livre. Il n'en est rien sorti et c'est bien dommage.

Enfin, pas tout à fait rien. Car Weiss conte par le menu la lente gestation du projet de même que les moments saillants de la trajectoire d'Engelbrekt avec les leçons politiques qu'on peut en tirer dans la lutte antinazie. Chez Weiss, dans son livre, c'est une constante. Le passé vit dans le présent. Engelbrekt est contemporain de Jean Moulin, pour prendre une figure connue de la résistance française. Tellement contemporain que le récit de Weiss, bien souvent, glisse sans transition d'un moment historique à l'autre, et par exemple des effets du pacte germano-soviétique sur le moral des combattants communistes clandestins au... 13 janvier 1435 lorsque, à Arboga, s'assemblent à huis clos les notables suédois pour, faisant alliance, déterminer la marche à suivre. Le peuple: tenu à l'extérieur. C'est le début de la fin. "S'ils avaient été capables de demander pourquoi aucun paysan, aucun journalier des mines n'était là-bas dans la salle, ils auraient repris la révolution d'eux-mêmes." Leçon? Toujours forcer la porte des coulisses.

Ce va-et-vient est dans les pages d'ouverture du livre qui s'ouvre sur la frise du grand autel de Pergame. Weiss place le lecteur dans un musée à Berlin en 1937 mais, en même temps, au deuxième siècle avant notre ère, dans les splendeurs de la sculpture grecque antique. Vues au travers des yeux de trois jeunes gens, Hans Coppi, Horst Heilmann et le narrateur, le témoin sans nom, alter ego collectif de Peter Weiss qui ira bientôt rejoindre les brigades internationales en Espagne. Mais, là, sur près de huit pages, c'est la frise qui est le "personnage" central. Ce n'est plus Engelbekt, c'est Héraclès qui fait figure de prototype révolutionnaire. Le rôle de l'art dans la prise de conscience politique, son retournement, son expropriation, pour libérer la culture de l'emprise asphyxiante de la bourgeoisie, sont des thèmes récurrents dans la vie et l'œuvre de Peter Weiss. Dans cette esthétique de la résistance, on est servi. Faudra en dire un mot, mais plus tard. Il est peut être grand temps de "cadrer" un peu, dire de quoi cause le bouquin (3).

Posthume a posteriori

La tentation est grande de la jouer façon Wittgenstein. Le bouquin, 889 pages grand format (156x240mm), pas loin d'un kilo, est alors d'un geste souple lancé à la tête de l'auditoire en énonçant aussi sec qu'un porte-avions: "C'est quoi? C'est ça!". Mais convenons-en, cela a un petit côté nettement frustrant.

À défaut de résumé, quelques fusées éclairantes. L'action? Elle se déroule, au principal, à Berlin, dans la République espagnole agonisante, à Paris et à Stockholm. Unité de temps? Marquée par le triomphe de la droite pure et dure, Franco et Hitler, 1933-1945 – telle que vécue et héroïquement combattue par l'armée de l'ombre, celle que les nazis baptiseront d'Orchestre rouge: pour leur donner un visage, Weiss suit pas à pas un nombre d'entre eux, dont les onze combattants clandestins qui, arrêtés grâce notamment au décryptage d'un message radio soviétique en novembre 1942, seront peu après tantôt guillotinés (les trois femmes du groupe), tantôt pendus (les huit hommes) à la prison de Plötzensee à Berlin.

Ce sont des personnages historiques, presque tous: leurs photo et biographie sont sur Wikipédia. Passer par ce détour-là en vaut la peine. On s'apercevra alors que la plupart se verront attribuer des plaques commémoratives, voire des rues à leur nom mais ce ne sera, au bas mot, que quelque vingt ans après la victoire des Alliés. Le centre à la mémoire de la résistance allemande à Berlin (Gedänkstätte Deutcher Wiederstand, dont le site fourmille de courtes biographies) n'a été institué par le Sénat allemand qu'en 1967. La "dénazification", on ne s'est guère pressé, comme on sait. (Qui veut approfondir lira par exemple le journal 1945-59 de Victor Klemperer, cet érudit juif qui va s'efforcer, à la Libération, de rebâtir sa vie dans les débris de Dresde en zone occupée soviétique – sous cette protection-là, grâce à dieu, dit-il, vu le climat antisémite persistant – et qui, en 1957, se dit, dans cette Allemagne de l'Est dont il est partisan, "détester le nazisme de Bonn encore plus que notre dictature stupide et dépourvue d'imagination", voire encore De la destruction de W.G. Sebald, 1999, Actes Sud 2004, où l'auteur raconte qu'à la suite des conférences données en 1997 – quarante ans après Klemperer – sur les bombardements alliés et leur suppression dans la mémoire collective allemande, il avait significativement reçu une lettre d'un notable de Darmstadt, un Herr Doktor, venant affirmer que la guerre aérienne alliée relevait en réalité d'une "stratégie consciente imaginées par des juifs vivant à l'étranger". Provisoirement, disons: "no comment".)

Sur la question, encore un mot, tout de même. Parmi les réfugiés allemands dans l'entourage du narrateur en Suède, il y a Rosalinde, fille du pacifiste Carl von Ossietsky que le Prix Nobel de la Paix en 1936 ne sauvera pas d'une condamnation pour trahison et d'un internement dans un camp, où il mourra en 1938, peut-être assassiné sur ordre de Goering comme pensait sa fille, faute de soins adéquats en tous cas. En 1991 et 1992, en dépit d'une campagne internationale pour sa réhabilitation mue par sa fille, cette demande sera rejetée par deux fois, d'abord par le tribunal de Berlin, ensuite par la cour suprême du pays. Commentaire désabusé de l'avocat de Rosalinde: "Pour les juges de la Cour, le Troisième Reich, la Seconde Guerre mondiale et ses 50 millions de morts n'ont jamais eu lieu." On est porté à le croire: un des juges de la Cour avait, quelques années auparavant, acquitté un magistrat pour sa participation aux tribunaux nazis. Cela, Peter Weiss ne pouvait pas le savoir. Son livre a été écrit entre 1971 et 1981. Il est mort l'année suivante. (Pour qui veut creuser le déni de jutsice fait à Ossietsky, lire Nils Anderson, "La mémoire éclatée", éditions d'en bas, Lausanne, 2016, autre récit de maquisard, expulsé de Suisse en 1967, interdit de séjour en France en raison de son engagement pour le FLN algérien, etc. Air connu?)

Rosalinde, c'est un peu comme Charlotte Bischoff. La première, née en 1919, vivra jusqu'à l'an 2000. La seconde, née en 1901, décédée en 1994, mérite le terme de miraculée. Du groupe autour de Hans Coppi et Horst Heilmann, qu'elle rejoindra en 1941 clandestinement par mer, déguisée en mousse, elle sera à Berlin la seule rescapée, poursuivant jusqu'au bout son périlleux travail d'agent de liaison avec l'Union soviétique – tout en accumulant les notes sur ses camarades tombés, afin que nul n'oublie mais, comme note Weiss dans ses dernières pages, alors que Berlin se voit réduite en cendres autour d'elle, saisie d'un doute: le nombre des partisans "avait fondu de plus en plus, de ces milliers, de ces centaines, de ces quelques dizaines finalement, seuls quelques-uns restaient encore. Qu'adviendrait-il du pays qu'on avait privé de presque tous ceux qui auraient pu lui donner un visage nouveau?" Cette question, laissons planer.

Réfugiés welcome

Charlotte, en même temps, jette une lumière assez crue sur la question, à nouveau actuelle, de l'accueil des réfugiés. Lorsqu'on fait sa connnaissance dans le roman, elle est en Suède - et en état d'arrestation. On est en 1939 et elle est sous le coup d'un ordre d'expulsion, direction Allemagne. Pour en atténuer la froide rigueur administrative, on ose à peine dire l'humaniser, on lui autorise une journée d'excursion à Stockholm, sous bonne escorte, accompagnée de sa gardienne de prison. C'est une page d'anthologie. La gardienne, cette brave dame qui ne ferait pas de mal à une mouche en temps ordinaire, accomplit son devoir de tortionnaire délégué avec la bonne conscience des citoyens respectueux des lois, quelles qu'elles soient. Ces braves gens-là, qu'on croise tous les jours, aimables voisins de palier et sympathiques petits commerçants, sourire aux lèvres avec toujours un bon mot sur la pluie et le beau temps, ce sont ceux-là mêmes qui, un ordre nouveau s'installant, veilleront à la bonne marche des "trains spéciaux".

Pas en Suède, on aurait pu croire. Pays neutre, gouverné par une coalition associant les sociaux-démocrates. Eh bien, non. Des Juifs seront refoulés en nombre (s'ils ne sont pas riches). Le ministre social-démocrate Rickard Sandler ira jusqu'à dire qu'admettre les réfugiés d'origine juive "pourrait avoir une influence négative sur l'opinion publique du pays". Des communistes, aussi, bien sûr. En 1939, une révision de la loi sur les étrangers laissera toute latitude aux services de police, qui collaboraient souvent étroitement avec leurs collègues allemands. À la même époque, le ministre des Affaires sociales Gustav Möller, social-démocrate comme son secrétaire d'État Tage Erlander (plus tard Premier ministre d'une extraordinaire longévité, 1946-1969), seront à la base d'une liste noire de 80.000 personnes devant être "observées, prises en chasse et arrêtées". Certes, rappelle Weiss, la Suède ne faisait pas cavalier seul: à la Conférence d'Évian, en juin 1938, le "Comité des puissances occidentales, convoqué pour régler le problème de l'émigration, se souciait surtout de limiter le plus possible ou d'empêcher l'immigration dans les territoires nationaux respectifs." Une procédure de Dublin avant la lettre... Charlotte Bischoff aura plus de chances que d'autres, elle sera libérée sous condition peu avant la date d'expulsion. Elle pourra remplir son devoir de mémoire et, par la même occasion, celui de Peter Weiss, auquel elle apportera une aide épistolaire précieuse lorsqu'il entamera, en 1971, sa grande œuvre.

Enigma

D'aucuns ont jugé qu'il n'a fait que remuer de vieilles histoires qui n'intéressent plus grand monde. Il est vrai qu'il y a mis le temps. En 1971, il a 55 ans et, déjà derrière lui, un riche tableau de chasse, comme dramaturge (Marat-Sade, 1964), cinéaste expérimental, peintre, romancier (Point de fuite, 1962), essayiste et polémiste engagé (Tribunal Russell sur les crimes des États-Unis au Vietnam, 1967). Son itinéraire terrestre épouse pour partie celui du narrateur anonyme de l'Esthétique. Fuite de l'Allemagne en 1935 avec ses parents, qu'il rejoindra en 1939 en Suède, ayant fait le mauvais choix de s'établir à Prague où la Wehrmacht entreprend d'élargir l'espace vital hitlérien: le périple de sa traversée de l'Allemagne sera racontée par le truchement de sa mère, qui ne s'en relèvera pas. Trop d'horreurs vues. En Suède, au contraire du narrateur, ce seront les premiers pas de l'artiste, puis de l'homme de plume. Auschwitz, il n'ira voir qu'en 1964. Est-ce l'éveil du Vietnam qui l'a éveillé? On ne peut que constater, encore une fois, que l'histoire nazie de l'Europe est restée assez longtemps assez occultée.

La publication de L'ordre du jour d'Eric Vuillard (Actes Sud), prix Goncourt et une des meilleures ventes de la rentrée 2017, en une sorte de signe. Quoi! Plus de 70 ans après les "faits"! On ne peut évidemment que se réjouir de savoir un large public informé par Vuillard, dans le détail, comme si on y était, de la réunion au cours de laquelle, le 20 février 1933, Goering et Hitler ont demandé et obtenu de la crème industrielle allemande l'appui financier leur permettant de gagner les élections et ce, argument massue servi sur un plateau d'argent aux vingt-quatre capitaines d'industrie présents, avec l'assurance que, grâce à l'ordre nouveau, demain, il n'y aura plus d'élections, plus de syndicats, plus rien n'entravant le "climat d'entreprise". Peter Weiss en donne une bonne idée. Krupp, Thyssen, Wolff, IG Farben fondent sur l'Espagne dès la victoire de Franco (houillères, mines de plomb et d'argent, usines d'armement). Idem ensuite en Autriche, la Dresdner Bank et la Deutsche Bank se partageant fabrique de munitions et association des banques viennoises. Idem encore en Tchécoslovaquie: usines chimiques et métalurgiques d'Aussig, charbon de Brüx, usine d'aviation de Prague, les usines Skoda de Pilsen, etc.: IG Farben, Krupp, Flick, Dredsner et Deutsche Bank, Mannesmann font main basse. Cadeaux! Retour d'ascenseur! À un endroit, Vuillard lâche: la dynastie Krupp fournira "l'un des hommes les plus puissants du Marché commun, le roi du charbon et de l'acier, le pilier de la paix européenne". La dénazification, ce n'est pas qu'en Allemagne que cela s'est grippé.

Mais, pour y revenir, 1971 pour l'un, 2017 pour l'autre, l'énigme du surgissement hitlérien, adhésion populaire incluse, paraît singulièrement affligé d'un méchant décalage horaire. Parce que, malgré les années, malgré le recul, l'énigme reste entier? Dans un texte de présentation de son livre La zone d'intérêt paru dans le Financial Times (23 août 2014), le romancier britannique Martin Amis invoque Primo Levi pour éluder l'analyse de l'inexplicable. Comprendre équivaudrait à justifier, dit-il. C'est une pirouette. On touche le problème d'un peu plus près dans la monumentale biographie d'Albert Speer (bras droit d'Hitler) de Gitta Sereny (1995). Obsédée par le désir de lui faire avouer qu'il aurait su, qu'il aurait été au courant de la politique génocidaire nazie (c'eût été un scoop, Nüremberg a blanchi Speer sur ce point), elle glisse sur tout le reste, guerre d'agression, asphyxie et crétinisation d'un peuple entier, élimination physique de toute opposition – tout en signalant, comme pour s'en excuser, au détour d'une phrase, que "à tort ou à raison, c'est le génocide des Juifs qui a dominé non seulement la vision mondiale du nazisme après la chute du Troisième Reich mais également dans la conscience des Allemands." C'est resté vrai jusqu'à nos manuels scolaires aujourd'hui. Tout ramener au génocide des seuls Juifs est évidemment une simplification commode, surtout après la création de l'État d'Israël en 1948. Donc, on oublie. On oublie que, aux élections de 1933 qui vont porter Hitler au pouvoir, les communistes du KPD recueillaient encore près de cinq millions de voix, et les sociaux-démocrates plus de dix-sept millions. On oublie aussi, allègrement, que dans leur très grande majorité, les Allemands deviendront des nazis fervents.

Voix d'outre-tombe

Le philosophe marxiste Ernst Bloch a, lui, esquissé des pistes. Il a relevé, ainsi, que les nazis ont kidnappé les symboles de la gauche, en commençant "par voler la couleur rouge", en lui volant ensuite "la rue, la pression qu'elle exerce", les défilés, les chants, les forêts de drapeaux, ce sera "une escroquerie montée grâce à des mots d'ordre révolutionnaire pervertis". Tout leur sera volé à l'exception "du mot prolétaire", note Bloch dans ce texte de 1933, réédité sous forme de recueil par Klincksieck en 2017 sous le titre Héritage de ce temps. Peter Weiss en esquisse aussi. Il parle de "l'incapacité de l'homme à imaginer sa propre extinction qui avait servi de présupposé au fascisme", de ce processus où "goutte à goutte, sans discontinuer, le poison de la dépravation et de l'esprit de lucre s'infiltrait dans chaque groupe, dans chaque communauté d'intérêts et chaque organisation", un travail de sape qui "minait l'intégrité des personnes" et "fonctionnait si bien parce que le terrain avait été préparé depuis des décennies."

Pour comprendre 1933, il faut remonter loin en arrière et c'est pourquoi, sans doute, Weiss s'attarde sur La Méduse de Géricault (1818), sur La Liberté guidant le peuple de Delacroix (1830), sur les Désastres de la guerre de Goya (1810-20), sur le Guernica de Picasso (1937), mais aussi sur Dante, Karin Boye, le temple d'Angkor Vat et Héraklès... Mais le mystère reste entier. Le philosophe Jean-Luc Nancy, revenant sur les condamnations à répétiton de Heidegger et, plus particulièrement, sur la "possibilité, théorique et historique d'un pareil fourvoiement" (celui de Heidegger mais aussi de tant d'autres), il caractérise bien la réception de cette question: elle est "délaissée, sinon écartée" (voir les Chroniques philosophiques de Nancy, éditions Galilée, 2004). Ceci rejoint en quelque sorte l'appel pressant venant de divers lieux de la gauche éclairée (les regrettés Losurdo, Salem, Samir Amin, par exemple) posant l'exigence et la nécessité de reprendre à zéro le bilan historique du siècle court. Mais, là, on s'éloigne de Peter Weiss.

Pas tout à fait, en réalité. Lui aussi, avec d'autres mots, dans un autre contexte, parle de la nécessité de forger de "nouveaux concepts politiques utilisables". Les "Justes" qui peuplent son roman l'ont payé au prix fort, presque tous décimés, jetés dans la fosse commune d'un oubli dont on ne peut ignorer, aujourd'hui, à quel point il a été voulu et programmé. Des gêneurs, les partisans allemands. À la fin de la guerre, en 1944 et 1945, personne ne voulait entendre parler d'eux. Déjà, l'ennemi n'était plus à Berlin, mais à Moscou. Déjà, les États-Unis se préparaient à établir "leur empire sur le monde". La guerre allait se poursuivre, par d'autres moyens. C'est sur ce adieu que Peter Weiss termine. Afin que nul n'oublie. Afin que chacune et chacun refasse le bilan de son héritage.

Notes

1: La plupart des combattants de l'ombre sont sur Wikipedia, suffit d'aller voir. Les onzes suppliciés de Plötzensee: Hans Coppi (ouvrier, 1916-42), Horst Heilmann (soldat, 1923-42), Rudolf von Scheliha (diplomate, 1897-1942), Ilse Stöbe (journaliste, 1911-42), Elisabeth Schumacher (artiste, 1904-42), Kurt Schumacher (sculpteur, 1905-42), Arvid Harnack (juriste, 1901-42), Libertas Schulze Boysen (petite fille du prince d'Eulenburg et Hertefeld, 1913-42), Harro Schulze Boysen (soldat, 1909-42), Johannes Graudenz (photographe de presse, 1884-1942), Kurt Schulze (fils d'ouvrier, radio-télégraphiste, 1894-1942). On ajoutera, personnages centraux, Max Hodann (médecin et sexologue, 1894-1946) et sa compagne en Espagne Lise Lindbaek (première femme norvégienne correspondante de guerre, 1905-61), la "miraculée" Charlotte Bischoff (révolutionnaire professionnelle, 1901-94), Rosalinde von Ossietsky (comédienne, 1919-2000) et Olof Aschberg (banquier suédois sympathisant des blochéviks, 1877-1960).

2: Dans le dédale narratif de l'Esthétique, à signaler encore, courant tel un fil rouge, le désarroi et les interrogations des combattants clandestins (et de Peter Weiss) devant les coups de barre politiques du grand parti frère à Moscou (grandes "purges" de 1937-39, la ligne "classe contre classe" du Komintern en 1928 faisant volte-face en 1935 avec une ligne "front populaire" en 1935). Significatif: dans leurs cellules cloisonnées, sans cesse sur le qui-vive, l'information, difficilement vérifiable, arrive au compte-gouttes, mais la nécessité du Parti, son irremplaçable réseau de soutien, sa puissance de frappe (sans cela, sans l'Armée rouge, les nazis n'auraient jamais été vaincus), ne laissera guère de place aux hésitations.

3: Un mot sur la traduction. Presque tous les noms de lieux suédois sont massacrés, la Banque nationale (Riksbank) devient "Reichbank" (sic), le pont du Roi ("Kungsbron") à Stockholm est transformé en "le pont de Kung" (re-sic) et la vieille capitale Sigtuna, en "Sigtna", etc. Un doute existe également sur le caractère intégral de la traduction: la réédition de 2017 compte 889 pages, contre 986 dans la première édition Klincksieck de 1989-93 (voir la discussion du groupe "Pour une réédition de l'Esthétique de la Résistance en français" sur Facebook). Une comparaison minutieuse relèverait du travail monacal de bénédictin (avis aux moines désœuvrés). Mais ce ne sont que microfissures dans le splendide monument.

4: En complément de lecture, on se reportera au compte rendu de Martin Rass paru en août chez Diacritik https://diacritik.com/2017/08/18/peter-weiss-je-ne-lai-jamais-embrassee-nous-sommes-restes-moralistes-nest-ce-pas-lesthetique-de-la-resistance/ ainsi qu'à la rubrique "Die Ästhetik des Widerstands" du site Deacademic http://deacademic.com/dic.nsf/dewiki/332421 (c'est en allemand).

Peter Weiss, L'esthétique de la résistance, 1974-81, réédition Klincksieck, 2017, 888 pages (trad. de l'allemand, Éliane Kaufolz-Messmer), 29 euros.

Cet article a été publié à l'origine dans une version légèrement écourtée dans le n°5 de la revue Lava (été 2018) - https://lavamedia.be/fr/product/numero-5/