Läst/Lu/Read - Févbruari 2017

1. Mikhaïl Boulgakov (1891-1940), Le Maître et Marguerite, 1940, édition Livre de Poche 1975 (trad. Claude Ligny) offerte par Lise Blanmailland, sortie de la boîte à trésor de sa cafétaria-bouquinerie La Vieille Chéchette (https://chechette.be/), roman à tout point de vue envoûtant par la féerie picaresque de ses dialogues, ses personnages (le chat Béhémoth, espiègle joueur d'échecs!), sa technique d'emboîtement (intercalé, le fantasque procès de Jésus tel que "vécu" par Ponce Pilate!): composite comme le personnage de Boulgakov lui-même, protégé de Staline abhorrant le système soviétique, préférant de loin les réceptions à l'ambassade des États-Unis à Moscou. Ce qu'il a voulu dire par ce roman, cependant, voilà qui m'échappe; un ami au jugement sûr m'a dit que le sujet en est l'Amour. Va falloir que je le relise...

2. Shakespeare (1564-1616), Coriolanus, 1605-10, Oxford World's Classics paperback, 1998 (2nd hand). Not one of his more feted & word-wizardly plays, the drama is set in Ancient Rome and tells the deadly fate of Caius Martius (aka Corialanus), a warrior-general too proud to smirk, too hot-headed to avert the effects of insidious & damaging rumour-spreading. It reminded me somewhat of Büchner's fiery school-paper (1830) in defense of Cesar-rival Cato the Younger who choose death before dishonour. Büchner, I read a few years ago, quite an extraordinary chap (you'll find the basics here http://www.wsws.org/en/articles/2014/01/11/buch-j11.html).

3. Theodor Adorno (1903-1969), Le conflit des sociologies, textes de théorie critique sur les sciences sociales s'étalant de 1940 à 1969, éditions Payot, 2016. C'est du costaud. Cible principale du dialecticien Adorno (où on retrouve Weber, Popper, Koestler), la tendance lourde ("empiriste") à vouloir faire parler les faits par eux-mêmes sans tenir compte du cadre général (socio-économique, rapports de classe) qui les détermine, donc le refus de la théorie explicative (le Grand Récit, comme on dit). J'ai noirci sept pages dans mon carnet de notes. Je reprends, révélatrice, l'anecdote de la femme automobiliste qui, ayant commis un impair au volant, soumise, s'en excuse après avoir insultée par un quidam: "la logique objective, note Adorno, "qui légitime aussi bien l'impudence de l'homme que l'humilité avec laquelle la femme se catalogue elle-même comme un usager de la voiture pas tout à fait à la hauteur du produit et comme une pécheresse envers le code la route" signe le fait "que les consommateurs soient à proprement parler les appendices de la production". Épitaphe pour les temps présents. C'est page 377. (Traduction de l'allemand et de l'anglais: Pierre Arnoux, Jacques-Olivier Bégot, Julia Christ, Georges Felten et Florian Nicodème).

4. Martin Heidegger (1889-1976), Essais et conférences, réunion de textes produits 1936-1953, édité en français (trad. André Préau) par Gallimard, 1958 (2e main). J'ai acheté par curiosité. Monsieur H. est passablement obscur, assez poétique par moments mais d'une absolue candeur inculte dès lors que son regard se hasarde en dehors de sa tour d'ivoire, cette ouvrière, par exemple, dont il dit qu'elle "se sent chez elle dans la filature" (sic). C'est page 171. Pour le reste, voir ce que j'ai écrit après l'avoir lu: http://www.erikrydberg.net/articles/heidegger

5. Louis Guilloux (1899-1980), Le pain des rêves, 1942, dont j'ai par chance trouvé l'édition originale Gallimard (1942, 22e édition) et que j'ai relu sur ce délicieux mauvais papier de pénurie (2e guerre, Stalingrad était proche). Guilloux est un très grand écrivain qu'on nommera volontiers prolétarien en vertu de savoirs aujourd'hui perdus: ces jours (début mai), la lecture en grande diagonale de l'essai de la romancière Sophie Divry sur la question du roman (Rouvrir le roman, éd. Noir sur Blanc, 2017) illustre à quel point le désastre théorique a crétinisé une grande partie de la gauche, famille dont elle se dit la proche parente. Parlant des auteurs qui ont a cœur le sort des opprimés, elle fourre, dans un même sac "prolétarien" (mot qu'elle n'utilise jamais), les "couches basses" (sic) que seraient les "clochards, immigrés, paysans, Noirs, ouvriers, etc." (re-sic). Misère de misère! Bon, Guilloux, lui, il a et le cœur et la tête à gauche. Il faut relire. Il y a chez lui, dans sa peinture de la grande pauvreté (jamais misérable, toujours fière), un hymne à une dignité qui se révèle surtout dans les classes dépossédées de tout sauf de leur infinie liberté intérieure. Pour quelques détails biographiques, voir:
http://cjb-frachet.blogspot.be/2014/09/louis-guilloux-uvre-et-biographie.html

6. Elmar Grin (1909-1999), La dernière meule de foin (1951), éd. du Progrès, Moscou (trad. R. Rodov), illustré des dessins de A. Vasin, reliure soviétique indestructible, trouvé chez Flore, bouquinerie Aurora, la caverne d'Ali Baba des férus d'introuvables soviétiques. Cette acquisition entre dans mon envie de me faire une idée de ce qu'était la vie quotidienne en URSS et où mieux l'entrevoir que dans la littérature d'époque? L'ensemble de récits ici est situé à la région frontière entre l'Union soviétique et l'Estonie, dont elle faisait alors partie (depuis 2004, intégrée Otan-UE), dans un milieu rural où le modèle de la ferme collective cherchait à s'imposer, non sans réticences chez les paysans du cru. Bref, énième célébration de l'Homo Sovieticus. Du point de vue littéraire, ce n'est pas fameux. Mais cela se lit tout de même agréablement: il y a dans toute cette littérature (deux blocs d'étagères pleines chez Aurora) une foi dans une société meilleure qu'on ne peut que considérer comme admirable. Détail amusant, connaissant le cliché voulant que, en URSS, tout écart idéologique aurait été proscrit: à fin du premier récit, le citoyen modèle soviétique est envoyé au tapis par un paysan d'un coup de poing puissant, accompagné d'une jolie invective: "De quoi es-tu donc si content, sale brute soviétique?" Ah! on pouvait donc écrire ainsi, et se faire publier, sans problème... Cela change un peu de la pensée orthodoxe dans le "glacis occidental" qui veut que l'URSS ne comptait que des dissidents et de pauvres créatifs brimés dans leur talent.

7. Pablo Neruda (1904-1973), Tes pieds je les touche dans l'ombre, poèmes "retrouvés" dans les fonds de tiroir, écrits entre 1954 et 1973, édition bilingue chez Seghers, 2016. Cette fois, un poète prolétarien. Un des plus grands et joliment édité ici avec facsimilé des manuscrits et texte original en regard de la traduction de Jacques Ancet: d'un côté, les mots chantent, de l'autre, une manière de guide pour y entrer. On n'en citera ici que trois lignes, celles où se regardant dans le miroir de sa vie passée, Neruda fredonne une compassion pour celui qu'il a été, et est toujours:
soy yo mismo
tan tanto, tan remoto,
tan desierto

(que le guide rend en regard: "c'est moi-même / si crétin, si lointain / si désert")
Sur Neruda, voir en sus: http://pablo-neruda-france.blogspot.be/

En ce court mois de février, sept livres seulement. On se rattrapera en mars (20 livres) et en avril (12 livres). Patience...